Philosophe et psychanalyste, agrégée et docteure en philosophie, Éliane Amado Lévy-Valensi (1919-2006) a été une des figures majeures de l’École de pensée juive de Paris, une expérience apparue à la Libération et dont l’objectif principal fut la redécouverte des grands textes de la tradition juive à la lumière des questionnements contemporains. Cette écologiste avant l’heure fut la seule femme à initier l’expérience avec des intellectuels dont les noms résonnent avec admiration : Emmanuel Levinas, André Neher, Léon Askénazi et tant d’autres.
À suivre les étapes de la biographie d’Éliane Amado Lévy-Valensi, on retrouve un entremêlement entre l’observation de la nature et l’édification de concepts fondamentaux. Car la référence à la terre mère a joué un rôle ontologique dans l’élaboration des raisonnements lévy-valensiens. Ses engagements écologiques s’appréhendant à l’aune des étapes de sa vie qui les éclairent.
Dans l’enfance d’abord. La botanique figurait en bonne place parmi les passe-temps des femmes de la bonne société pour lutter contre l’ennui. Ce fut donc celui de la petite Éliane Lévy-Valensi qui appartenait à l’aristocratie juive méditerranéenne, héritière de la maison Allatini de Salonique par sa mère et de la bourgeoisie judéo-algérienne par son père. Très jeune, sa mère l’initia donc à la botanique comme elle le confirma dans un article de presse : « Je dois à ma mère… d’avoir su me pencher toute jeune sur ce qui sortait du sol, de découvrir les nervures d’une feuille, de reconnaître un pétale froissé, de deviner, en dehors de toute classification apprise, la parenté de certaines plantes.» La philosophe juive livrait une autre explication de cette passion pour la nature dans un texte inédit : « Je croquais du sucre bébé, en évoquant la mauve suave des iris et des glycines, les grappes inaccessibles, les pétales qu’on ne pouvait toucher sans les détruire. Je n’osais en fait porter ma main sur une fleur. Il m’en est resté quelque chose. Je ne cueille pas. Je respire, regarde, caresse, d’un doigt timide, comme lorsque j’étais enfant. »
Celle qui grandit dans des châteaux en Provence fut toujours entourée d’une nature abondante qu’elle aimait observer. Petite déjà, elle partait explorer en solitaire les terres des propriétés familiales, découvrant les richesses de la flore provençale. Son château de Célony d’Aix-en-Provence était entouré d’oliviers et d’espèces diverses, parfois surprenantes. C’est là que la future philosophe tombera amoureuse de la fleur du câprier, une plante rare en Provence, mais fréquente à Salonique, dont elle débusqua l’odeur dans un amas de broussailles. Âgée d’à peine 8 ans, elle dédia à cette fleur « la pudique, la cachée, l’harmonieuse, celle qui habite un paysage et ne se découvre qu’à celui qui la cherche » un poème. Hasard ou prédestination, elle retrouvera un câprier dans le jardin de Jérusalem où elle habitera bien plus tard.
Éliane dont l’enfance se partageait entre le château de Célony et la Villa Éole, un magnifique château qui dominait la mer à Marseille, restera attachée à ses paysages. Elle le confiera en mai 1940 à son professeur de philosophie à la Sorbonne, le philosophe Jean Wahl : « Pour le moment, je me contente d’une contemplation passive du paysage ; le seul élément personnel de cette contemplation est une certaine résonnance dans le passé, l’écho des souvenirs sur le présent.» Sa terrasse avec une vue plongeante sur la Sainte-Baume était son lieu de quiétude, sa « Terre promise ».
Au début de l’Occupation alors qu’elle était étudiante en philosophie à la Sorbonne, Éliane se mit en quête d’une faculté à intégrer en zone non occupée pour poursuivre ses études. Acceptée à l’université de Toulouse pour préparer l’agrégation de philosophie, elle profita également de cette année universitaire pour préparer un diplôme de biologie (PCB) qu’elle obtint en juin 1941 avec la mention très bien. L’importance de l’étude des végétaux a selon elle une valeur éducative : « Si j’avais un enfant près de moi – ou chaque fois que j’ai un enfant près de moi –, je lui montrerais la poussée silencieuse des plantes. L’éclatement des bulbes en fleur et en feuille, chacun selon son secret, chacun selon sa saison. […] À mon sens c’est plus intéressant et plus formateur que les bébés de Celluloïd, les pétards et les trains mécaniques. » Son amour pour les plantes et sa connaissance pointue en herboristerie seront entretenus tout au long de sa vie.
Cet attrait mêlé à une connaissance apprise pour les choses de la nature influença sa réflexion. Pour elle, le mot terre avait deux connotations qui se rejoignaient par définition même : l’une biblique, l’autre existentielle. C’est pourquoi Eretz et Adama étaient liés, car si la terre « se définit, s’assèche, donne naissance aux végétaux, aux “herbes développant leur semence selon leur espèce”, aux “arbres portant leurs fruits gardiens de leur semence”. C’est la terre encore qui produit les êtres animés et c’est la terre encore, sous le nom de Eretz, qui est soumise à l’homme, créé mâle et femelle dans son essence, à l’image de Dieu ». Il faut savoir que le couple – la création de la femme et homme d’après la Genèse – apparut comme le nœud gordien de la pensée lévy-valensienne. Car au même titre que les racines juives ont été niées dans la réflexion des plus éminents philosophes qui s’en étaient pourtant nourries, elle démontra comment les femmes avaient été oubliées dans le dialogue envers autrui.
D’autre part, elle considérait que le péché originel n’était pas la faute d’avoir mangé le fruit de l’arbre défendu, mais celle d’avoir désuni la femme de l’homme, créés simultanément. Dans sa réflexion, restaurer le couple masculin-féminin revenait à réparer dans le tikoun, la réparation du monde, la faute originelle qui avait brisé l’unité de l’humain, et donc dégradé l’étincelle divine à l’image de l’unicité de Dieu. Le fruit de la connaissance était réhabilité.
Dans sa réflexion pluridisciplinaire de philosophe, psychanalyste et exégète, elle mit en évidence que le sens affleure d’une origine parfois masquée. Ainsi dans la Bible, l’inscrit et le non-inscrit faisaient écho. Le début véritable de toute chose était d’emblée soustrait, à l’instar de l’aleph dans le commencement du récit biblique. En écho, le retour du refoulé réapparaissait dans les charnières de l’histoire. La référence de tout avènement de l’histoire renvoyait à un en-deçà de l’histoire comme l’exprimerait Levinas, ou comme dirait Freud qu’elle aimait citer : « La fleur est toujours dans l’amande. » La métaphore restait végétale.
Par ailleurs, en décembre 1963, Éliane Amado Lévy-Valensi alors professeure à la Sorbonne consacrait un article de presse à un voyage en Israël dont elle revenait. Le champ lexical de la nature s’y trouve particulièrement appuyé. Pour cette psychanalyste, les connotations des mots relevaient de sens enfouis, on l’a vu pour le terme de terre, mais cela valait aussi pour ceux de racine, planter, refleurir… Elle expliquait donc que déjà dans l’avion qui la conduisait à l’aéroport de Lod, elle se rappelait les paroles d’Isaïe : « Celui qui se bénira en la Terre se bénira par le Dieu de la Vérité. Je me réjouirai sur Jérusalem et sur mon Peuple… Ils bâtiront des maisons et ils planteront des vignes. Ils ne travailleront plus en vain et n’engendreront plus des enfants pour les vouer à la terreur… » Éliane y affirmait que depuis vingt ans – et même avant, mais la disparition de sa mère à Auschwitz l’a accentuée – l’angoisse la taraudait et qu’Israël représentait son espoir d’apaisement : « Et il me semblait qu’une angoisse vieille de plus de vingt ans qui déchirait notre cœur de juif en lambeaux éclatés, éparpillés aux quatre coins de l’horizon avec les cendres de nos morts, trouvait ici un suprême apaisement, comme si près d’une tombe enfin apaisée pouvaient refleurir les orangers et les narcisses d’un nouveau printemps.» Les paysages d’Israël la bouleversèrent, mais deux villes suscitèrent particulièrement son lyrisme : Jérusalem et Eilat. Son arrivée dans la cité de David fut un choc accentué par le clair de lune qui éclairait les collines. Eilat la chamboula également. « Ce roc aveugle, ces sables aux glissements imperceptibles sont un appel à la main de l’homme. » « Là où les forces de l’inertie du mal et de la mort ont stérilisé la terre, l’homme, cet Hébreu “bâtisseur du temps” et de l’espace, s’arrimant à la terre, au nord, et, au sud, à la mer, à l’infime parcelle de mer qui lui est laissée, reprend le combat de la nature contre elle-même – et triomphe », écrit-elle. À la lumière de son goût pour la botanique, ces phrases révèlent une nouvelle puissance créatrice.
Après la guerre des Six-Jours, Éliane Amado Lévy-Valensi fut invitée à rejoindre les rangs de la jeune université Bar-Ilan à Ramat Gan, dans la banlieue de Tel-Aviv. Le 1er décembre 1968, elle s’installait dans la rue Hovevei Tsion (« Les amants de Sion ») dans le quartier résidentiel de Talbye. Elle habitait un appartement dans une ancienne maison arabe qui donnait sur un jardin. Le quartier était paisible et Éliane Amado Lévy-Valensi s’était réjouie quand elle avait découvert qu’il y avait un câprier dans son jardin. On a déjà raconté l’importance du câprier chez elle, cet arbre que l’on retrouve au Mur occidental, mettant du temps à s’acclimater, mais qu’il n’est plus possible de déloger une fois poussé, évoquant les jardins de Salonique. À l’intérieur de la maison, les visiteurs étaient saisis d’étonnement en découvrant un philodendron, une plante devenue un arbre qui occupait une grande partie de son séjour. La propriétaire des lieux s’amusait à l’appeler « Jean-Pierre » du prénom de son cousin qui le lui avait offert. Car planter, c’est s’implanter.
Pour la philosophe, psychanalyste et exégète qui répétait à l’envi l’importance du retour au sens originel des faits, des choses et des mots, son emploi des termes liés au champ lexical de la nature n’était jamais anodin. Plusieurs articles d’ailleurs évoquaient ces thématiques comme point de départ d’une réflexion philosophique. Par exemple : « Une fleur entre des pierres » (Information juive, septembre 1971), « Où sont les fruits de l’arbre de vie » (Information juive, février 1979), « Le prunier de Tou Bichvat » (Information juive, mars-avril 1962), « Le pays aux multiples printemps » (Information juive, novembre 1971), « Du Nouvel An des hommes au Nouvel An des arbres » (Information juive, janvier 1976), « La symbolique du désert » (Information juive, décembre 1963).
Pour conclure alors qu’il y aurait encore beaucoup à écrire sur ce lien fait dans son œuvre entre les choses de la nature et les choses de la pensée, Éliane citait cette maxime tirée du Traité des Pères qui pourrait éclairer l’audace de sa réflexion : « Rabbi Yohanan Ben Zaccaï dit : “Si tu as un plant en main et qu’onte dise : Voici le Messie !, plante d’abord ton plant, puis va accueillir le Messie.” » Et la philosophe et psychanalyste juive concluait : « Et sur le fleuve, d’un bord de l’autre, tous arbres à fruit, dont jamais ne se flétrissent les feuilles ni ne s’épuisent les fruits. À chaque nouveau mois, des fruits nouveaux. »
Aquarelle réalisée par I.S.
Publié le 02/06/2019