ÉPISODE 1
Roch Hachana à Strasbourg. L'éternel retour du même. Les regards circonspects de la chorale balaient la Grande Schul et constatent comme chaque année, mais comme si c'était la première fois, que quand même, il y a de moins en moins de monde. Elle est loin, l'époque où on devait ouvrir la salle René-Hirschler au fond pour accueillir, avec un peu de dédain, les fidèles non à jour de leurs cotisations. D'autant que cette année c'est tombé en semaine, ça veut dire que les exilés à Paris ne rentrent pas. Et puis de plus en plus de parents font le trajet dans l'autre sens, vont passer les fêtes avec leurs enfants et petits-enfants à Paris, Jérusalem ou Londres. Sur le parvis de la synagogue, Simon consulte discrètement l'heure sur son téléphone. 20h15. Il va se faire copieusement engueuler. À moins qu'une de ses cousines ne soit plus en retard que lui.
Devant le Conseil de l'Europe qui sommeille près du parc de l'Orangerie, Simon croise un sexagénaire en pardessus, costume, cravate, la tête découverte, l'uniforme bien en place de la bourgeoisie juive rhénane. Le monsieur hoche imperceptiblement la tête en expirant un gut yen tef, dont il ne reste à la sortie qu'un « tyeuneteuf » guttural. Impossible pour Simon de remettre le type en question, Bloch, Weil, Lévy ou Dreyfus, avocat, médecin ou représentant, rayez la mention inutile. 20h25. Simon presse le pas.
Les deux longues tables dressées dans le salon, les meubles écartés sur le côté, les chaises presque dos au mur et le vacarme incessant des conversations les unes par-dessus les autres, passe-moi les olives de Mami, il reste du miel j'ai pas eu de miel moi, pourquoi y a pas de bouteille de vin sur notre table, c'est la table des enfants, les enfants ils ont tous 30 ans maintenant, pourquoi tu te plains c'est du vin casher… Simon passe les plats et écoute d'une oreille la litanie apocalyptique de son cousin Nathou – en attendant que sonne son heure. « Va y avoir une crise du crédit, c'est pour 2019 ou 2020, ça fait dix ans que les Américains impriment du cash et y a rien derrière. » Nathou est lancé. 35 ans, un milliard de dollars sous gestion sur du spread de risque en volatilité ou peut-être l'inverse. Et depuis dix ans et la crise des subprimes, Nathou cherche une solution de repli dans l'hypothèse probable de la fin du monde, effondrement économique général, prise de pouvoir des fascistes, guerre civile avec les islamistes et plus globalement organisation d'un nouvel holocauste, cette fois à l'échelle de la planète. Donc la question se pose et se repose de Roch Hachana à Pessa’h, « où partir ? ». Israël et les États-Unis, candidats historiques évidents, sont vite écartés en raison de leurs fragilités économiques et stratégiques. Pendant plusieurs années, il était question du Panama, qui combine les avantages d'un cadre financier protégé, voire dissimulé, d'une communauté juive ancienne et bien intégrée et d'un climat favorable. Néanmoins, au regard de l'évolution de la situation, Nathou ne peut plus s'en remettre à un État dont les ressources militaires sont notoirement insuffisantes. En attendant, ses yeux cernés et ses gestes fiévreux illustrent mieux que son discours qu'il est à court de solution. Simon lui suggère charitablement la Nouvelle-Zélande mais Nathou balaie la proposition d'un revers de la main, toutes les grandes fortunes de la tech et de la finance sont déjà sur le coup, il n'a pas les épaules. Simon se demande où cela le situe lui-même, avec son salaire de maître de conférences en science de l'environnement à Montpellier 2.
Ça y est, sa mère approche avec l'assiette qu'elle a préparée pour lui. Simon rentre la tête dans les épaules dans l'espoir de passer inaperçu. Trop tard. Son oncle André dresse le menton. Pourquoi Simon ne prend-il pas de bœuf ? C'est quoi cette histoire de menu alternatif ? On n'est pas à la Lufthansa. Végétarien. Le mot est lâché. Pourquoi ce Juif est-il différent de tous les autres Juifs – qu'est-ce que c'est que cet interdit alimentaire étrange ? Les yeux se tournent vers lui, souvent accompagnés de ce petit sourire et de cet éclat d'ironie dans le regard que jettent les vieux sachants au jeune naïf qui a cédé aux sirènes de la croyance du jour. Simon savait que les Pharisiens prendraient son geste pour une remise en cause du dogme, que cela susciterait le scandale au sens christique du terme. Ça ne manque pas. André démarre une élucubration talmudique inspirée de ces vidéos de rabbin dont il s'abreuve sur YouTube. L'écologie, l'antispécisme, le culte de la nature, les rituels païens. D'ailleurs Hitler adorait les animaux, ne manque pas d'interjecter sa tante Corinne, jamais à court d'une observation historique riche d'enseignement. André rattrape la balle au bond, fait étalage de son savoir, égrène les terribles punitions divines qui attendent les pêcheurs, au nombre desquelles il compte le terrorisme palestinien et les méfaits des Arabes en général (qu'il ne semble pas nécessaire de préciser tant ils sont nombreux et évidents), le matraquage fiscal et globalement tout ce que l'assistanat a créé d'injustices sociales en France en faveur des fainéants (souvent des Arabes) et d'ailleurs il est grand temps de foutre le camp en Israël avant l'islamisation définitive de l'Europe. Simon se demande si, dans le cas de son oncle, on peut parler de radicalisation sur Internet. Nathou hausse les sourcils et soupire, fuir en Israël aujourd'hui, c'est se réfugier sur le tas de foin quand la grange a pris feu. Simon revient à son plat de riz aux lentilles – dont il a dû prouver à sa mère, Wikipédia à l'appui, qu'il contenait plus de protéines qu'une côte de bœuf. Il espère que la tempête est passée. Mais non, il est rappelé à la barre. C'est quoi ces histoires alors ? Simon se lance sans conviction dans l'exposé laconique des volumes d'émissions de carbone de l'élevage industriel et ses conséquences sur le réchauff- « Ça, c'est quand même des considérations d'enfant bien nourri », le coupe tatie Michèle, prenant courageusement la parole au nom des damnés de la terre, elle qui n'a jamais manqué de rien si ce n'est de patience et de générosité.
Simon rêvasse, il se console en s'imaginant que peut-être, avec l'extinction des abeilles et l'impossibilité de trouver du miel pour tremper la pomme, Roch Hachana sera repoussé sine die dans les années à venir. Tout espoir n'est pas perdu.
Illustration : Raphaëlle Elalouf.
Publié le 31/05/2019