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Le cercle et le caroubier

Ecrit par Rencontre avec Gérard Garouste

Gérard Garouste est un peintre, sculpteur et graveur français de renommée internationale qui entretient avec le judaïsme, la Bible et le Talmud un lien très particulier. Il nous reçoit dans son atelier parisien pour évoquer, entre autres, la figure talmudique de ‘Honi, le traceur de cercle.


Gérard Garouste, comment en êtes-vous venu à la peinture ?

Tout commence dans l’enfance. J’étais en situation d’échec scolaire. Un échec cuisant pour le gamin dyslexique que j’étais. J’avais par ailleurs, très tôt, des hallucinations et une sorte de voix intérieure qui faisait de moi un enfant inadapté. Je n’ai mis des mots sur tout cela que bien plus tard, en faisant une psychanalyse, mais j’ai été vraiment traumatisé par cette voix qui me poussait à l’échec. Eh bien, voyez-vous, comme quelqu’un qui se noie et qui agite ses bras pour rester à la surface, j’ai agité mes mains, j’ai commencé à dessiner pour exister, pour me construire une personnalité autrement que par des compétences scolaires. Dessiner, c’était une façon de survivre, d’exister aux yeux de la maîtresse et de mes camarades.

Ce n’est donc pas un hasard si, des années plus tard, j’ai créé La Source, une association qui vient en aide, par l’art, à des enfants en difficultés sociales et psychologiques. Nous les encourageons à reprendre confiance en eux. Ensuite, c’est au contact de mon oncle que tout s’est joué. Mon père était très colérique et incapable de m’éduquer. On m’a donc envoyé à la campagne chez la sœur de ma mère et son mari. Cet oncle était un personnage merveilleux, un Italien à qui je dois ma conscience d’artiste. Il était un peu la honte du village, fils de bûcheron et lui-même maçon, tailleur de pierres, coiffeur… et il faisait ce qu’on pourrait appeler de l’art brut. Il récupérait des objets insolites et je me souviens notamment des épouvantails improbables qu’il avait conçus pour son potager avec des éléments récupérés sur des chantiers. J’étais son seul admirateur et notre complicité a été décisive dans mon parcours. Certaines de mes œuvres, actuellement exposées au parc de Saint-Cloud, ne sont pas sans rappeler, même si elles sont en bronze, ces souvenirs d’enfance. Plus tard, j’ai été envoyé en pension où j’ai noué des relations amicales importantes, avec Jean-Michel Ribes, notamment.

Vous avez ensuite fréquenté les Beaux-Arts ?

Oui, mais je n’y ai rien appris. Outre le restaurant universitaire, l’intérêt était surtout le sursis militaire dont bénéficiaient les étudiants des Beaux-Arts. Et puis on n’avait pas besoin d’avoir son bac pour y entrer. J’aurais aimé y apprendre les techniques artistiques, comme le fait le Conservatoire en musique. Mais ce n’était pas le cas. Cela a changé après 68, mais je n’y étais plus. En fait, j’ai appris à peindre en autodidacte, en fréquentant les musées et au contact des restaurateurs de tableaux. Ensuite, j’ai été auditeur libre à l’École du Louvre. Et là, en étudiant l’histoire de l’art, j’ai découvert Marcel Duchamp et ses ready-mades. Tout pouvait devenir art. Et je me suis demandé : mais que peut-on donc peindre après Duchamp, si tout est art ? Eh bien, c’est comme au jeu de l’oie : quand on est coincé, on fait marche arrière. Il m’a paru évident qu’il fallait revenir à la case départ, à la peinture de Poussin, par exemple. Ce dernier m’a inspiré les fonds très rouges que vous retrouvez dans mes tableaux. Héritier de Duchamp, Ben disait : « L’art c’est l’espace qui est entre mes doigts de pied. » Autrement dit, tout est art. Mais alors, me suis-je dit, si tout est art, l’art n’est rien. Et il faut revenir à l’avant-Duchamp. En revenir à l’ébauche. Le Tintoret, Le Greco, Goya, Manet. Et Giorgio De Chirico, que j’apprécie particulièrement. Alors que Duchamp « casse tout », Chirico justifie avec humour son intérêt pictural pour les vues de Venise par le fait que « c’est beau ». Peindre ce qui est beau, tout simplement. C’est la réponse à Duchamp. Et, comme Poussin, je me suis intéressé aux grands mythes.

Qu’en est-il de votre relation au judaïsme ?

Comme le dit le rabbin Rivon Krygier, ma relation au judaïsme est paradoxale car elle commence avec un père antisémite qui a spolié des biens juifs. Plus mon père vieillissait, plus son antisémitisme se durcissait. Un antisémitisme chrétien accusant les Juifs de déicide. Un jour, je devais avoir 5 ans, en route vers l’école nous passons de très bonne heure devant une boulangerie. Je m’étonne qu’elle soit déjà ouverte et mon père m’explique que le boulanger travaille toute la nuit pour que son pain soit prêt au matin, « ce que jamais un Juif ne ferait, car ils sont paresseux ». Je me suis peut-être dit, « alors, être Juif, ce n’est pas si mal ! » Et je me suis intéressé aux Juifs. Allez savoir comment fonctionne l’inconscient… mais ma première petite amie était juive. Et, bien plus tard, je me suis marié avec Élisabeth, qui venait d’une famille juive athée mais très attachée au judaïsme. J’ai découvert une manière de pensée complètement nouvelle, une certaine façon de se remettre en question. Mon intérêt pour le judaïsme n’a cessé de croître. La lecture de La Mémoire d’Abraham de Marek Halter a beaucoup compté. Comme plus tard la rencontre avec Marc-Alain Ouaknin. Et j’ai fini par introduire le chabbat dans la famille de ma femme !

Cela a-t-il influencé votre peinture ?

Mes propres rêves ont été une précieuse source d’inspiration. Je me suis aussi passionné pour Dante. Ensuite, sont venus Rabelais et Cervantès que j’ai mieux compris à la lumière des enseignements de Marc-Alain Ouaknin et à ma découverte de la kabbale lourianique. La Bible, le Talmud et la kabbale fourmillent de récits étonnants. J’étudie le Talmud chaque semaine avec Marc-Alain. Il y a dans les récits talmudiques (agadot) des trésors inexploités. Chagall a peint de nombreuses scènes bibliques. Mais personne n’a mis en peinture les merveilles du Talmud. C’est ce que je fais.

Par exemple avec la figure de ‘Honi, le traceur de cercle.

Oui, je lui ai consacré plusieurs tableaux. C’est un personnage étonnant. Le Talmud raconte à son propos des choses folles. Et pourtant, il a bien existé et on peut voir sa tombe dans le nord d’Israël. En français, on oppose les classiques et les modernes. On aurait du mal à envisager, dans un même mot, l’idée de « classique et moderne » à la fois. À Prague, la synagogue « Vieille-Nouvelle », Alt-neu Shul, dit pourtant en un seul mot cette rencontre passé-futur. C’est précisément ce qu’incarne ‘Honi, ce sage qui traverse le temps et fait le pont entre trois dimensions : le passé, le futur et un entre-deux impensable, celui de son long sommeil de soixante-dix ans. C’est très juif, cette façon de faire se rencontrer le passé et le futur. C’est comme en hébreu biblique, une seule lettre, le vav conversif, placée devant un verbe peut le faire passer du futur au passé ou du passé au futur. Parce que tout est lié. C’est ce que comprend ‘Honi : le futur est déjà présent et il se construit dès aujourd’hui. C’est ce que symbolise son caroubier dont le Talmud dit qu’il pousse en soixante-dix ans : ‘Honi découvre que le présent a été « planté » hier et que ce que nous plantons aujourd’hui poussera plus tard. J’ai peint un tableau qui n’a en apparence rien à voir et qui s’appelle Le Pont de Varsovie et les ânesses. On y voit au premier plan un vieillard juif, au sol, en train de mourir. Derrière lui, il y a des ânesses. Se dresse aussi le pont en bois qui reliait les deux parties du ghetto. Et là, j’ai placé le caroubier de ‘Honi ! Que fait-il là ? C’est une autre forme de pont… celui qui relie le passé et le futur. Le caroubier de la mémoire qui nous invite, comme ce sage a pu le faire, à penser le monde avec un regard qui embrasse le passé, le futur et l’entre-deux. C’est en réalité un thème qui m’obsède depuis longtemps et que j’ai travaillé de différentes façons. Quant aux ânesses du tableau, ce sont celles de ‘Honi : elles symbolisent le lien entre les générations.

‘Honi a osé défier Dieu en exigeant la pluie et en traçant un cercle autour de lui en déclarant qu’il n’en sortirait pas tant que Dieu n’aurait pas exaucé ses prières.

Oui, et j’aime son audace. Dans l’une de mes représentations de ‘Honi, un tableau intitulé ‘Honi et son cercle, j’ai imaginé ce cercle sous la forme d’une corde. Et si vous faites attention, les boucles de la corde forment deux lettres hébraïques, le aïn et le beth, ce qui correspond en valeur numérique (guématria) à 72, allusion au « nom divin de 72 lettres » dont parle la tradition. On dit en effet que ‘Honi a juré sur le grand nom divin qu’il ne sortirait pas de son cercle tant qu’il n’aurait pas été exaucé. Mais les gens qui voient ce tableau ne le comprennent pas forcément. Et j’aime bien l’idée que la compréhension d’une œuvre ne soit pas immédiate. C’est comme un texte biblique ou talmudique, que l’on comprend peu à peu si l’on s’intéresse à chaque détail et qu’on en saisit la symbolique. Je ne suis pas pressé que le spectateur comprenne un tableau. Parfois, quelqu’un m’interroge sur tel ou tel détail et je donne quelques explications. D’ailleurs, dans ce même tableau, il y a des oies. C’est un clin d’œil à un autre grand sage du Talmud, Rabba bar bar ‘Hana. Le Talmud est une incroyable source d’inspiration. Tout comme Kafka, d’ailleurs, sur lequel je travaille en ce moment.


Honi : l’éthique de la responsabilité

‘Honi est un sage de l’époque du deuxième Temple évoqué dans le Talmud. On raconte notamment (traité Taanit, p.23a) que le peuple vint le trouver en période de sécheresse pour qu’il exige de Dieu que la pluie tombe. Il pria, mais en vain. Avec audace et détermination, ‘Honi traça alors un cercle et dit à Dieu qu’il n’en sortirait pas tant que la pluie ne serait pas tombée. Et il fut exaucé.  ‘Honi, qui vit à l’écart des institutions rabbiniques de son temps, est un homme juste dont les mérites sont tels qu’il est sollicité pour intercéder auprès du Créateur. La tradition juive considère que le rôle du juste nécessite parfois qu’il s’oppose courageusement aux décisions célestes. Plusieurs grandes figures illustrent à merveille cette attitude. On la trouve déjà chez Abraham qui négocie avec Dieu le salut des habitants de Sodome (Genèse 18) ou chez Moïse (Exode 32) prenant la défense de la génération du veau d’or.

Le prénom de ‘Honi a pour étymologie le mot ‘hen, la grâce et la supplication. L’inversion de ce mot forme le prénom Noa’h, Noé. ‘Honi est l’inverse de Noé, qui, lui, ne s’opposa pas au Déluge décrété par Dieu. ‘Honi incarne donc le sens des responsabilités.

Le Talmud poursuit son récit de la vie de ‘Honi par une étrange anecdote : « Toute sa vie, ce juste fut troublé par le verset suivant : Chant des degrés. Quand l’Éternel ramena les captifs de Sion, nous étions comme ceux qui font un rêve (Psaumes 126,1). “Est-il possible d’être comme dans un rêve pendant soixante-dix ans ? Qui peut dormir pendant tant d’années ? “ Or, un jour, alors qu’il marchait sur une route, il vit un homme qui plantait un caroubier. “Combien d’années faut-il pour qu’un caroubier porte ses fruits ? “ lui demanda ‘Honi. “Soixante-dix-ans.“ “Et tu ne te demandes pas si tu vas vivre encore soixante-dix ans et si tu vas pouvoir manger de ses fruits ? “ L’homme répondit : “Dès ma jeunesse, j’ai trouvé des caroubiers : mes ancêtres en ont donc planté pour moi ; de même, j’en planterai pour mes descendants.“ ‘Honi s’assit pour manger et il eut sommeil. Il s’endormit. Une grotte se forma autour de lui, qui le cacha, et il dormit là soixante-dix ans. Lorsqu’il s’éveilla, il vit un homme qui mangeait des caroubes de l’arbre même que l’autre avait planté. “Sais-tu qui a planté ce caroubier ? “ lui demanda ‘Honi. “C’est mon grand-père “, répondit l’homme. ‘Honi se dit : “J’ai donc dû dormir pendant soixante-dix ans.“ Il constata que son ânesse avait eu une descendance nombreuse. »

Quels enseignements nous donne ce texte fantastique ? Le verset des Psaumes qui perturbe ‘Honi évoque la vie des Juifs exilés, entre la période qui va de la destruction du premier Temple à la reconstruction du second. Leur vie est comparée à un rêve. Existence en apparence futile car elle n’aura servi qu’à préparer la génération future sans avoir en elle-même été l’occasion de grandes réalisations. Une telle existence (soixante-dix ans comparés à un songe) a-t-elle une certaine valeur ? Cette question obsède notre sage. Et le voilà qui rencontre un homme qui plante un caroubier dont il ne verra jamais les fruits. Un arbre qui ne donne ses fruits que soixante-dix ans plus tard, donc pour la génération à venir. ‘Honi, qui dort soixante-dix ans, lui, les verra. Et comprendra que si nous avons des devoirs moraux envers nos contemporains, nous devons aussi nous soucier des générations à venir. Il est de notre devoir de planter en songeant aux hommes qui nous suivront sur terre. Et il nous incombe également de protéger le monde sans abuser de ses ressources. C’est le sens de la belle formule d’Antoine de Saint-Exupéry : « Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants. »

‘Honi a toujours eu le souci des autres. Mais cette rencontre providentielle et son sommeil prolongé lui ouvrent l’esprit sur une autre dimension : celle d’une responsabilité en direction des générations à venir. L’homme au caroubier fut-il le premier rabbin des bois ?

Publié le 21/05/2019


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