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De l'homme-arbre à l'arborescence divine : L'arbre comme principe et comme image dans la spiritualité juive

Ecrit par Mira Niculescu - Sociologue et enseignante en méditation juive

L’arbre est un symbole multidimensionnel dans le judaïsme : emblème de stabilité et de fertilité, emblème d’éternité aussi, car il se renouvelle au fil des saisons, c’est souvent à lui que la Tora compare le Juste. Dressé entre ciel et terre, l’homme serait comme un arbre, tendant vers le divin où il prendrait sa racine et son image. Selon la kabbale, c’est aussi sous la forme d’une arborescence que le divin se voit symbolisé.

Il y a une chanson israélienne qui me bouleverse ; elle est chantée par Shalom Hanoch. Elle commence par ces mots : 

כי האדם עץ השדה

Parce que l’homme est un arbre des champs.

J’ignorais, la toute première fois que je l’ai écoutée, qu’elle reprenait un verset biblique. Celui du Deutéronome (20,19) qui enjoint de ne pas couper les arbres fruitiers entourant la ville assiégée. La Tora n’explicite pas souvent la symbolique de ses prohibitions, et pourtant, ici, elle le fait, dans le pshat, dans le sens obvie du texte : à la surface du verset, sans voiler ses intentions : c’est à cause d’une analogie entre l’homme et l’arbre que, même dans les temps destructeurs de la guerre, on ne peut pas couper l’arbre fruitier. Or le verset va plus loin : on ne peut pas couper l’arbre, non pas parce que l’arbre, l’objet en question ici, serait comme l’homme. Mais parce que c’est l’homme qui est comme l’arbre. Plus encore, faisant fi de toute métaphore, le verset nous dit que l’homme est un arbre.

De l’homme-arbre à l’homme-fruit

En raison de sa verticalité même, l’homme, comme l’arbre, devient un trait d’union entre le ciel et la terre, le haut et le bas, l’instinct et l’esprit.  Issu du ventre, de la terre et des pulsions, il s’étire vers le ciel, le transcendant, le divin. Comme l’arbre, l’homme a vocation à être fertile. Or les fruits de l’homme ne sont pas seulement de chair. Selon le Maharal de Prague, les fruits de l’homme ne sont pas seulement ses enfants, mais aussi ses actions vertueuses. C’est pourquoi la prospérité promise au juste s’exprime à travers la métaphore de l’arbre. « Comme un palmier », chantons-nous chaque vendredi soir lors des prières de kabbalat chabbat, le juste « fleurira ». C’est ce que nous disent les Psaumes (1,3), dont s’inspirera le talmudiste dans les Maximes des Pères (3,17), en promettant au tsadik le destin d’un arbre : « Il sera tel un arbre planté au bord de l’eau ; il (…) ne cessera pas de produire des fruits. »

Or si l’arbre connaît des saisons comme autant de cycles de vie, avec une mort apparente en hiver – pour ceux au feuillage caduc – et une renaissance au printemps, que l’on célèbre chaque année avec Tou bichvat, le 15 du mois de Chvat, l’homme, dans sa trajectoire individuelle, ne vit qu’une saison. Chaque vie individuelle est le fruit éphémère du grand arbre de la vie, un arbre qui se renouvelle à chaque génération humaine. La métaphore de l’homme-arbre serait donc plutôt une métonymie, car l’individu n’est qu’une partie de l’arbre de vie, un arbre avec des branches auxquelles sont accrochées les vies individuelles comme autant de fruits éphémères. C’est pourquoi, dans la tradition juive, la Tora est appelée un « arbre de vie, pour ceux qui s’y attachent » (Proverbes 3,18).

L’arborescence divine : les sephirot ou l’équation de l’invisible

Dans la tradition de la mystique juive, le divin est aussi représenté sous la forme d’un arbre, mais un arbre schématique, comme une équation. Les sephirot ou « émanations divines », au nombre de dix, s’organisent en une série de points répartis symétriquement de chaque côté et le long d’une ligne médiane qui s’étire depuis les racines qui en sont le « fondement » (yessod) jusqu’à un sommet qui en forme la « couronne » (kéter). De part et d’autre de cette ligne, six sephirot se font miroir, à l’image des branches et des fruits de l’arbre, mais aussi du corps humain, dont les membres sont répartis symétriquement le long d’une colonne vertébrale reliant un fondement unique (les organes génitaux, siège de la sexualité) et un sommet unique (la tête, siège de l’intellect). Dans une tradition dans laquelle le divin ne se donne pas à voir, l’arbre séphirotique en propose une représentation qui n’est pas sans faire penser au corps de l’homme, créé à l’image de Dieu, mais tout en faisant l’économie de l’anthropomorphie : le divin représenté ici l’est non pas à travers des attributs physiques, mais à travers une sorte d’équation géométrique déployant dans l’espace des qualités qui s’équilibrent l’une l’autre : la sagesse et la compréhension, le jugement et la miséricorde, l’éternité et l’humilité. 

Représenter le divin par le symbolique, au moyen de qualités « invisibles » à l’œil nu, donc, constitue le dernier enseignement de l’arbre : « l’essentiel », comme l’écrit Saint-Exupéry, « est invisible pour les yeux ». Or, du point de vue de la kabbale, la réalité est dissimulée sous le manteau des apparences. C’est ce que semblent nous dire les quatre degrés d’interprétation textuelle, l’une des règles premières de l’étude juive : pshat, le sens littéral, remez, la déduction par indice, drash, l’interprétation, et sod, le sens ésotérique, secret. Ces degrés de lecture qui s’avancent, avec le sens, vers l’invisible, et dont l’acronyme forme –est-ce une coïncidence ? –, le mot hébreu Pardes, « verger ». 

C’est la vérité que nous enseigne, en silence, l’arbre, dont les racines, le principe vital, sont souterraines.

Arbre à l’envers, arbre à l’endroit

De même que le monde mystique est un monde souterrain, un monde renversé, l’homme, nous dit la mystique juive, est un arbre à l’envers : rabbénou Tam (1100-1171, rabbin français, petit-fils de Rachi) écrit dans son « livre droit » (le sefer ha Yashar) que l’homme juif est comme un arbre inversé : ses racines sont dans le ciel. Pourtant, l’homme juif, l’Hébreu, est bien ancré dans le sol. Le judaïsme ne cherche pas à fabriquer des ascètes mais invite l’homme à réconcilier, à travers son corps, les pulsions et la spiritualité, la terre et le ciel. C’est pourquoi le juste milieu serait peut-être à trouver dans une lecture croisée de rabbénou Tam et d’Élazar Ben Tsadok (Ier siècle), qui voyait les racines du Juste dans la fange humaine. En harmonisant ces deux pôles, on en revient à l’échelle de Jacob : l’homme comme trait d’union entre le ciel et la terre, le long duquel se fait un mouvement incessant de son âme, du haut vers le bas, et du bas vers le haut, et au milieu duquel, toute sa vie, il cherche son équilibre. Tension magnifique entre nos bas et nos hauts, entre nos pulsions et nos aspirations, entre la joie devant la victoire de la renaissance au moment de la floraison du printemps annoncée par Tou bichvat et la conscience de l’aspect éphémère d’une vie, saison de l’arbre de vie. Souvenons-nous cette année, lorsque nous croquerons des amandes et bénirons les premiers arbres en fleur, que ce que nous appelons « nature » est le principe et le miroir de notre « nature humaine ». 

Car l’homme est un arbre des champs.


Publié le 03/05/2019


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