Numéro 3 - Retour au sommaire

L'écologie : un défi pour la halakha

Ecrit par Entretien avec le rabbin Yeshaya Dalsace - Propos recueillis par Liliane Guigner

Yeshaya Dalsace est rabbin massorti. Il a été journaliste, comédien et metteur en scène. Durant ses études académiques, il a travaillé sur les liens entre écologie et judaïsme. Il répond aux questions de L’éclaireur.

 

On cite souvent les mêmes passages bibliques ou talmudiques pour montrer que le judaïsme a des choses à dire en matière d’écologie, mais est-ce à la mesure des enjeux inédits actuels en matière d’environnement ?

Le judaïsme a toujours des choses à dire car il est en constante progression et en renouvellement permanent de son discours. Cependant, il ne faut pas se faire d’illusions, la tradition juive ne pouvait pas envisager des problèmes qui ne se posent à l’humanité que depuis la révolution industrielle. Nos textes peuvent être inspirants mais ils ne sauraient avoir réponse à tout. De plus, il est vrai que les enjeux sont énormes et nous devons forcément faire preuve d’imagination pour les résoudre. Vouloir trouver une réponse à tout dans nos textes traditionnels est puéril. En revanche, la tradition juive est suffisamment riche pour ouvrir bien des pistes de réflexion. 

La question écologique pose deux problèmes à la tradition juive : son rapport à la nature et les réponses concrètes qu’elle peut proposer. 

Le premier angle d’approche est de l’ordre de la pensée : l’homme peut-il tout se permettre ? « Conquérir la terre et la soumettre » : celle-ci ne serait alors qu’une vaste ressource à gérer au mieux dans notre seul intérêt. Ou, au contraire, l’humain doit-il préserver une Création dans laquelle il n’est qu’un « étranger résident » et qui ne lui appartient nullement, car elle est à son Créateur ? On peut également poser la question éthique de notre responsabilité à l’égard des générations futures, or on sait l’importance que le judaïsme donne à la question de la possibilité d’un futur. C’est vrai pour l’existence du peuple et de la Tora ; c’est a fortiori vrai pour l’existence d’une planète viable pour l’ensemble de l’humanité. 

Le second angle d’approche est de l’ordre de l’action, du concret. Qu’est-ce qu’un Juif de la halakha (la loi juive) peut se permettre ou pas ? Je pense personnellement que nous avons de larges obligations halakhiques à l’égard de l’environnement et que des réponses concrètes ne demandent qu’à être développées.

Y a-t-il une mitsva de tenir compte de l’environnement ? Si oui, les conséquences de cette mitsva, ses « toladot », sont multiples : obligation de faire le tri sélectif, de ramasser ses ordures sur les lieux publics, de ne rien jeter dehors (y compris les mégots, sachant qu’il est en principe interdit de fumer selon la Tora car nous devons préserver notre santé), de favoriser les circuits courts, d’éviter l’usage de la vaisselle en plastique (j’ai par exemple imposé des petits gobelets en verre qu’on lave pour le kiddoush dans ma synagogue), de rouler de façon économique et si possible d’éviter la voiture au profit du vélo et des transports en commun, d’économiser eau, chauffage et électricité, etc. Tous ces petits gestes, d’une grande banalité, sont tout à fait dans l’esprit du judaïsme qui, dès lors qu’il s’intéresse à un sujet, peut aller très loin dans ses exigences, les règles de la cacherout en sont le meilleur exemple. 

Le sujet devient encore plus intéressant si notre conscience écologique vient heurter un autre principe halakhique. Par exemple : la question de la possibilité de couper le courant de certains appareils électriques durant chabbat doit prendre l’argument écologique en compte dans la discussion et ne pas se contenter de l’aspect technique de l’interrupteur. Dans le domaine alimentaire, faut-il vraiment acheter des œufs blancs produits en batterie ou préférer des œufs jaunes de meilleure qualité ? Est-ce la tache dans l’œuf qui compte ou la manière dont la poule vit et pond son œuf ? En Israël où l’on pratique le maasser (retrait symbolique d’une petite quantité de nourriture que l’on jette), faut-il réduire cette quantité au strict minimum, ou peut-on continuer à jeter sans vergogne ?  (Au niveau d’un État, les quantités sont conséquentes.)

On pourrait ainsi multiplier les exemples. Hélas, il est très rare que les rabbins en tiennent compte dans leurs discussions. Mais c’est juste une question de perspective. La plupart des rabbins ne se sont tout simplement pas posé la question. 

Le pape François a lancé, dans son encyclique Laudato Si’, un appel engagé pour repenser le rapport à notre « maison commune ». Pourquoi n’entend-on pas un tel appel de la part des rabbins ?

D’abord la voix juive est « faible » et peu organisée. Mais surtout, trop de rabbins sont essentiellement préoccupés par des questions techniques plus que par des problèmes de fond. On n’entend pas ces mêmes rabbins sur quantité de problèmes de société, en Israël notamment, comme celui des migrants, des violences faites aux femmes, de l’homophobie, du dialogue avec les autres, des droits de l’Homme… Je pense qu’il y a une certaine déficience du rabbinat, incapable de dépasser une vision exclusivement ritualiste du judaïsme. Cependant, quantité de rabbins s’engagent sur ces diverses questions, plus chez les modernistes que chez les orthodoxes, il est vrai, mais des voix se font entendre un peu partout, elles ne sont pas suffisamment relayées voilà tout. La tradition juive ne cesse de parler de « maison commune » à commencer par le texte de la Genèse. Un Juif qui se respecte ne peut se détacher des problèmes de l’ensemble de l’humanité.

Vous appartenez au courant massorti. Avez-vous une approche différente, en matière de respect de l’environnement, par rapport au judaïsme orthodoxe ou libéral ?

Disons que ce courant est très à l’écoute des grandes questions de société et défend une vision résolument humaniste et progressiste des choses, nous avons cela en partage avec le mouvement libéral. Nous sommes donc plus à même que l’orthodoxie de discuter de ces questions. Mais, contrairement au mouvement libéral, nous avons une vision ancrée dans la halakha, tout comme l’orthodoxie, et nous aurons donc tendance à donner des injonctions concrètes. Par exemple, le « Choul’han Aroukh » (code de lois) massorti « The Observante Life », excellent ouvrage collectif de 1000 pages sur la pratique du judaïsme, traite assez largement de la question écologique. Il aborde les rapports à notre environnement, notre rapport aux animaux, l’interdit de les faire souffrir, la pêche et la chasse, l’exploitation de la fourrure, etc. Il traite du rapport à la nature, de l’interdit de la destruction et du gâchis, de la question des manipulations génétiques, de l’exploitation durable des ressources… À mes yeux, ce livre de la pratique juive est remarquable, justement pour cela : il sort un peu le judaïsme des classiques problèmes de casseroles et de chabbat (thèmes qu’il traite largement également, bien entendu).  

Je pense personnellement que les questions environnementales doivent être prises en compte dans d’autres questions de halakha plus classiques, les règles de la cacherout par exemple, comme on l’a dit plus haut. J’ai personnellement écrit ma thèse rabbinique sur les incidences écologiques de l’interdit de destruction « bal tach’hit », une des 613 mitsvot, un peu trop négligée, mais qui existe tout de même. 

Dans ma thèse, je démontre qu’un judaïsme qui se limite à une forme trop technique de discussion perd sa pertinence. Techniquement, je peux démontrer que la destruction est permise dès lors qu’il y va de mon intérêt immédiat. Il faut absolument introduire dans la discussion une dimension de « métahalakha », c'est-à-dire de pensée de la halakha. La loi juive ne doit pas être réduite à une discussion technique et quasi « magique », elle doit mener quelque part, être portée par des valeurs profondes. Cela fait à mon avis défaut dans une bonne part de l’orthodoxie contemporaine. Je démontre également la subjectivité du discours halakhique : certaines mitsvot ont plus de chance que d’autres et sont mieux investies. Pourquoi ? Parce que certains rabbins y ont été plus sensibles, c’est purement subjectif. Est-ce justifié ? Je ne le pense pas et je constate même un certain déséquilibre dans le choix des sujets investis par les rabbins des dernières générations. Tout cela doit être regardé avec distance et rien n’empêche d’investir l’interdit de destruction au même titre que l’interdit du mélange du lait et de la viande, par exemple. C’est juste une question de volonté subjective des rabbins. 

Au sein du mouvement massorti, nous avons une sensibilité à ce genre de questions que nous travaillons avec sérieux. Pour autant, je ne pense pas que les courants du judaïsme contemporain devraient différer sur ces choses. C’est avant tout un problème d’éducation et de sensibilité. Il est vrai que le spectacle des parcs israéliens, après les pique-niques de Lag Baomer ou autre, est effrayant : des masses de Juifs religieux jettent absolument tout par terre ! Une promenade dans les arrière-cours de Méa Shearim vaut également son pesant d’ordures ménagères et de sacs plastique qui jonchent le sol… Mais si leurs rabbins élevaient un peu la voix, il en irait autrement. Le problème est que leurs rabbins n’y pensent même pas, ils sont totalement déconnectés de la réalité d’aujourd’hui au profit d’un monde qui s’accroche à une réalité mentale d’il y a quelques siècles.

Je reste convaincu que le judaïsme doit se préoccuper de la pertinence de son discours pour l’homme contemporain et donc aborder ces questions avec le sérieux qu’elles méritent. Il en a les moyens. 

Je me sens proche du mouvement massorti que je trouve intéressant et équilibré, mais je suis un Juif pratiquant comme un autre. La question n’est donc pas celle du judaïsme massorti ou autre, mais du judaïsme tout court. Il ne faut pas se laisser piéger par les étiquettes. Cela est vrai pour tout sujet. Mon appartenance au mouvement massorti me donne simplement une certaine liberté de parole et d’action impossible autrement, c’est tout. Il m’ouvre le champ des possibles. C’est bien pourquoi j’y trouve ma place. 

J’entends parfois l’argument selon lequel le peuple juif a trop de problèmes pour s’occuper d’écologie, en particulier en Israël. À mes yeux, cet argument est malsain. On a toujours trop de problèmes et alors, est-ce une raison pour abandonner la justice sociale, la volonté de progrès, la soif de savoir, l’idéal d’un avenir meilleur ? Au contraire ! Israël devrait justement devenir un pays exemplaire en divers domaines et notamment en ce qui concerne l’environnement. C’est le souci de l’idéal qui fait notre force et nous aide à mieux aborder nos problèmes.

Ce que le judaïsme a à dire en matière d’écologie peut-il avoir une portée universelle ?

La question de la portée universelle du judaïsme est complexe, quel que soit le problème abordé. Nous sommes un petit peuple (notre bilan carbone est donc réduit par définition…) et la religion juive n’a pas vocation à dicter sa conduite au monde. Cependant, l’impact symbolique du judaïsme est grand et la voix juive attendue. Enfin, la question n’est pas de savoir si le monde nous écoute, mais si nous faisons, à notre mesure individuelle et collective, ce qu’il faut pour préserver le monde. Le monde ne reposerait que sur 36 Justes, d’après la tradition, donc essayons d’être de ceux-là. Notre vocation est d’être exemplaires ; nous avons, sur bien des questions contemporaines, un certain effort à fournir pour y arriver.

Croyez-vous que quand Abraham est « parti vers lui-même » (lekh lekha), il avait conscience de la portée universelle de son geste ? Et Moïse qui se réveilla à son identité au buisson ardent ? L’universel est là dès lors que ce que nous faisons est juste. Le reste importe peu.


Publié le 24/04/2019


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=80