Bruno Fiszon est grand rabbin de Metz et de la Moselle. Vétérinaire de formation, il est spécialiste de l’abattage rituel. Il répond aux questions de L’éclaireur.
Monsieur le grand rabbin, quelles sont vos responsabilités actuelles concernant l’abattage rituel juif (ché’hita) ?
Je suis le conseiller du grand rabbin de France et du président du Consistoire en matière de ché’hita et, plus généralement, pour tout ce qui concerne la question de la souffrance animale. Aujourd’hui même, par exemple, j’assiste à une rencontre entre le Comité national d’éthique des abattoirs, dont je fais partie, et le Consistoire. L’association L214, qui a fait parler d’elle en diffusant des vidéos dénonçant les maltraitances dans les abattoirs, veut supprimer totalement la consommation de viande et tout ce qui occasionne une souffrance animale. Ils sont radicaux dans leurs exigences mais il faut reconnaître la réalité de ce que leurs vidéos clandestines mettent en lumière : il y a une vraie souffrance animale dans certains abattoirs, fort heureusement en nombre très limité, qui ont des pratiques qu’il est légitime de dénoncer. Je note d’ailleurs qu’aucune de ces vidéos ne met en cause de telles pratiques s’agissant de ché’hita. Ce qui est souvent dénoncé (des « ratés » au niveau de l’étourdissement ou de la maltraitance avant l’abattage) n’est d’ailleurs pas possible dans le cas de la ché’hita. L’une de mes missions consiste à montrer, documents scientifiques à l’appui, que la ché’hita limite la souffrance animale et que les autres procédures d’abattage ne sont pas toujours plus efficaces en la matière. Par exemple, il y a plusieurs techniques pour « étourdir » (on devrait dire « assommer ») l’animal. L’une d’entre elles, que permet la loi mais qui ne peut être utilisée pour la ché’hita, est le pistolet à tige perforante qui est appliqué sur le front de la bête. Il est censé détruire les centres nerveux de la sensibilité pour que l’animal ne souffre pas pendant sa mise à mort. Or ce pistolet n’est pas toujours appliqué comme il faut et, même lorsqu’il l’est, un certain nombre d’animaux ne sont pas insensibilisés (17% d’échecs). Dans l’abattage conventionnel, les animaux sont ensuite saignés, par un coup de couteau sommaire qui n’a rien à voir avec la technique de l’abattage rituel qui permet une hémorragie massive et donc une rapide perte de conscience. Vous voyez, j’essaie de développer auprès de mes interlocuteurs un certain nombre d’arguments visant à montrer que l’abattage rituel juif répond, peut-être mieux que d’autres techniques, à la problématique de la souffrance animale. Pour les bovins, l’hémorragie provoquée par l’abattage rituel provoque une perte de conscience en une quinzaine de secondes. Il existe toutefois des cas, si le cho’het a mal sectionné l’une des carotides, où la perte de conscience est moins rapide, même si l’animal reste casher.
Dans la ché’hita, l’animal est retourné sur le dos avant d’être abattu. C’est un débat entre spécialistes : quelle est la position qui cause le plus de souffrance pour l’animal, debout ou couché ? En Angleterre, il est légalement obligatoire de maintenir l’animal debout. Ce n’est pas un obstacle incontournable du point de vue de la halakha. En tant que vétérinaire, j’avoue ne pas avoir d’avis définitif en la matière. Le retournement de l’animal cause un stress évident mais qui est compensé par le fait que les gestes du cho’het sont plus faciles (et avec un nombre d’échecs moins élevé) quand l’animal est immobilisé sur le dos.
Autre exemple de questions auxquelles nous sommes confrontés : l’électronarcose consiste à tétaniser l’animal (un mouton, par exemple) par un choc électrique. Il n’a jamais été prouvé que cette technique était suffisante pour rendre l’animal inconscient (il y a de toute façon un taux d’échecs qui peut aller jusqu’à 50% des animaux qui ne sont pas étourdis), et, dans le cas des volailles, il a même été clairement établi que ce procédé est inefficace. La technique utilisée pour les volailles, attachées par les pattes et plongées dans un bain électrifié, provoque par ailleurs un grand stress chez ces animaux. Dans le cas de la ché’hita, la procédure est différente (les volailles sont présentées une à une et tuées avec un couteau très bien aiguisé) et ne dure que quelques secondes. Elles ne sont accrochées qu’une fois mortes, ce qui évite le stress que j’évoquais à propos de l’abattage conventionnel. Je m’évertue à montrer que la ché’hita est une méthode qui vaut largement, voire qui dépasse, les méthodes conventionnelles, contrairement à ce qu’on lui reproche.
Peut-on donc considérer que la loi juive tient compte, dans le cadre de la ché’hita, de la souffrance animale ?
La notion de souffrance animale, tsaar baalé ‘haïm, est majeure dans le judaïsme et certains auteurs considèrent que les modalités de la ché’hita sont justement là pour limiter la souffrance. Alors que nos détracteurs nous reprochent justement de ne pas en tenir compte. Le débat prend souvent la forme d’une confrontation dans laquelle chacun met en avant des études scientifiques. À celles qui ne nous sont pas favorables, nous opposons celles qui le sont : c’est une bataille d’experts. Là où nous pouvons bel et bien progresser, en matière de ché’hita, ce sont les cas d’échecs parfois dûs à un manque d’expérience du cho’het, comme dans le cas de la mauvaise section des carotides que j’évoquais tout à l’heure et qui, en ralentissant l’hémorragie, retarde la perte de conscience et prolonge donc la souffrance animale. Le taux d’échecs (cas où l’animal souffre durant la procédure) de l’abattage conventionnel (avec étourdissement) et celui de l’abattage rituel, casher ou hallal, sont globalement équivalents. C’est l’un de nos arguments pour défendre l’abattage rituel.
Des éléments économiques entrent-ils également en compte dans ce débat ?
Bien entendu. En France, l’abattage rituel casher représente, en calculant vraiment très largement, 1% de l’abattage national. C’est donc très peu mais suffisant pour que l’élément économique puisse peser en notre faveur. Nous exportons d’ailleurs de plus en plus de viande rouge vers Israël, car elle est de bonne qualité. C’est un phénomène récent mais qui a son importance, car nous avons un certain soutien, dans notre lutte, de la part d’acteurs économiques de la filière bovine (éleveurs, coopératives, abattoirs, etc.) qui sont de notre côté non pas pour des raisons idéologiques mais parce que cela leur rapporte financièrement. Nous bénéficions aussi du poids économique énorme du hallal (15 à 20% de l’abattage total) qui pèse dans tout débat autour de l’abattage rituel en général. Dans l’abattage musulman, le geste diffère et l’hémorragie n’est pas forcément massive et rapide comme dans la ché’hita, ce qui peut avoir des conséquences quant à la souffrance animale. Il n’y a pas non plus, chez eux, d’examen des viscères (bédika) après la mort de l’animal, permettant de vérifier qu’il n’avait pas de pathologie. Quoi qu’il en soit, nous devons communiquer davantage avec les associations de défense des animaux pour leur faire connaître la réalité de la ché’hita et le souci de la tradition juive pour le monde animal et la nature en général.
L’étourdissement de l’animal ne serait-il pas, malgré tout, un moyen supplémentaire de limiter la souffrance animale ?
Le célèbre rav Weinberg, l’auteur des responsa Sridé ech, avait autorisé l’étourdissement de l’animal après la ché’hita. Avant, l’étourdissement n’est pas conforme à la halakha. L’idée de cette sommité rabbinique était de provoquer après l’abattage rituel une perte de conscience de nature à éviter toute souffrance. Mais cette décision rabbinique fut prise dans un contexte très particulier, à un moment où les nazis voulaient interdire, prétendument au nom de la défense des animaux, l’abattage rituel juif, considéré comme cause de souffrance pour la bête. C’est donc sous la pression que cette mesure a été envisagée. Elle ne fait toutefois pas l’unanimité dans le monde rabbinique car, pour certains, la mort de l’animal doit être causée par la ché’hita et non par un autre procédé. Certains décisionnaires (comme le Beth Din de Vienne) acceptent l’opinion du rav Weinberg si l’étourdissement n’est pas immédiat mais qu’un laps de temps d’une trentaine de secondes sépare la ché’hita de l’étourdissement. C’est une question très technique qui divise les rabbins spécialisés. La plupart des autorités rabbiniques européennes et israéliennes y sont opposées. C’est en tout cas le cas du Beth Din du Paris. À titre personnel, je ne suis d’ailleurs pas persuadé que cela change grand-chose par rapport à la souffrance animale quand l’étourdissement a lieu après trente secondes.
L’abattage rituel est-il menacé ? Une loi pourrait-elle l’interdire au nom de la défense des animaux ?
Je n’y crois pas. En France, notre combat porte ses fruits mais la menace existe. La ché’hita est interdite dans certains pays européens. La Suisse a interdit l’abattage rituel en 1894 pour empêcher l’arrivée des Juifs fuyant l’Alsace (mais sous couvert de protection animale). La Suède l’a interdite en 1934 à la suite de l’Allemagne nazie et a maintenu cette prohibition même après-guerre (alors que la ché’hita est autorisée en Allemagne aujourd’hui). Le Danemark l’a récemment interdite. La Pologne l’a interdite, puis est revenue en arrière pour des raisons économiques (elle exporte des grosses quantités de viande casher vers Israël et de viande hallal vers la Turquie). Depuis cette année, la ché’hita est interdite en Belgique mais une bataille juridique est en cours. Aux Pays-Bas, j’ai collaboré avec le rav Eliezer Wolff, le dayan (juge rabbinique) local, et nous avons réussi à sauver la ché’hita dans ce pays. Le combat n’est jamais facile car on ne nous croit pas toujours lorsqu’on explique la position théorique et pratique du judaïsme concernant la souffrance animale. Le hallal prospère et suscite parfois une réaction de rejet qui nous dessert. Il n’est d’ailleurs pas aussi encadré que l’abattage rituel juif et cela n’arrange pas les choses. Bref, l’abattage rituel en général a vraiment mauvaise presse et nous devons redoubler de vigilance et d’attention pour préserver la ché’hita.
Le judaïsme a-t-il des choses à dire concernant les conditions d’élevage des animaux ?
L’interdit de faire souffrir les animaux est un principe biblique qu’on trouve illustré par des récits (Bilaam est réprimandé pour avoir frappé son ânesse, par exemple) et, surtout, par des interdictions explicites nombreuses. Dans les élevages, on est hélas bien loin des conditions qui favoriseraient le bien-être animal promu par la Tora. Ceci exigerait une vraie évolution des mentalités. Aujourd’hui, dans le cadre de l’abattage rituel, on se contente de vérifier que l’animal ne présente pas de pathologie (c’est une exigence de la halakha) sans se demander dans quelles conditions l’animal a été élevé. Cela représente toutefois un indicateur intéressant car, quand les conditions sont très mauvaises (concentration des animaux, par exemple), cela laisse des traces physiques qui invalident, du point de vue rituel, la possibilité même de pratiquer la ché’hita. Il n’en reste pas moins que l’on n’est pas assez regardants sur les conditions d’élevage et cela me semble constituer un vrai défi pour le rabbinat. Puisque nous prétendons faire cas de la souffrance animale et que la ché’hita est aussi efficace en la matière, voire plus, que les autres méthodes, nous devrions aussi nous intéresser aux conditions d’élevage et de transport des animaux.
À ce propos, qu’en est-il du foie gras, qui exige le gavage des oies et provoque une vraie souffrance de l’animal ?
Je sais bien qu’il existe du foie gras casher, mais c’est une contradiction par rapport au principe de l’interdit de tsaar baalé ‘haïm. Je vais sans doute me faire des ennemis du côté des producteurs, mais il faut admettre qu’on rend ces animaux presque malades en provoquant une stéatose. Je pense vraiment que, sur ce point, les mentalités doivent évoluer. Le plaisir des sens ne peut pas l’emporter sur l’éthique, c’est pourquoi, par exemple, la loi juive interdit complètement la corrida. On devrait, dans le même sens, s’abstenir de consommer ce qui est le produit d’une souffrance animale. Les Juifs devraient même être en première ligne pour mener ce combat et montrer combien le bien-être animal nous importe. Il faut se battre sur le terrain même où nous sommes attaqués.
Mais pourquoi le foie gras n’est-il pas explicitement interdit ?
Encore une fois, il faut que les mentalités évoluent. Pardonnez-moi cette comparaison, mais c’est comme pour la cigarette. On sait bien, aujourd’hui, combien fumer est nocif ; pourtant, la halakha n’est pas extrêmement claire sur ce sujet et n’interdit pas formellement la cigarette alors que la Tora fait de la préservation de la santé un devoir fondamental. Personnellement, je me désole de savoir qu’on fume même dans les yéshivot (académies talmudiques). Eh bien, c’est un peu le même problème avec le foie gras. Je n’ai pas de conseils à donner aux grands décisionnaires mais on peut espérer qu’ils se prononcent plus clairement en l’interdisant. Et je serais ravi que des Juifs s’impliquent davantage, y compris de façon militante, en faveur du bien-être animal. On pourrait même imaginer que les autorités rabbiniques exigent que les animaux destinés à être abattus rituellement ne proviennent que de lieux où ils sont élevés dans des conditions dignes. Mais, bien entendu, cela aurait un coût et il est tout aussi légitime de souhaiter un prix raisonnable pour la viande afin que tout le monde puisse manger casher. Or, vous savez bien que le prix actuel de la viande est déjà assez élevé. La dimension économique doit indéniablement être prise en compte. J’insiste : la Tora nous dit que le monde nous a été confié par Dieu et que nous devons le garder et non pas l’abîmer. Par exemple, nous devrions nous battre de façon bien plus vive pour le respect de la biodiversité. Ce n’est pas explicite dans la halakha mais je considère pour ma part que cela revêt une valeur religieuse. C’est ma profonde conviction. Nous devons faire en sorte qu’à l’arrivée du Messie il y ait encore sur terre du thon rouge et des ours polaires.
Y aurait-il, pour le judaïsme, une valeur religieuse à adopter un régime végétarien ou végétalien ?
Non. Certes, les textes nous rappellent que l’humanité était végétarienne avant Noé. Ce dernier est le premier à avoir été autorisé à consommer de la viande. D’après Maïmonide, c’est pour le récompenser de s’être occupé des animaux durant le Déluge. Selon d’autres commentateurs (Ibn Ezra notamment), c’est pour bien souligner la hiérarchie entre l’homme et l’animal. La perversion des contemporains de Noé était justement liée au fait qu’ils considéraient que toutes les vies animales et humaines se valaient (ce qu’on appelle l’antispécisme). Selon cette lecture, il n’y a donc pas de raison de renoncer à la viande, bien au contraire. Le rav Kook disait qu’on reviendrait à un régime végétarien aux temps messianiques. Mais, en attendant, il faut conserver cette hiérarchie et avoir plus de compassion pour l’être humain que pour l’animal. Ce qui ne signifie pas, loin de là, qu’on n’a pas de compassion pour l’animal. Il n’en reste pas moins que je comprends très bien les personnes vegan et que je respecte totalement leur choix. Un vegan qui critique la ché’hita me semble en tout cas plus légitime qu’un carnivore qui n’en connaît pas les modalités et qui est persuadé, à tort, que l’abattage rituel est plus cruel que l’abattage conventionnel.
De toute façon, il faut bien manger de la viande le chabbat, non ?
Le chabbat, ce n’est pas obligatoire. En revanche, cela l’est lors des jours de fête (yom tov). Mais si quelqu’un n’aime pas la viande, il est dispensé de cette obligation. On peut donc être juif religieux et vegan sans aucun problème. Mais être végétarien ne saurait constituer, je vous l’ai dit, un acte de piété religieuse.
Propos recueillis par Karen Allali
Publié le 10/05/2019