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Une écologie hébraïque : la Béthologie

Ecrit par Frank Lalou - Calligraphe

Les lettres hébraïques sont des maîtres de sagesse. La première lettre de la Tora, le Beth, nous apprend comment habiter le monde et quelles sont les limites à respecter pour y demeurer avec sagesse.


Béréshit, au commencement : premier mot de la Bible


Quand Élohim désira qu’il y eut quelque chose plutôt que rien, avant de créer le monde, il fit appel aux lettres pour le façonner. Le grand livre de la Kabbale, le Zohar, mais aussi le Talmud nous offrent une jolie illustration de ces préliminaires de la Création du Monde, le Béréshit. Les lettres, véritables personnages dans la tradition, se présentèrent une à une devant le Très-Haut, afin d’avoir l’honneur de commencer la construction de l’univers. Ainsi, de la dernière, Tav, à la première, Aleph, elles se firent avocates de leurs propres vertus pour avoir la distinction d’être l’Initiale de ce processus encore en cours aujourd’hui. Toutes se placèrent devant le trône et vantèrent leur qualité. Mais chaque fois que l’une d’entre elles détaillait ses bons côtés, YHWH (Dieu) la renvoyait dans les rangs parce qu’elle possède, certes, cette vertu, mais que, malheureusement, elle revêt aussi un aspect négatif. Par exemple, la lettre Tav insiste sur le fait qu’elle est présente dans le mot ÉmeTH, la vériTé, mais YHWH lui dit qu’elle est aussi dans le mot MavèTH, la morT. Elle s’incline et rejoint la file des recalées. Ainsi, toutes les dames de l’alphabet passent à la barre et sont rejetées par les arguments moraux et linguistiques du Très-Haut. La lettre Beth, comme les autres, propose alors un argument de poids : elle est l’initiale du Brakha, la Bénédiction. YHWH accepte la plaidoirie et décrète que Beth sera la lettre qui commencera le monde, car elle le bénit. C’est pourquoi, disent les maîtres, la Tora a pour toute première lettre le Beth de Béréshit.

Mais, en dehors de ce conte, la portée de ce choix du Beth est considérable, car elle indique les limites et les grandeurs de tout ce qui suivra.

La bénédiction du Beth trouve ses bornes dans le dessin même de la lettre. La forme particulière du signe donne toute sa philosophie. Tout ce qui sera désormais créé, et en particulier l’homme qui est le dessein ultime de la Création et le partenaire, devra obéir à ses lignes. Le travail de l’homme se fera dans le cadre du Beth.


Cette lettre a un plafond qui ferme l’accès aux choses du ciel. La conscience de l’homme ne pourra jamais accéder directement aux vérités premières, aux intentions du Créateur. Le Ciel lui est fermé, même s’il le perçoit et le pressent. La potence de la lettre pose comme un couvercle sur ses ambitions métaphysiques. Le ciel est barré par la potence, mais le Shéol est également sans accès, par la base horizontale du trait du Beth. Le Shéol est le lieu où vont les âmes après la mort. Symboliquement, cela signifie que nous ne pouvons pas avoir de communication avec le monde des morts, avec ceux qui sont sous la terre. Cette frontière infranchissable nous fait comprendre l’interdit hébraïque de conjurer les esprits des défunts et de chercher à parler avec eux.

La lettre est encore fermée vers la droite, qui, dans le sens de l’écriture hébraïque, évoque le passé. Quel est le passé du Beth, si ce n’est l’Aleph ?


L’Aleph pour le Beth est inaccessible aussi car sa hampe bloque toute ouverture vers les instants premiers de l’univers, quand il n’y avait rien plutôt que ce quelque chose (ce qui naît du Beth). Concrètement, cela veut dire que nous ne pourrons jamais déceler l’intégralité des secrets de la Création. Nous ne pourrons jamais comprendre pleinement pourquoi il y a eu cet « il y a ». Pourquoi YHWH, à un moment de son histoire, ou plutôt de sa non-histoire, ne s’est plus suffi de lui-même et s’est trouvé dans la nécessité de créer de l’autre ? La lettre Beth nous empêchant de toucher le ciel, nous interdisant de creuser le monde des morts et nous faisant oublier les instants passés de l’Unité de YHWH, que nous reste-t-il, sinon la seule ouverture de la droite vers la gauche, c’est-à-dire l’avenir, la projection, la poussée vers l’avant ? L’homme n’a pas le choix, il ne peut qu’avancer. Modifier et être modifié dans sa dimension à sens unique : l’anthroposphère.

Le seul chemin possible dans le monde du Beth, le devenir


Par le biais d’étymologies croisées, nous allons comprendre pourquoi le Béréshit est non seulement le premier mot de la Tora, mais aussi la première leçon d’écologie. En hébreu, Beth veut dire la maison, comme Eco vient de οἶκος, la maison en grec. Le ciel, l’au-delà, le passé ontologique, nous étant fermés, nous ne pouvons qu’habiter la maison qu’est notre Terre et notre condition humaine. Nous n’avons aucune échappatoire. Nous devons faire avec les limites fixées dès les commencements. S’intéresser aux choses du ciel, aux hypothétiques vies avant ou après la mort, aux commencements nous dispenserait de déployer toute notre énergie à assumer pleinement notre travail sur Terre.

La Terre, laboratoire de l’homme


C’est pourquoi une réflexion sur le corps est absolument nécessaire pour comprendre la pensée hébraïque et la pensée kabbalistique. Le Sépher Yétsirah, livre mystique, même s’il paraît abscons et incompréhensible, situe le corps de l’homme face au cosmos qui l’entoure. Chaque lettre créatrice du monde renvoie à un organe précis du corps humain mais aussi à un corps céleste ou zodiacal, à une direction cardinale. Ce qu’il nous apprend, c’est à habiter le monde et à habiter son corps car l’un et l’autre font partie d’un seul et même processus. Habiter n’est pas une chose à prendre à la légère. L’écologie politique et scientifique ne tente-t-elle pas, elle aussi, de nous pousser à habiter d’une manière responsable le monde qui nous est offert ? Habiter, c’est intégrer tout ce qui nous entoure afin que l’intériorité en soit enrichie. Curieusement, le mot habiter contient (hasard ou pas ?) le Beth de la maison. Nous pourrions jouer sur le mot et dire habether.

Bien habiter le monde, c’est d’abord comprendre que, comme notre corps, il a ses limites. Qu’aucune de ses ressources n’est infinie. C’est économiser, bethmiser, les énergies, les matière premières. C’est comprendre que l’on ne peut pas revenir en arrière, que ce qui est consommé l’est définitivement ; que nous ne pouvons pas tirer de ressources de mines extra-terrestres, en dehors de notre pauvre planète, que nous ne pouvons pas en vouloir aux générations précédentes qui ne pouvaient avoir conscience des effets pervers de l’exploitation à outrance.

Bien habiter le monde, c’est aussi bien habiter son corps, avec ses limites et ses exigences. Tous les excès viennent de la tendance bien humaine à s’abstraire du monde et du corps. Nous ne sentirons jamais assez la matérialité du Tout. Mon corps est un réceptacle total, par l’alimentation, l’ensoleillement ou la respiration.

À l’échelle planétaire, notre tendance à ne voir dans les animaux que nous mangeons, les plantes que nous cultivons, les matériaux que nous exploitons que des chiffres, des courbes ou des histogrammes nous éloigne du réel, de sa finitude et de sa beauté. La méditation sur les grands principes de la Kabbale et de la pensée hébraïque permet de replacer l’homme dans sa maison qu’est l’espace de la Terre et du cosmos et qu’est le temps de sa vie et de l’espèce humaine.

Publié le 12/05/2019


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