Quelle est la responsabilité des hommes à l’égard de l’environnement, de la vie sur la planète, de la pollution de la nature ? Je n’en sais rien et je crois que la Tora ne s’y intéresse pas. Le seul domaine qui soit raisonnablement développé dans la tradition juive est celui de la responsabilité humaine vis-à-vis des autres hommes. Pourtant, on vérifiera aisément, en exposant quelques règles élémentaires tirées des « évidences » bibliques, que cela n’implique pas que tout soit permis à l’égard de la nature.
Première règle.
Tout ce qui existe dans l’univers est l’œuvre du Créateur et est désiré par lui, comme en témoignent les premiers chapitres de la Genèse. Certains font une fixation sur la viande de cochon, l’escargot ou le ver de terre en prenant des mines dégoûtées et des airs horrifiés, mais même le cochon, l’escargot ou le ver de terre ont le droit d’exister. Et leur consommation est entièrement permise au non-Juif, sans restriction. Il faut distinguer entre l’existence d’une créature quelle qu’elle soit, que la Tora n’attribue ni au hasard ni à une fatalité aveugle, et le droit de s’en nourrir. Tout ce qui existe dans l’univers a le droit d’exister car il exprime le désir de son Créateur. Détruire quelque chose sans raison est donc interdit (bal tach’hit).
Deuxième règle.
Le droit pour toute espèce de se nourrir d’autres formes de vie, en l’occurrence des plantes, est obtenu juridiquement. Puisque le monde a un maître et possesseur, hommes et animaux ont besoin de sa permission. Celle-ci est donnée à la fin du récit de la Création :
« Dieu dit : Voici que je vous ai donné toute herbe semant semence à la surface de la terre, ainsi que tout arbre portant un fruit d’arbre semant semence ; ils seront vôtres en guise de nourriture. Et à toute bête terrestre, à tout oiseau du ciel et à tout ce qui se meut sur terre, et qui possède une individualité vivante, [j’ai donné] toute verdure végétale en guise de nourriture. Et il en sera [désormais] ainsi. » (Genèse 1, 29-30).
Troisième règle.
La permission pour les hommes de se nourrir de chair animale n’est donnée qu’après le Déluge ; elle est motivée directement par le fait que les animaux ont été sauvés de l’anéantissement par Noé et ses enfants. Et elle est aussitôt assortie de deux interdictions : l’interdiction absolue du meurtre sous toutes ses formes, introduisant une disparité complète entre l’homme et l’animal ; l’interdiction de consommer une partie d’un animal encore vivant.
« Tout ce qui se meut et vit vous servira de nourriture, comme la végétation, je vous ai donné tout. Cependant, la chair qui vit encore dans son sang, vous n’en mangerez pas. Cependant, le sang de vos vies j’en demanderai compte ; de la main de toute bête je l’exigerai, de la main de l’autre homme, de la main de son frère, je demanderai compte de la vie d’un homme. Qui verse le sang d’un homme, par un homme son sang sera versé, car c’est à l’effigie de Dieu que l’homme a été fait. » (Genèse 9, 3-6)
À ces trois règles générales vis-à-vis de la nature, valables pour l’ensemble du genre humain, la Tora ajoute des prescriptions particulières à Israël. Elles sont trop nombreuses et trop diverses pour être énumérées ici ; en outre, elles sont accompagnées d’un nombre important de prescriptions instituées par nos maîtres (dérabbanan). Je voudrais rappeler cependant qu’elles ne se limitent pas à des interdictions alimentaires (espèces animales défendues, récoltes récentes – ‘hadach, orla, etc.), bien que celles-ci soient les plus nombreuses. Elles comprennent aussi l’interdiction de mélanger des semences végétales et des espèces animales, de faire souffrir les animaux sous certaines conditions, etc.
Quatrième règle.
L’homme passe avant l’animal, il lui est « supérieur ». Il est notoire que certaines personnes ne sont plus capables aujourd’hui d’assumer cette supériorité qui apparente l’homme à Dieu. Ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. La « ligne du droit » est fondamentale : frapper un animal n’est passible d’aucune sanction, à moins que l’animal ne soit la propriété d’un homme qui perd ainsi de l’argent et qu’il faut désormais rembourser ; tandis que frapper un autre être humain est toujours passible de sanction. On doit à autrui non seulement le respect de son intégrité physique, mais aussi réparation de la souffrance et même de la honte qu’on lui infligerait. On ne doit rien du tout à un animal : on peut lui prendre sans lui rendre. D’ailleurs, ce n’est sûrement pas par empathie que certains défenseurs de la « cause animale » s’en prennent violemment à d’autres êtres humains, car leurs actes montrent qu’ils sont dénués de cœur.
Les énoncés précédents recèlent cependant une difficulté qu’il faut déployer. En effet, dans la nature, les rapports entre espèces sont loin d’être fraternels. Si certaines espèces vivantes vivent en symbiose et d’autres dans une relation d’aide mutuelle, il existe une loi naturelle intangible de prédation qui domine dans l’ensemble des rapports naturels : l’animal se nourrit uniquement de vivant. C’est un fait général de la nature auquel les anciens étaient très sensibles, et que les illusions modernes font oublier. Seules les plantes se satisfont de minéraux, d’eau et d’énergie. Tandis que tous les animaux mangent soit des plantes soit d’autres animaux. Et l’espèce humaine n’échappe pas à cette règle : vivre implique de détruire et d’assimiler d’autres formes de vie. Beaucoup d’écologistes contemporains présupposent une sorte d’ingénuité animale : ce serait en toute innocence que les animaux se nourrissent des végétaux ou d’autres animaux ; le « mal » résiderait uniquement dans l’humanité qui pourrait se contenter de végétaux mais n’en fait rien. Il s’agit d’une théologie assez étrange, si l’on y songe, qui sépare l’humanité des autres espèces animales et lui accorde moins de droits qu’à ces dernières. Tandis que la Tora, qui accorde pourtant une supériorité divine à l’homme, manifeste explicitement le souci d’un droit de se nourrir égal pour toutes les espèces animales, y compris l’homme (cf. règle 2). Le fait et le droit de se nourrir de chair ne sont pas une « invention » spécifiquement humaine.
À mon sens, il faut s’étonner que la Bible s’embarrasse de légitimer des contraintes naturelles. Puisqu’il est impossible aux animaux (hommes inclus) de subvenir à leurs besoins sans consommer la vie, végétale ou animale, puisqu’ils ont été créés ainsi, il n’était pas nécessaire de leur donner en plus la « permission » de consommer d’autres formes de vie. Quel est le sens d’une « permission divine » de consommer les plantes et les fruits des arbres ? Il fallait bien qu’ils se nourrissent au minimum de plantes ! Et puisque l’homme est naturellement omnivore, que certains animaux sont naturellement carnivores, pourquoi leur avoir d’abord interdit de se nourrir des autres espèces animales ? Si l’on mange, ce n’est pas par jeu mais par nécessité. Il fallait sinon créer le monde autrement, et donner aux hommes et aux animaux la faculté de vivre d’amour et d’eau fraîche, comme des plantes obéissantes.
La permission de consommer des plantes, accordée à toutes les espèces animales, est aussi incongrue à mes yeux que celle de consommer de la chair animale accordée aux espèces carnivores ou omnivores. Car la destruction de la vie au nom de la vie est un fait général et capital de la nature animale. Les écologistes contemporains auront du mal à me suivre sur ce terrain. Pour eux, consommer de la chair animale est une sorte d’abomination, comme un défoulement de pulsions assassines. Certes, plus l’animal est évolué et plus il semble proche des hommes. Et, par analogie avec la souffrance des autres que nous voyons réagir en êtres sensibles, nous pouvons deviner la souffrance animale et avoir pitié. Il y aurait un manque d’empathie évident à tuer l’animal pour s’en nourrir. Tandis que manger des courgettes… Pour une conscience moderne, le fait que le scénario biblique expose successivement les permissions de consommer la courgette puis la vache, comme si elles relevaient du même principe, est inaudible et incompréhensible. Essayez donc de regarder une courgette dans les yeux, se disent-ils… tandis qu’une vache ! Tel est l’imaginaire contemporain. Mais un esprit rationnel ou philosophique ne se contente pas d’images ou de sentiments, il s’élève jusqu’à l’Idée. Sinon, il faudrait distinguer aussi entre la vache et le veau, qui est tellement mignon, et mon cœur s’emballe à l’idée que l’on pourrait lui faire du mal, la simple possibilité que je porterais sa viande à ma bouche me donne la nausée ; tandis que je prépare le couteau pour son père le taureau, ce gros sac à viande vicieux et brutal. L’imaginaire est incapable de former la moindre démarche sérieuse ni la moindre conclusion. La vraie question, et elle est évidente pour tout esprit rationnel, est que les lois de la nature animale, dont nous savons l’extrême nécessité, s’opposent à une sorte de règle éthique implicite du respect de la vie. Tuer pour vivre est une sorte de contradiction logico-éthique, qui tient toute vie animale sous sa coupe. C’est manifestement sur cette contradiction que reposent les « permissions » divines de consommer plantes et animaux. Comme si la Bible attendait de toutes les espèces animales une sorte de retenue éthique, un moment de suspension dans le cycle de la nourriture ; comme si les mœurs animales n’étaient pas intrinsèquement soumises aux seules lois naturelles, et que l’ensemble de la vie animale (hommes inclus) était idéalement soumis à d’autres règles que la seule nécessité vitale. En particulier, toute vie animale aurait obligation de respecter la vie, y compris végétale. Il faudrait donc une « permission » divine pour se nourrir de plantes ou de chair animale, parce que le vivant est, dans la Bible, un sujet et un objet éthiques.
Cinquième règle.
Il n’y a pas lieu d’en déduire des interdictions quelconques à l’égard de notre libre usage des autres espèces. Le texte biblique dit bien : « Je vous ai tout donné. » Il ne mentionne aucune restriction. Du coup, même si certains pratiquent la chasse par goût du sport et sans rapport avec un besoin de nourriture, la Tora ne l’interdit pas. Le problème éthique de la vie animale est abordé dans la Bible pour être résolu. L’Auteur de la Nature atteste expressément de sa volonté de « permettre » à la vie de surmonter le conflit qui l’habite. Mais cela suppose une sorte de confiance accordée aux vivants et cela suppose que le problème éthique leur est connu, qu’ils savent la contradiction intime de la vie et que celle-ci exerce quelque effet sur leur pensée ou leur activité, comme une infime mais permanente hésitation à arracher la vie.
Publié le 10/05/2019