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Le naturel et le surnaturel, aspects philosophiques et juridiques de la question écologique

Ecrit par Michael Wygoda - Docteur en droit hébraïque, directeur du département de droit hébraïque au ministère de la justice à Jérusalem

Il existe trois grands modèles de rapports entre l’homme et son environnement : le premier considère l'homme comme faisant partie du règne animal, le deuxième le voit comme appartenant à la nature dans son ensemble, le troisième – qui est celui de la tradition juive – conçoit l’homme comme une créature placée au-dessus de la nature. Ce dernier modèle est celui de la tradition juive.

Introduction

Les mouvements écologiques et surtout leurs branches les plus militantes, comme l’organisation Greenpeace, jouissent d’une très large popularité et d’un prestige dû à leur action au service de l’humanité. Dans certains pays, les Verts ont même remporté des succès politiques remarquables. Quelle est la signification de ce phénomène ? À première vue, ces courants se démarquent des prétentions exprimées par les grands mouvements révolutionnaires qui aspiraient à changer l’homme. Ils concentrent leurs efforts sur un objectif moins présomptueux : la préservation de l’environnement pour permettre au genre humain de continuer à y vivre.

La question des rapports entre l’homme et la nature qui se trouve au cœur du débat écologique est aussi au centre de l’histoire de la sortie d’Égypte. La Tora déclare : « C’est aujourd’hui que vous partez, dans le mois du printemps » (Exode 23,4). Elle revient par la suite sur cette affirmation en d’autres termes : « Prends garde au mois du printemps pour célébrer la Pâque en l’honneur de l’Éternel, car c’est dans le mois du printemps que l’Éternel ton Dieu t’a fait sortir d’Égypte, la nuit » (Deut. 16,1). L’époque de la sortie d’Égypte est donc celle du renouvellement de la nature; mais paradoxalement c’est aussi à ce moment-là que son organisation a été bouleversée et que les lois de l’Histoire ont été violées, comme il est dit : «  Quelle divinité entreprit jamais d’aller chercher un peuple au milieu d’un autre peuple, à force d’épreuves de signes et de miracles, en combattant d’une main puissante et d’un bras étendu, en imposant la terreur, toutes choses que l’Éternel votre Dieu a faites pour vous, en Égypte, à vos yeux » (Deut. 4, 34).

La question philosophique 

Il existe donc trois grands modèles de rapports entre l’homme et son environnement.

Précisons d’emblée que les deux premiers modèles servent de fondement aux mouvements écologiques contemporains qui rejettent la modernité et s’en démarquent fortement. L’un d’eux affirme la suprématie du monde animal sur lequel l’homme n’aurait aucune prééminence ; le deuxième demande que soit reconnue la valeur de l’ensemble de la nature, dont l’homme ne serait qu’un composant parmi d’autres (peut-être le plus nuisible, en raison de son arrogance qui l’amène à se considérer comme tout-puissant et détenteur de droits exclusifs sur le monde). Le troisième modèle est l’héritier de la tradition morale juive, puis, par la suite, de la société moderne libérale et humaniste dans son ensemble (depuis Descartes au XVIIe siècle jusqu’à nos jours). Dans cette acception, la modernité que nous allons définir ci-dessous est l’héritière de la vision juive.

Nous exposerons tout d’abord les deux premières approches qui représentent les nouvelles idéologies écologistes , avant de nous pencher sur la troisième conception et d’étudier sa vision de l’environnement.

L’homme comme part du règne animal

Cette approche, qui est celle de Bentham, Salt et Singer, se fonde, du point de vue philosophique, sur l’utilitarisme. Elle dénie à l’homme toute supériorité sur le monde animal. Elle considère certes l’humain comme un être doué de raison, mais cette qualité ne le dote pas, à ses yeux, d’une valeur morale particulière, puisqu’il existe des hommes dépourvus de toute faculté de raisonner – comme les bébés ou les handicapés mentaux. Pour les tenants de cette approche, un acte moral est un acte qui procure un maximum de satisfaction et de plaisir aux être capables de ressentir le plaisir ou la souffrance. Les hommes doivent donc respecter les animaux puisque ces derniers sont eux aussi capables de ressentir le plaisir ou la souffrance. Cette conception a été à l’origine de la publication en France, en 1978, d’une Déclaration universelle des droits de l’animal. Ce texte proclame notamment que tous les animaux naissent égaux et accuse les hommes de les exterminer.

L’homme comme part de la nature

Il existe une approche plus radicale encore qui se définit comme l’écologie profonde (Deep Ecology). Elle considère qu’il ne faut pas parler de protection de l’environnement car cette expression elle-même relève de l’anthropocentrisme, qui dénie toute valeur propre à la nature et ne se soucie d’elle que dans la mesure où elle sert les intérêts de l’être humain. Pour les tenants de cette approche, l’homme se permet de se comporter comme s’il était le maître despotique et tout-puissant du monde, mettant en danger la biosphère. Parmi les « « dogmes » de cette idéologie, on peut citer les principes suivants : les êtres humains n’ont le droit de porter atteinte à la nature que pour satisfaire leurs besoins vitaux ; pour préserver la vie non humaine – animaux, forêts, fleuves, etc. –, les hommes doivent limiter leur natalité (Arne Naess). D’autres vont encore plus loin et affirment que l’humanité a le devoir moral de restreindre sa population de 90 % (William Aiken). Pour certains, l’homme doit témoigner sa gratitude à la nature qui le comble de ses bienfaits et à qui il faut reconnaître des droits (Michel Serres).

Il s’agit de toute évidence d’un mouvement antimoderniste extrémiste. La modernité, inspirée par le judaïsme, a élevé la raison et la loi au-dessus de la nature et placé l’homme au centre de la création. La Déclaration des droits de l’homme, promulguée par la France en 1789, est pour ces écologistes l’expression même de cette conception anthropocentriste, car elle ne reconnaît qu'aux hommes des droits juridiques. L’écologie profonde rejette cette approche humaniste et présente une conception alternative visant à ne pas laisser la nature à la merci des hommes. Le monde doit passer du statut d’objet à celui de sujet.

Ces tendances se sont exprimées en 1970 lorsque le US Forest Service a octroyé à la firme Walt Disney un permis l’autorisant à aménager une vallée sauvage dans la Sierra Nevada. L’organisation écologiste Sierra Club a présenté un recours contre l’atteinte au paysage naturel provoqué par la transformation de ce secteur en parc d’attractions. Son recours a été repoussé en première instance. Le tribunal a fait valoir que le Sierra Club n’était pas qualifié pour présenter une telle demande puisque aucun des intérêts de l’association n’était menacé. Lorsque l’organisation a fait appel de ce jugement, le professeur Stone  a publié un long article très érudit, dans lequel il posait les fondements d’une reconnaissance juridique des éléments de la nature : les forêts, les lacs, les mers, etc.

En lieu et place du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, les tenants de l’écologie profonde proposent un « contrat naturel ». Selon cette conception, l’homme ne serait qu’une expression parmi d’autres de la vie de la nature. Cette dernière est présentée comme un tout, dont l’être humain ne serait qu’un élément parmi d’autres, et il est bien évident que la valeur de l’ensemble l’emporte sur celle de chacun de ses composants. Comme le disait un écologiste allemand : « Que ce soit un arbre ou un homme qui meurt, dans les deux cas, un être vivant meurt et retourne à la terre » (Meyer-Abisch). Cette approche a parfois conduit à donner une valeur « divine » à l’univers considéré comme saint. On notera d’ailleurs que Spinoza, qui a élevé la nature entière au niveau divin, est très populaire chez les tenants de l’écologie profonde.

Luc Ferry fait remarquer que la première législation systématique sur la protection des êtres vivants et de la nature a été édictée par le régime nazi sous l’autorité personnelle d’Hitler. Il est clair que ce fait ne doit pas conduire à rejeter les exigences concernant la protection de l’environnement. Il s’avère cependant que l’amour de la nature n’est pas forcément en contradiction avec la haine de l’homme. Comment peut-on comprendre cette haine ? À la lumière de ce que nous avons vu jusqu’à présent, on peut proposer l’explication suivante : le fasciste nazi rêve de retourner à la nature et de se fondre en elle. Il méprise la culture et le rationalisme et il leur préfère la nature dans toute sa sauvagerie, qu’il appelle Wilderness . Il n’y a donc aucune contradiction entre l’amour de la nature et la haine de l’homme, surtout lorsque l’homme est considéré comme un être qui défie la nature.

L’homme comme créature supérieure à la nature : l’approche juive et moderne

Face aux conceptions présentées ci-dessus, la tradition juive voit dans l’homme un être hors du commun, non seulement parce qu’il est doué d’intelligence mais surtout parce qu’il dispose du libre arbitre. Cette faculté lui permet d’échapper à ses instincts primitifs qu’il est en mesure de dépasser. C’est le libre arbitre qui confère à l'homme son honneur et son statut. Peut-être est-ce là que réside l'image de Dieu à laquelle l'homme a été créé.

Un merveilleux récit haggadique concernant Moïse  illustre d’une façon aussi éloquente que surprenante la capacité de l’homme à s’arracher au déterminisme naturel. Ce texte raconte qu’un roi arabe avait décidé de comprendre la personnalité et le caractère de l’éminent leader qui avait réussi à libérer les Enfants d’Israël de l’esclavage égyptien. Il soumit cette question aux sages de sa cour qui étaient spécialisés dans l’étude des traits (physionomie) et ces derniers lui répondirent : 

« À en juger par les traits de son portrait, cet homme hautement réputé est un scélérat, orgueilleux, cupide, arbitraire et doté de tous les défauts propres à déshonorer l’âme d’un homme de haut rang. » 

Stupéfait de cette réponse, le roi décida d’aller en personne jusqu’à la tente de Moïse afin de se rendre compte par lui-même de la véracité de ces propos. Et Moïse lui tint les propos suivants :

« Sache que si j’étais vraiment, de par ma nature, doué de toutes les qualités dont tu as entendu parler [au début], je ne serais pas meilleur qu’un bout de bois qui est, lui aussi, dépourvu de tous les défauts de l’être humain. Si c’était le cas, pourquoi serais-je cher au cœur de Dieu et des hommes ? C’est pourquoi, mon ami, je t’avouerai sans honte que la nature m’a effectivement doté de tous les défauts que m’ont prêtés tes sages, et peut-être de vices plus graves encore. Mais, avec détermination, je me suis renforcé, je me suis dominé et j’ai réfréné ces défauts jusqu’à faire de leur contraire ma seconde nature. Et c’est grâce à cela que je me suis fait honorer et apprécier, en haut dans les cieux et en bas sur terre. »

Rousseau explique de la même manière la différence fondamentale entre l’homme et la bête : cette dernière ne peut pas fauter car toutes ses actions sont le résultat d’un déterminisme fixé à l’avance. En revanche, l’homme peut pécher et son honneur réside là, dans sa liberté. Maïmonide  avait déjà adopté une approche voisine dans son commentaire de la parole de nos Sages : « Tout est entre les mains du ciel sauf la crainte du ciel » (Talmud de Babylone, traité Bérakhot p.33b), en soulignant que si l’homme est soumis dans son activité aux lois de la nature, la crainte du ciel – qui représente les décisions morales de l’homme – n’est pas fixée à l’avance ni contrôlée par Dieu. C’est ce qui fait la spécificité et l’honneur de l’homme. C’est à ce sujet qu’il est dit (id. p. 33b) : « Dieu n’a dans ses archives que des trésors de crainte du ciel. » En d’autres termes, le libre arbitre de l’homme est le trésor divin bien que – ou peut-être justement parce que – Dieu a choisi par là-même de ne pas le dominer.

De la théorie à la pratique

Les philosophes des Lumières ont adopté un raisonnement similaire mais ils l’ont poussé beaucoup plus loin, jusqu’à un point où il ne s’accorde plus avec la tradition juive. Le premier d’entre eux, Descartes, ne voit dans l’animal qu’une machine. Selon lui, les cris poussés par une bête battue ne diffèreraient en rien du son émis par une cloche que l’on frapperait. Cette conception est contraire à celle du judaïsme telle qu’elle se dégage de l’interdiction biblique de faire souffrir les animaux .

La supériorité de l’homme sur la bête s’exprime au début de la Tora dans l’injonction : « Croissez et multipliez! Remplissez la terre et soumettez-la ! Commandez aux poissons de la mer ! » (Genèse I, 28). Dieu invite l’homme à explorer son univers, à découvrir ses secrets grâce à son intelligence et à en prendre le contrôle. Mais, au cours de cette conquête, l’homme peut oublier la nature et l’environnement. C’est ce qui s’est passé à l’ère des Lumières et de la technologie : l’homme a enlaidi les paysages, pollué l’environnement, détruit des espèces et porté atteinte au monde dans lequel il vit. Face aux résultats indésirables de cette action, conséquence de la centralité de l’homme dans la nature, l’antique sagesse juive propose dès le début de la Tora un programme destiné à concilier les extrêmes. Certes, l’homme doit prendre le contrôle du monde dans lequel il vit – « Croissez et multipliez ! Remplissez la terre et soumettez-la ! » (Genèse 1, 28) – mais parallèlement, il est aussi chargé de la préserver – « L’Éternel-Dieu prit donc l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le soigner » (id. 2,15). D’une part, Dieu encourage l’homme à développer ses talents et à conquérir le monde mais, d’autre part, Il le met en garde contre un règne sans limite. Il faut préserver le monde. C’est pourquoi l’homme doit se réfréner.

Il n’est pas possible de présenter, dans ce cadre limité, la législation hébraïque sur la protection de l’environnement, qui vise à maintenir un fragile équilibre entre la liberté de l’homme et sa supériorité sur la nature, d’une part, et son devoir de préserver l’environnement, d’autre part . C’est pourquoi nous nous contenterons de deux brefs exemples montrant que, de toute éternité, la Tora et les sages d’Israël se sont exprimés sur la préservation de l’environnement. Le premier est l’interdit d'abattre un arbre fruitier (Deut. 20,19-20) à propos duquel Maïmonide écrit : « On n'abat pas des arbres fruitiers à l’extérieur de la ville et on ne bloque pas leur irrigation pour les assécher puisqu’il est écrit : Tu ne détruiras pas ses arbres. Et celui qui abat un arbre fruitier doit être puni, pas seulement en cas de siège mais en toute circonstance. Celui qui abat un arbre fruitier dans le seul but de le détruire doit être puni. Mais on peut l'abattre s’il fait du tort à d’autres arbres ou au champ d’autrui, ou bien parce qu’il a une grande valeur. La Tora n’interdit d’abattre un arbre fruitier que si on le fait dans un but destructif » (Maïmonide, Lois sur la royauté, chap. VI, loi 8).

Cette règle (halakha) a été invoquée par le juge israélien Y. Shilo  à propos d’un recours contre la construction d’une route qui exigeait l’abattage d’arbres fruitiers. Se fondant sur Maïmonide, il a jugé que « des considérations militaires de grand poids devaient prendre le pas sur les besoins civils et que la nécessité de cette action ne saurait être mise en doute ». Il arrive en effet fréquemment que le droit israélien s’inspire des sources juives traditionnelles.

Le second exemple est tiré de la Michna et il porte sur la prévention des mauvaises odeurs dans les conditions de vie prévalant voilà deux mille ans : « On éloigne les cadavres, les tombes et les tanneries d’au moins cinquante coudées de la ville. On n’établit de tanneries qu’à l’est de la cité » (Michna, Baba Batra, 2, 9).

Bien que les sources du droit hébraïque ne contiennent pas de code concernant les lois de préservation de l’environnement, on trouve de nombreuses règles de ce type dans toute la littérature talmudique et juridique. Grâce à ces textes, on peut comprendre comment la sagesse juive a affronté, à travers les âges, les questions de base liées à l’environnement.

Conclusion

Nous conclurons en retrouvant l’esprit de notre introduction. Dans les Dix Commandements, Dieu se présente comme Celui qui a fait sortir les Enfants d’Israël d’Égypte.  « Je suis l’Éternel, ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, d’une maison d’esclavage. Tu n’auras point d’autre dieu que moi » (Ex. 20, 2-3).

Les anciens se sont déjà étonnés de cette proclamation : pourquoi Dieu ne s’est-il pas présenté au moment de la Révélation comme le créateur des cieux et de la terre ? Peut-être est-ce parce que l’Éternel n’est pas seulement le dieu de la nature mais aussi le dieu de la morale qui dépasse les lois de la nature. Sans doute est-ce aussi la raison pour laquelle la sortie d’Égypte s’accompagne d’un si grand nombre de miracles.

Et peut-être le plus grand de tous les miracles est-il qu’à la différence des autres nations et contrairement à ce que proclame la Déclaration d’indépendance de l'État d'Israël le peuple juif n’est pas né sur la Terre d’Israël mais en Égypte. La conscience d’être un peuple né de façon surnaturelle et porteur d’une responsabilité morale envers les hommes et la nature accompagne le peuple juif jusqu’à ce jour.

C’est justement au printemps, alors que la nature se renouvelle, que nous sommes tenus de nous souvenir des miracles d’Égypte. Ce bref aperçu des fondements idéologiques des nouveaux mouvements écologiques nous a permis de constater que le danger du paganisme n’a pas disparu de ce monde. Il a simplement changé de forme.


Publié le 19/05/2019


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