Certes, comme le déplorait Rousseau, « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ». Mais le philosophe aurait tout de même pu avoir la clairvoyance d’ajouter qu’à la fin Charlton Heston parvient toujours à le délivrer. Or, après avoir arraché les Hébreux de la maison d’esclavage dans Les Dix commandements (1956) de Cecil B. DeMille et affranchi l’espèce humaine du joug simiesque dans La Planète des singes (1967) de Franklin J. Schaffner, Charlton Heston hérite, dans Soleil vert (Soylent Green, 1973) de Richard Fleischer, d’une humanité qui n’a plus nulle part où se réfugier tant elle s’est évertuée à faire de la planète son propre tombeau.
Sorti en pleine émergence de l’écologie politique, le film de Fleischer est l’adaptation de Make Room ! Make Room ! (1966) de Harry Harrison, roman dont l’action se situe à New York dans l’atmosphère suffocante et polluée d’août 1999. La ville compte désormais trente-cinq millions d’habitants, misérables pour la plupart. Du fait de la pénurie d’eau et de la rareté absolue de fruits, de légumes ou d’animaux comestibles, la population se nourrit d’aliments synthétiques à base de plancton ou d’algues, ainsi que de steaks de « soylent » (contraction des mots anglais soy et lentils, soja et lentilles). Le personnage principal du livre est un policier qui, au cours d’une enquête sur le meurtre d’un homme d’affaires corrompu, entame une liaison avec l’ancienne maîtresse de ce dernier. Puis vient le brutal retour à la réalité du couple, sa séparation suite à une colocation forcée dans un appartement surpeuplé, ainsi que les émeutes provoquées par de nouvelles pénuries alimentaires. En somme, Make Room ! Make Room ! est un roman policier d’anticipation, ouvertement engagé, associant le catastrophisme écologique aux angoisses malthusiennes les plus classiques. Rien de plus. Or, d’un honnête polar écologiste et social, la machine à fantasmes hollywoodienne va tirer une sorte de cauchemar industriel mêlant au cannibalisme, à l’euthanasie et à la marchandisation du corps des femmes les pires réminiscences concentrationnaires et génocidaires.
Ainsi le titre du film, Soylent Green , annonce d’emblée que l’intérêt du récit s’est déplacé en direction de l’enquête sur l’origine du soylent, dont on découvrira à la toute fin du film qu’il est fabriqué à partir de cadavres humains. Plusieurs critiques associèrent ce procédé de réification macabre du corps à la production (légendaire, rappelons-le) de savon humain par les nazis. Autre réminiscence introduite par le film : lorsque la police anti-émeute intervient pour maîtriser la foule, elle fait usage de « dégageuses » (de « scoops » en version anglaise, c’est-à-dire de « pelles »). Il s’agit de gros camions oranges munis de larges godets montés à la manière de la lame d’un bulldozer. Ces dégageuses ont pour fonction de saisir les manifestants par dizaines et de les engloutir dans leur container. La séquence des « scoops » est l’une des plus mémorables de Soleil vert, ainsi que le suggère l’affiche du film signée par l’illustrateur John Solie, qui fait des dégageuses l’élément central de sa composition. Le caractère saisissant de cette séquence tient à la résurgence de l’une des images concentrationnaires les plus traumatisantes. Celle du bulldozer anglais poussant des cadavres nus dans une fosse commune de Bergen-Belsen, en avril 1945 (scène qui fut photographiée par George Rodger, Harry Oakes et filmée par William Lawrie). La réminiscence du bulldozer de Bergen-Belsen s’inscrit avec une parfaite cohérence dans le discours développé par le film au sujet de la dégradation absolue du corps humain : son devenir-objet (les femmes-mobiliers), son devenir-déchet (les cadavres des vieillards « euthanasiés » transportés dans des bennes à ordures), son devenir-marchandise (les cadavres transformés en nourriture).
Mais comment en est-on venu à transformer un plaidoyer écologiste en une effroyable anticipation concentrationnaire ? Au grand dam de Harry Harrison, la MGM confia l’adaptation de son roman à Stanley Greenberg, qui y introduisit nombre de modifications. Scénariste juif ayant servi dans l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale et fervent militant pro-israélien, Greenberg travailla ainsi auprès de Richard Fleischer, lui-même juif d’origine polonaise qui, de 1941 à 1945, rédigea chez Pathé News les commentaires des actualités cinématographiques. Le surinvestissement de la mémoire traumatique des crimes nazis dans le film donne tout d’abord le sentiment que le thème de la catastrophe écologique passe au second plan, la destruction de l’environnement apparaissant dès lors comme un décor parfaitement adapté au sempiternel retour de l’auto-destructivité humaine (l’allégorie de l’anthropophagie). Mais, à y regarder de plus près, une autre lecture est possible. Soleil vert convoque des signifiants concentrationnaires et génocidaires bien identifiés par le public (bulldozer, réification du corps humain, promiscuité extrême, « euthanasie », jusqu’à la figure du vieux sage juif interprété par Edward G. Robinson) afin d’alerter les spectateurs sur la catastrophe écologique en cours. En s’efforçant de conférer une crédibilité aux catastrophes imminentes que nous échouons à prévenir, tant notre tendance à les rejeter du côté de l’impossible inhibe notre capacité d’action, les films de science-fiction accomplissent à leur manière le vœu d’un « catastrophisme éclairé » cher au philosophe Jean-Pierre Dupuy. Nous invitant à regarder la catastrophe en face, ils s’inscrivent bien souvent dans le sillage des commentaires qui furent donnés du fameux vers de Friedrich Hölderlin : « Mais là où il y a danger, là aussi / Croît ce qui sauve. » Le pire des dangers, qui se manifeste au cinéma comme la promesse sans cesse répétée d’un nouvel « Holocauste », en même temps que nous le contemplons, nous ouvrirait donc les yeux sur ce qui sauve. Ou du moins sur ce qu’il nous importe de sauver.
Publié le 24/04/2019