Depuis le rapport Meadows (The Limits to Growth, 1972) jusqu’à l’Accord de Paris sur le climat en 2015, l’humanité a pris conscience de l’interaction fondamentale entre les forces de développement du système économique et les équilibres environnementaux. Les solutions techniques et les dispositifs économiques partiels (fiscalité écologique, marché de droits à polluer, etc.) semblent peu efficaces face aux défis écologiques. La pensée juive ne pose-t-elle pas un regard original sur le développement durable ?
« Le Sabbat de la machine mondiale économique est une nécessité inéluctable »
Élie Munk, La Justice sociale en Israël
Dans La Justice sociale en Israël, écrit en 1948, Élie Munk mène une réflexion autour des défis sociétaux du moment. Entre le système capitaliste – fondé sur l’individualisme et la course au profit – et le modèle communiste – fondé sur le collectivisme niant l’individu –, la pensée juive, ancrée dans la Tora, propose une vision originale. Dans le domaine de la justice sociale, la pensée juive met en avant le rôle fondamental de la tsédaka. Celle-ci relève de l’éthique individuelle, nécessaire, mais insuffisante, dès lors que le peuple est sur sa terre, c’est-à-dire lorsqu’il fait société. Les enjeux de justice sociale dépassent l’éthique individuelle et doivent être appréhendés par des régulations collectives. De la même manière, les comportements individuels à l’égard du vivant sont des exigences éthiques déclinées dans la Tora et le Talmud, mais ils ne permettent pas de faire face aux enjeux environnementaux. Or, la Tora propose une réelle régulation en vue de l’installation en terre d’Israël après quarante années d’errance dans le désert. Le passage du nomadisme à une société agricole implique de nouveaux défis : le développement de l’activité économique, le travail de la terre, la propriété de ses fruits… et l’inévitable transformation économique, sociale et écologique qu’implique la sédentarisation.
L’année sabbatique, temps de pause écologique et économique
Ainsi, la Tora (Lévitique, 25) présente la mitsva de la chémita ou année sabbatique. Après six années d’activité agricole et économique, le peuple doit laisser la terre se reposer et n’en tirer aucun profit, aucune accumulation. Contrairement au shabbat, pendant l’année sabbatique, seuls les travaux de la terre sont interdits : les semailles et la taille de la vigne, la moisson et la vendange. La production de la septième année, le chéviit, a dès lors un statut particulier. Au-delà de l’affirmation de la propriété divine de la terre et de ses fruits, le chéviit impose une pause dans l’activité économique. « Ce sol en repos sera à vous pour la consommation » (Lévitique 25, 6-7), il est permis de consommer les fruits du chéviit, mais pas d’en tirer profit. Le Talmud (traité Souka p.39a) précise que la vente du chéviit est autorisée pour une petite quantité, celle nécessaire à trois repas. L’argent ainsi récupéré servira à acquérir des aliments consommés selon les règles du chéviit. La halakha renforce ce temps de relâche. Seuls les fruits et les plantes qui ne sont pas habituellement ensemencées sont autorisés. De même, les travaux de la terre visant à améliorer cette dernière sont interdits. Il s’agit de mettre de côté, pendant une année, la logique économique.
Comme l’illustre l’actualité, la régulation environnementale ne saurait aller sans une prise en compte de la dimension sociale. Renoncer aux fruits de la terre, mettre en pause l’activité économique ne sont pas accessibles à tous. Les plus pauvres n’auront pas eu la possibilité de constituer des provisions en vue de cette année sans revenu agricole. Or la dimension sociale est justement au cœur de l’année sabbatique. D’une part la Torah ordonne de déclarer publique (hefker) la propriété de toute production de la septième année. « Les indigents de ton peuple en mangeront » (Exode 22, 11). De plus, l’année sabbatique prévoit une rémission des dettes (chémitat kessafim). Intervenant en fin d’année de chéviit, la chémitat kessafim permet ainsi de redémarrer un prochain cycle économique sur des bases saines.
Dans les termes de l’écologie moderne, on pourrait dire que la chémita vise une utilisation durable de la ressource naturelle. Maïmonide met ainsi en avant l’intérêt de l’année de jachère pendant laquelle la terre se régénère. Mais les règles de la chémita assurent aussi une libération de l’homme des contingences économiques découlant de son travail (le travail en tant que tel, la recherche de profit et d’accumulation, la possibilité de subvenir à ses besoins en glanant dans les champs déclarés propriété publique, etc.). Ce n’est qu’à cette condition que chacun peut participer pleinement à l’année sabbatique. La préoccupation écologique devient acceptable pour tous.
Mais l’activité économique reprend. Certains développent leur patrimoine, ou seraient enclins à épuiser leurs ressources naturelles pour s’enrichir. D’autres sont contraints de vendre leur propriété, voire contraints de se vendre tout court en devenant esclaves de la dette. La pression économique et environnementale s’accroît. La pause de l’année sabbatique ne suffit pas à réorienter le cours des choses.
Le jubilé : de la pause au changement de modèle
Au bout de sept cycles de chémita, la 50e année est l’année du yovel ou jubilé. Le yovel renforce encore la logique de pause économique de l’année sabbatique en y adjoignant la libération des esclaves hébreux et le retour de la terre à ses propriétaires d’origine, suivant la répartition faite entre les tribus au moment de rentrer en Israël. Chacun retournant dans sa famille, dans sa propriété, le yovel vise à annuler l’accumulation économique et l’aliénation de la terre découlant de l’activité économique.
L’exploitation intensive de la terre et l’accumulation économique sont ainsi mises en pause le temps d’une année tous les sept ans, puis de deux années tous les cinquante ans (la 49e année, année de chémita, et la 50e année, année de yovel). Le retour des terres et la libération des esclaves permettent un retour à l’équilibre antérieur, évitant les effets cumulatifs de la vie économique. Le yovel ouvre une nouvelle période. La terre n’appartient pas aux hommes mais à Dieu, qui la leur laisse en possession. Les hommes ont, depuis la sortie du jardin d’Éden, l’impératif de travailler et de servir la terre (laavod et haadama). Suite à l’épisode du Déluge, Dieu fait alliance avec Noé, lui promettant de ne plus détruire le monde. Il donne la terre en gestion à l’homme. « Tout ce qui se meut, tout ce qui vit, servira à votre nourriture ; de même que les végétaux, je vous livre tout. » (Genèse 9,3) C’est désormais à l’humanité de prendre ses responsabilités pour assurer cet engagement.
La similarité avec des questions économiques contemporaines est frappante. La séquence chémita / yovel rappelle la régularité des cycles économiques mis en évidence depuis le XIXe siècle par Juglar (huit à dix ans) et Kondratieff (quarante à soixante ans). L’économie capitaliste, désencastrée des contraintes traditionnelles, produit de la croissance, du progrès… et des déséquilibres qui se résorbent par crises successives. Dans une perspective plus large, l’année sabbatique et le jubilé prennent en compte la triple dimension du développement durable : environnementale, sociale et économique. La chémita et le yovel peuvent ainsi se comprendre comme des régulations collectives permettant d’accompagner la respiration du système économique, social et écologique.
Face à la menace de l’effondrement, une voix / voie juive ?
Si le peuple juif sur sa terre ne respecte pas le chômage de la terre, il est promis à l’exil. « Et vous je vous disperserai parmi les nations, et je dégainerai contre vous l’épée ; votre pays sera solitaire, vos villes seront ruinées. […] Dans toute cette période de désolation [La terre] chômera pour ce qu’elle n’aura pas chômé dans vos années sabbatiques alors que vous l’habitiez. » (Lévitique 26 ,33). Lorsque le développement n’est pas soutenable, la contrainte se réalise. Désertification, réfugiés climatiques, instabilité sociale et politique… La menace de « l’effondrement » (collapse ), étudiée par de nombreux scientifiques contemporains, n’a jamais été aussi actuelle. L’enjeu n’est plus (uniquement) celui du peuple juif sur sa terre, mais bien celui des équilibres environnementaux et économiques globaux. Au-delà de l’emblématique « réchauffement climatique », c’est bien l’ensemble du système économique qui est en cause, du système productif au mode de consommation.
Les lois de la chémita et du yovel pourraient paraître anecdotiques et désuètes. Elles n’ont probablement été appliquées que de manière épisodique pendant la période antique (pour Élie Munk, pas au-delà d’un siècle). Au premier abord, on voit mal leur pertinence pour des économies capitalistes (post) industrielles. L’agriculture ne pèse guère plus que quelques points de PIB. La redistribution des terres à leurs propriétaires d’origine (lesquels ?) n’aurait que peu d’effet sur les inégalités des pays développés. On peut pourtant voir dans la chémita et le yovel un message actuel et universel. La pensée juive, pensée vivante, peut ainsi porter une voie / voix originale.
Les règles de la chémita et du yovel nous invitent à trois pistes de réflexion pour une gestion responsable de la terre, et éviter ainsi l’effondrement : les formes de propriété des ressources naturelles, les relations économiques entre les hommes dont découle la pression sur les ressources, la façon de repenser la finalité du système économique.
La question de la propriété de la terre et de l’appropriation des ressources naturelles renvoie dans la littérature économique à la question des biens publics mondiaux. N’appartenant à personne, ils appartiennent à tous. Ces biens communs sont par nature menacés de surexploitation. La forme de propriété portée par le Jubilé implique au contraire une responsabilité de l’utilisateur de la ressource. Jamais pleinement propriétaire de la terre, il peut en tirer profit par un travail d’amélioration, mais reste garant de la restitution de la terre au propriétaire d’origine. Il ne peut donc exploiter une terre au point de la rendre infertile. De plus, le modèle de la petite propriété agricole, suggéré par le yovel, apparaît comme une réponse à l’agriculture intensive et aux dégâts qui l’accompagnent. Chacun exploitant une terre qui lui reviendra au bout de cinquante ans sera incité à une gestion durable. Dans la Tora, la terre est en dernier ressort une propriété divine, mais sa gestion responsable relève de la collectivité humaine. Imposer aux exploitants, par une forme spécifique de propriété, la gestion durable de la ressource relève de cette responsabilité. Les réformes foncières dans les pays émergents sont un terrain d’application de ces réflexions.
Alléger la dépendance économique est une condition nécessaire au repos de la terre et de l’activité économique. Que ce soit au niveau international ou au niveau national, la dépendance économique conduit à des choix écologiques préjudiciables. Le sous-développement s’accompagne de dégâts écologiques liés à l’exploitation des ressources naturelles dont les pays sont dépendants. La fiscalité environnementale pèse plus lourdement sur les populations à faible revenu. Les régulations environnementales doivent être acceptables pour tous pour être opérantes. Il faut donc une adaptation des règles aux enjeux du moment. Les sages de l’époque talmudique l’ont fait en leur temps. Hillel met en place le prouzboul afin que la rémission des dettes ne dissuade pas tout créancier de prêter aux pauvres. Par ailleurs, Na’hmanide rappelle que les sages avaient institué un grenier collectif dans chaque ville, sous l’autorité du tribunal rabbinique (beth din), pour collecter et répartir les fruits de la 7e année. À notre génération d’imaginer les accompagnements nécessaires à la prise en compte de la dimension sociale des défis écologiques.
Malheureusement, la simple gestion responsable pourrait ne pas être suffisante. Face aux défis environnementaux, il semble nécessaire de changer de système. Le jubilé, en complétant l’année sabbatique, transforme justement la finalité du système économique. Certains sages, comme Na’hmanide, mettent en avant la perspective messianique présente dans la chémita et le yovel. Le peuple vit pendant ces années d’exception un état s’approchant de l’état messianique, dégagé des contraintes économiques. Mais, en attendant l’avènement des temps messianiques, la pensée juive peut participer à la redéfinition des finalités du système économique pour le rendre durable. La relation à l’autre, le travail spirituel et le principe de responsabilité sont au cœur de la chémita et du yovel. L’économie redevient un moyen plutôt qu’une fin, permettant dans un même mouvement de libérer la terre et l’homme.
Publié le 05/04/2019