En 1979, le philosophe Hans Jonas publie un ouvrage intitulé Le Principe Responsabilité, qui repense la philosophie morale à la lumière des nouveaux enjeux environnementaux.
La thèse et l’intuition fondatrice de l’auteur sont contenues dans les premières lignes du livre : « Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. » La démesure des capacités technologiques, alliée à une économie de la productivité sans bornes exigent des limites à ces activités certes, mais plus encore elles exigent de donner une justification à ces limites. L’enjeu du Principe Responsabilité est de pouvoir plier la volonté humaine à ces nouvelles contraintes, afin de réorienter l’action de l’homme envers la nature, et par conséquent envers ce qui détermine ses propres conditions d’existence. Cette question reste en effet actuelle : en dépit des nombreux constats scientifiques indiquant le réchauffement climatique, les multiples preuves de la raréfaction des ressources, quelque chose résiste, non pas tant à la prise de conscience, mais à la réorientation de nos actions. Il est ainsi tout à fait possible de saisir rationnellement la nécessité des prérogatives écologiques, d’accéder à une critique des inconnues de la puissance technologique et surtout des usages que l’homme peut en faire, sans actualiser concrètement les impératifs de notre situation. Doit-on dire alors que la raison ne suffit pas ou ne suffit plus ? Il serait étrange pour un philosophe de renoncer à cette partie de l’homme, sur laquelle est fondée toute sa discipline. Bien plutôt, il faut tout d’abord mieux circonscrire l’ancrage de notre raison, autrement dit refonder l’unité corps-esprit, afin de mieux appréhender notre rapport au monde, et notre positionnement au sein de la nature, ce qui nous indiquera les sources de notre responsabilité à son égard. On peut la décliner d’après trois perspectives : biologique, éthique, métaphysique/théologique, cette dernière étant d’inspiration judaïque, et précisément kabbalistique.
1. Notre situation au sein du vivant.
Hans Jonas, à partir notamment d’une critique du dualisme cartésien, propose en premier lieu une réflexion sur le vivant. Il souhaite augmenter le savoir biologique d’une compréhension existentielle ou phénoménologique. Selon Jonas, en effet, le savoir biologique, depuis les révolutions scientifiques, hérite des structures de la science physique : celle-ci pense le vivant comme de la matière mesurable, inerte. La nature elle-même fut pensée sous l’angle matérialiste, de sorte que l’apparition de la vie devint l’énigme majeure de la biologie. Comment l’organique naît-il de l’inorganique ? Toute la théorie du vivant de Jonas tente de montrer comment la nature est précisément disposée à l’apparition du vivant d’une part, mais aussi à l’apparition de la subjectivité et de l’esprit d’autre part, pour les formes les plus élevées. Il y a donc aussi des prolongements cosmologiques à sa réflexion. La catégorie qui va intéresser notre auteur est dès lors celle du sentir. Toute matière vivante au sein de la nature est composée d’une intériorité, aussi embryonnaire soit-elle, qui permet le sentir, et la formation d’une subjectivité, explicite dans le monde animal, mais qui prend une tournure spécifiquement morale pour l’homme. En effet, cette dimension intérieure est la source de la conscience de soi, approfondie, se séparant du monde extérieur, y projetant son imagination, bref, se libérant de la « causalité » externe. L’homme éprouve ainsi sa liberté morale, son autonomie, mais aussi sa liberté de transgression. Ce détour par le biologique importe donc, parce qu’il montre le processus de l’autonomie à l’œuvre dans la progression du vivant, d’une autonomie qui peut aller jusqu’à l’oubli de ses racines, aboutissant alors à une perception déformée de la nature, comme étant étrangère, hostile, voire indifférente. Ces positions se retrouvent dans l’histoire de la philosophie comme autant de positionnements de types existentiels : il se peut que l’homme éprouve une profonde solitude au sein d’un univers silencieux, voire hostile, car dominé par le néant, et qu’il s’y sente en outre abandonné. Le but de Jonas est de dépasser ce sentiment de séparation en revenant précisément au corps de la nature et à ses sollicitations.
2. L’éthique du futur.
Puis, une fois ces réflexions sur le vivant étayées (dites phénoménologiques), Jonas s’engage dans la légitimation d’un nouvel « impératif catégorique » répondant au problème écologique. Hérité du philosophe Emmanuel Kant, l’impératif catégorique est une loi morale, une maxime valant universellement. Il doit donner un repère à l’action juste. L’impératif énoncé par Jonas est le suivant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ou (..) « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité d’une telle vie » , etc. La différence entre les éthiques précédentes et celle qui est exigée à présent est d’ordre temporel. En effet, la morale réglait jusqu’à présent l’action présente, elle doit désormais prendre en compte un avenir très lointain à cause des conséquences des progrès technologiques. Ces conséquences de l’agir humain sur la nature dépassent le cadre d’une génération. Notre éthique doit ainsi dorénavant anticiper des scénarios à venir et prendre ces horizons régulateurs comme piliers indicateurs de notre retenue quant à notre usage des technologies. Ces scénarios prennent une tonalité dramatique, afin d’établir une « heuristique de la crainte », soit un sentiment d’urgence prompt à stimuler une réflexion éthique. Il ne s’agit certainement pas de renoncer à la science, ni à la technique et à ses progrès. L’enjeu du Principe Responsabilité est de préserver la liberté morale essentielle de l’humanité à venir. Nous n’avons, en d’autres termes, pas le droit de priver les générations futures de cette liberté. Or, si les conséquences environnementales deviennent dramatiques, il est possible que des mesures drastiques, voire despotiques, soient prises, s’il est trop tard, et qu’ainsi les individus soient sommés d’agir sous la contrainte, héritiers des abus des générations précédentes. Il s’agit de se préserver de ces situations ultimes. En dépit d’une stimulation de la crainte, la raison demeure le préalable des impératifs catégoriques, mais une raison sceptique, qui s’interroge sur l’impact technologique sur la nature, les fins de l’homme, et sa « conscience de soi » coextensive au monde vivant dont il dépend.
3. La responsabilité de l’homme, d’après Le Concept de Dieu après Auschwitz.
L’œuvre de Hans Jonas, philosophique, peut être lue au prisme de la tradition juive. Certains concepts peuvent être approfondis grâce à une connaissance de principes juifs, ésotériques ou non. Il semble même que dès ses premiers travaux, sur la gnose antique et sa critique d’un dualisme homme-monde radical au sein duquel l’homme est abandonné et soumis à des forces malveillantes, le contrepoint juif, d’une création au contraire « bonne », soit déterminant. En outre, le concept d’avenir est évidemment central, à la lumière des interprétations du messianisme au sein de la constellation d’auteurs juifs que Jonas fréquentait, et susceptible d’un développement du point de vue de la philosophie juive. Il écrira lui-même dans un article que ce rapport au temps est précisément ce que le judaïsme a apporté à la réflexion philosophique grecque, fondée, elle, sur le cycle éternel de la nature. C’est pourtant son livre Le Concept de Dieu après Auschwitz qui indique un paradigme juif du concept de responsabilité pour le monde. La Shoah nous oblige à repenser le concept de Dieu. Un Dieu absent et semble-t-il alors sans pouvoir. Selon Jonas, la théorie kabbalistique lurianique (d’Isaac Louria, 1534-1572) est alors susceptible de nous orienter vers une compréhension de Dieu soutenable en cette période de l’histoire. Notons que la théorie d’Isaac Louria advient elle-même peu après l’Inquisition et qu’elle répondait entre autres, selon l’historien de la kabbale Gershom Scholem, à un contexte historique et existentiel. Louria soutient que le monde fut créé lors du tsimtsoum primordial, c’est-à-dire d’une rétractation/contraction divine, laissant place au monde. Dieu se retire en lui-même, et laisse à l’homme la responsabilité de la création. Le pouvoir, et ainsi la liberté deviennent les attributs de l’homme. Mais aussi, à l’image de ce mythe de la création, il est possible de prolonger la réflexion sur la mesure d’un renoncement de l’homme à sa puissance, tel que Dieu l’a fait, afin de préserver la pérennité du monde.
Publié le 24/05/2019