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Vers un nouveau paradigme ?

Ecrit par Gabriel Abensour - Enseignant et cofondateur du Beit Hamidrash Ta-Shima

Les enjeux écologiques actuels nécessiteraient de la part du judaïsme un changement de paradigme. S’il est peut-être souhaitable, il ne saurait se faire dans l’urgence car l’anthropocentrisme est central dans la vision juive du monde. Loin de nier le problème ou d’y répondre trop hâtivement, le relatif mutisme des rabbins en matière d’écologie est une position sage, le temps de repenser leur approche à grande échelle, en puisant dans les trésors de la tradition interprétative du judaïsme.


La Tora s'interprète. Voilà l'une des principales particularités du judaïsme rabbinique, à laquelle L'éclaireur avait d'ailleurs consacré son précédent numéro. Mais si l’interprétation est, depuis deux millénaires, le moteur de la tradition juive, celle-ci ne se fait pas sans règles et sans rigueur. L’interprétation se fait notamment sur la base d’axiomes et de paradigmes lui donnant un cadre. Certains sont explicites. Par exemple, la tradition rabbinique n’aurait plus de sens si les axiomes de l’existence de Dieu ou de la Révélation étaient supprimés. D’autres sont des paradigmes plus fluides mais dont la modification entraine elle aussi des remous durables. À l’époque talmudique, le passage de la centralisé du Temple à la centralisé du texte a, par exemple, provoqué un séisme théologique dont les secousses continuèrent durant des siècles. Le rejet de l’anthropomorphisme, que nous devons surtout à la propagation des écrits de Maïmonide, provoqua lui aussi un âpre et violent débat.

Sans ces paradigmes, sans vision du monde autour de laquelle la Tora s’articule et se développe, le message religieux serait informulable et resterait dans des cieux inatteignables. Mais admettre l'existence de paradigmes latents, à la base de l'édifice religieux, c'est toucher du doigt les limites du discours religieux ne pouvant pas s’énoncer en dehors de ceux-là. Si le paradigme change, c'est l'édifice tout entier qui menace de s’écrouler, emportant avec lui les siècles de traduction, de verbalisation et de formulation du message religieux.

Dans cet article, j’aimerais soutenir l’idée selon laquelle l’anthropocentrisme, considérant l’homme comme le centre de la Création, fait partie de ces paradigmes autour duquel la Tora a été interprétée des siècles durant. Or l’écologisme, au cœur de ce numéro, a depuis longtemps dépassé le cadre scientifique du réchauffement climatique ou le cadre civique du recyclage et de la nourriture bio pour devenir un nouveau paradigme, écocentrique, invitant l"humanité à adopter une nouvelle vision du monde. L’homme ne serait plus au centre mais constituerait une forme de vie parmi d'autres, formant ensemble un tout interconnecté et harmonieux.

Dès lors, le mutisme juif fait face aux questions écologiques n'a pas a être considéré comme un désintérêt pour le sujet, mais peut, au contraire, prouver une prise de conscience du changement radical de paradigme qui se met en place. Pendant des millénaires, la tradition juive, à l'instar de la plupart des cultures humaines s'est articulée autour d"une vision du monde anthropocentrique qui faisait de l'homme l'apogée de la création, lui ordonnant de coloniser la terre, "de l'assujettir, de dominer les poissons de la mer, les oiseaux des cieux et toute bête qui se meut sur la terre" (Genèse 1,28). Si le paradigme change, c'est une part considérable du discours religieux est menacée et qui doit entreprendre un laborieux travail de réarticulation. Face à la grandeur de la tache, une abstention temporaire est, de loin, la plus judicieuse des attitudes religieuses. 

À bien des égards, nous pouvons comparer l'écologisme à la révolution copernicienne qui avait elle aussi proposé un changement paradigmatique. Lorsque Galilée présenta son modele héliocentrique, celui-ci se basait, a priori, sur des observations scientifiques indépendantes de toute considération religieuse. L'Église du XVIIè siècle ne manquait d'ailleurs pas d'intellectuels et d'hommes de sciences, capables d'apprécier le sérieux du travail. Mais l'abandon du géocentrisme pour le modèle copernicien n'était pas qu'un enjeu scientifique. Il mettait brutalement fin au paradigme sur lequel s'était construite la religion catholique, remplaçant la providence divine par la causalité pure, exilant Dieu vers les cieux. L'Église de l'époque fit le choix du déni, menaçant Galilée du bûcher et accordant un sursis aux théologiens. Bon gré, mal gré, le nouveau paradigme s'imposa, rendant la position de l'Église de plus en plus instable. Le déni n'étant pas une abstention, celle-ci devint contre ses intentions premières, l'ennemie de la Raison, perdant sa crédibilité et son aura d'antan. Les mêmes réflexes obscurantistes se retrouvent aujourd'hui chez les évangélistes américains au sujet de l'écologisme. Si ces derniers arrivent à repousser l'échéance d'une réarticulation théologique, les retombées n'en seront que plus tragiques. 

Une autre attitude religieuse que le déni ou l'abstention face à un changement de paradigme est l'apologie. Cette fois, ce n'est pas le nouveau mais l'ancien paradigme qui est nié, au profit d'une lecture superficielle et cosmétique, réordonnant à la va-vite des traditions et des textes plurimillénaires. Étonnamment, l'apologie peut prendre deux formes contraires : chez les conservateurs, on maintiendra l'intégralité du corpus traditionnel tout en lui faisant violence pour le faire coller à la nouvelle narration ; chez les progressistes, on amputera à souhait le corpus traditionnel, pour ne laisser que les sources corroborant le nouveau paradigme. Les uns nous proposeront des interprétations rocambolesques, les autres des textes édulcorés et sans saveur. Pour les deux, le nouveau paradigme sera érigé en narration unique et éternelle, réduisant à néant des siècles de créativité religieuse, manipulant la tradition et instrumentalisant, voire falsifiant, les textes. Nous voilà revenus à notre point de départ : confrontée au nouveau paradigme écologique, l'abstention rabbinique n'est plus un tort mais une forme de modestie face à la grandeur de la tâche. 

Néanmoins, il me semble qu'il s'agit là d'un équilibre instable, offrant un temps de réflexion salutaire, mais conduisant nécessairement à la réarticulation du corpus traditionnel autour du nouveau paradigme. Comme nous le disions plus haut, le monde juif a connu ruant son histoire quelques changements paradigmatiques majeurs. Certains nécessitèrent une réarticulation gigantesque, d'autres nécessitèrent des réarticulations plus modestes mais à l'impact non moins important. 

Si la tâche n'est pas des moindres, le judaïsme a l'avantage de posséder une tradition interprétative plurielle, lui offrant les outils nécessaires à ce travail de réarticulation à grande échelle. Un midrash spécifique me paraît jeter les bases de ce qui peut être une réarticulation paradigmatique autour de l'écologisme : 

1. Comme à son habitude, le midrash propose une lecture non littérale du verset. Ma traduction suit la lecture proposée par la midrash. Une tradition littérale donnerait : "Tu m'as cerné par derrière et par devant."

2. Béréchit Rabbat 8,1.


Selon ce midrash, la Tora propose deux visions radicalement opposées de l'ordre de la création du monde, pouvant être vues à la fois comme évolution ou involution graduelle. Selon la première vision, l'humain fut créé juste avant l'ange, ce qui confirmerait le paradigme anthropocentrique. Selon la seconde vision, la hiérarchie est inversée et l'humain, dernière création du vivant, n'aurait pas plus d'importance qu'un moustique. 

Ce midrash propose de faire dépendre le choix du paradigme de la conduite de l'homme. Si celui-ci est méritant, le voilà au somment de la création. S'il faillit à son rôle, le voilà tel un organisme anonyme au sein de la diversité du vivant. L'anthropocentrisme et l'écocentrisme ne sont plus deux contraires irréconciliables mais deux lectures légitimes dépendantes des actions humaines. Néanmoins, ce midrash se contente d'ouvrir une piste, nous indiquant que la réinterprétation est possible, sans pour autant la faire à notre place. 

Pendant des millénaires, la tradition juive s'est développée autour du paradigme de l'homme méritant, maitre de la nature et roi du vivant. Depuis deux siècles, l'action humaine a modifié l'environnement au point de menacer sa propre continuité. L'humanité elle-même, par ses actes, s'est condamnée à adopter un nouveau paradigme pour se sauver. Ce paradigme, le judaïsme ne peut ni le nier, ni l'intégrer artificiellement. Il choisit pour l'instant de se taire, d'observer, d'assimiler la grandeur du moment et l'ampleur du défi. Le travail de réarticulation viendra en son temps.


Publié le 15/03/2019


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