Depuis quelques décennies, l’homme prend la mesure de la fragilité de la nature et du fait que rien n’en garantit la pérennité. Cette prise de conscience s’accompagne d’un sentiment de responsabilité à l’égard de la planète. L’idée selon laquelle le devenir du monde est conditionné par l’éthique est déjà présente dans le Talmud qui considère que seule l’acceptation par l’homme de ses responsabilités morales assure le maintien du monde.
« J’ai peur de couver quelque chose disait la Terre à l’archange du père éternel. On m’a mis des hommes sur le dos et ça m’démange disait la Terre. Pitié pour le p’tit personnel. Dites au grand patron qu’i s’dérange j’ai des misères. J’ai peur de la sale migraine. Je tourne encore mais je tourne à la catastrophe disait la Terre. Alors que tous les supérieurs s’ramènent. » (La Terre et le père, Michel Jonasz). Les paroles de cette chanson résonnent en nous. À l'heure actuelle, nous prêtons une oreille attentive aux cris de désespoir de notre chère planète. Nous nous sentons coupables, tentons de réparer ce qui a été abîmé et nous réunissons pour trouver des solutions. Nous ressentons le vide éthique qui se crée entre le monde et nous. La nature s"affole, montre que ses ressources ne sont pas illimitées et qu’elle procède d’un ordre précis. Les hommes ont brisé l’écrin de son joyau. La nature s’est ternie et se trouve affaiblie.
L’homme et le monde semblent en suspens. Rien n’est perdu, mais comment gagner ?
Puisons dans les textes traditionnels pour comprendre ce que doit être notre relation à la nature.
Au sixième jour de la création du monde, Adam fut créé. Avant lui, les végétaux, les animaux, les mers et les océans, les astres, etc. nous pouvons nous interroger sur l'ordre de la Création. Pourquoi la nature précède-t-elle l'homme ? Cet ordre fournit-il de quoi penser le lien entre la Création de l'homme et celle di monde ? Lisons attentivement le récit biblique :
« Dieu créa l'homme à son image, c'est à l'image de Dieu qu'il le créa. Mâle et femelle il les créa. Dieu les bénit en leur disant : « Fructifiez et multipliez-vous ! Remplissez la Terre et dominez-la ! Commandez aux poissons de la mer, aux oiseux du ciel, à tous les animaux qui se meuvent sur la Terre ! » Dieu dit : « Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la Terre et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la semence ; ce sera votre nourriture. Et aux animaux sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui se meurt sur la Terre et poss!de une âme vivante, toute verdure végétale sera nourriture. » Et il en fut ainsi. Dieu vit ce qu'il avait bien fait. C'était parfaitement bien. Le soir se fit, puis le matin, ce fut le sixième jour » (Genèse 2, 27-31).
Ce passage nous rappelle que le monde a été créé pour servir et obéir à l'homme. Dans ces versets, on a le sentiment que le monde ne servirait à rien sans lui, qu'il pourrait retourner au néant si l'homme n'y demeurait pas. En choisissant cet ordre, Dieu montre à l'homme qu'il lui offre le monde. Mais si Dieu détient le pouvoir créateur premier, il demande toutefois à l'homme de la seconder et de profiter du monde qui l'entoure. Il n'est cependant pas encore question d'un quelconque pouvoir créateur de l'homme sur le monde mais de sa simple jouissance de celui-ci. Cependant, Rachi (le célèbre commentateur français du Moyen Âge) nous invite à lire ces versets différemment. Il explique ce qu'est le sixième jour évoqué en se concentrant sur l'analyse de la lettre hébraïque hé (qui correspond à l'article défini) qui précède les mots « sixième jour » : yom hachichi et non yom chichi (ce que le lecteur attendait car aucun article ne précède les cinq jours de la Création). Que signifie donc ce hé supplémentaire ? Rachi écrit : « Tout est en suspens dans l'attente du (fameux) sixième jour : celui du mois de Sivan, destiné à la révélation de la Tora au Sinaï. » Ce commentaire puisé dans le Talmud (traité Chabbat p.88a) signifie que le monde n'a pas été achevé au sixième jour mais qu'il est resté en suspens jusqu'à un autre « sixième jour », le 6 Sivan, jour de l'acceptation de la Tora par les Enfants d'Israël au pied du Sinaï. Le monde n'est véritablement viable que lorsque le joug de la Loi est accepté. Et le Talmud dit même que si la Loi n'avait pas été acceptée, le monde serait retourné au néant. Ce qui fera dire à Levinas que l'éthique précède l'ontologique. L'acceptation par l"homme du « mode d'emploi » du monde en contienne l'existence, la Création n'étant affermie et définitive que lorsque l'homme accepte d'en endosser la responsabilité. Cette idée est reprise par un autre commentaire portant sur les versets suivants :
« Telles sont les origines du ciel et de la Terre, et aucune herbe des champs repoussait encore car l'Éternel-Dieu n'avait pas fait pleuvoir sur la Terre, et d'homme, il n'y en avait point pour cultiver la terre » (Genèse 2, 4-5). Pourquoi cette redite quant aux origines du monde ? Ces versets ajoutent un élément nouveau en précisant que l'homme fut créé pour cultiver la terre dont le devenir était conditionné par son arrivée. Et Rachi d'expliquer : « L'herbe des champs ne poussait pas encore (...) Et s'il est écrit au troisième jour que la terre produisit, les plantes n'en étaient pas moins restées à fleur de terre jusqu'au sixième jour. Car Dieu n'avait pas fait pleuvoir. Pour quelle raison ? Parce qu'il n'y avait point d'homme pour cultiver la terre et pour apprécier le bienfait de la pluie. Lorsque l'homme est arrivé, il a compris que le monde a besoin de pluie et a prié pour elle. La pluie est tombée et a fait pousser arbres et végétaux. » Certes, la nature existait. Mais elle attendait l'homme pour être mise en mouvement. Selon le Talmud, la pluie est attirée (téchouka ) par la terre. Mais elle attend pourtant la prière de l'homme pour l'inonder.
L'homme a une responsabilité envers la nature car c'est lui qui la met en marche. Créé à l'image de Dieu, il détient un pouvoir créateur. Mais jusqu'où ca son pouvoir créateur et quelle est la nature de la responsabilité qu'il endosse vis-à-vis de la nature ? Là encore, l'homme doit suivre l'exemple de Dieu qui a lui-même limité son pouvoir créateur. L'un des noms divins est Chadaï, ce que la tradition interprète comme la contraction de chéamar léolamo daï !, « Celui qui dit à son monde : stop ! ». La toute-puissance divine repose également sur la capacité d'autolimitation dont témoigne le chabbat divin puisque Dieu interrompt son oeuvre créatrice le sixième jour. Créer, c'est aussi limiter sa création. Comme l'écrit le rav Fohrman dans Les preuves d'Avraham « c'est quand on cesse de créer que l'on crée vraiment. Le dernier véritable acte de création, c'est de laisser aller sa création. Si on ne s'arrête pas, on ne créé jamais vraiment ». Dans le récit biblique, Caïn incarne l'incapacité humaine de limiter le pouvoir de création et la soif de possession. Son refus d'offrir au Créateur ses plus belles offrandes, les prémices de ses fruits, montre qu'il ne considère plus Dieu comme détenteur du pouvoir créateur premier. Tel est en effet le sens biblique des prémices : donner ses premières récoltes, c'est penser le monde avec justice. Dieu est ce tiers entre la création humaine et l'homme lui-même. La présence divine et la notion d'offrande introduisent une distance, un manque, de l'espace, là où il y aurait risque de fusion et de trop-plein. Il en va de même, symboliquement, du prélèvement rituel de la 'hala (prélèvement rituel d'une partie de la pâte une fois pétrie). Il s'agit de prélever de la Totalité pour l'autre au nom de l'Autre, le transcendant. Caïn le sédentaire évalue mal sa relation à Dieu et au monde et ne comprend pas qu'en rejetant son offrande Dieu veut lui apprendre le « juste manque ». Son frère Abel est un nomade, un berger qui donne ce qu'il a de mieux et montre qu'il sait maintenir une certaine distance envers ce qu'il possède. Il conçoit l'existence d'une limite fixée à son pouvoir sur la Création. L'attitude contraire, celle de Caïn (dont le nom évoque l'idée de possession absolue), mène au pure. Dieu punit le crime de ce dernier par une errance durant sept générations, autrement dit il l'oblige à se nomadiser pour repenser son rapport fusionnel et consumériste au monde.
Au commencement, le monde était en suspens et attendait l'homme pour se mettre en marche et être assuré de sa pérennité, garantie par l'investissement humain et l'acceptation de ses responsabilités. Aujourd'hui, il en va de même pour notre monde : il attend le « coup de pouce » humain nécessaire à sa remise en marche et à son possible renouvellement.
L'homme pense que c'est uniquement en agissant sur la nature qu'il révèle sa grandeur. La tradition juive propose une autre démarche. Nous devons avoir l'humilité de comprendre que notre pouvoir créateur réside dans notre capacité à mettre le monde en marche puis à s'en porter garants, notamment en limitant notre emprise lui lui. Maïmonide écrit dans son Michné Tora : « Lorsque l'homme considère les oeuvres et les créatures de Dieu, merveilleuses et grandes, lorsqu'il y aperçoit la sagesse divine, incomparable et infinie, il se sent aussitôt envahi d'un sentiment d'amour, il loue et il célèbre. » Plutôt que de s'enorgueillir de son pouvoir démiurgique sur le monde, l'homme doit surtout sentir le poids de ses responsabilités à son égard qui passe par l'autolimitation de son emprise sur la nature.
Publié le 22/03/2019