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Des livres à lire !

Ecrit par Frison

Dieu n’a jamais voulu ça, Jonathan Sacks (éd. Albin Michel)

La sortie de « Dieu n’a jamais voulu ça » (Not in God’s Name) est un événement en soi. D’abord parce qu’il s’agit de la première traduction en français d’un ouvrage de Jonathan Sacks, ancien Grand rabbin du Royaume-Uni, membre de la Chambre des Lords etauteur prolifique. Alors que son œuvre est très largement diffusée dans les paysanglo-saxons, elle est très peu connue en France, bien qu’elle semble parfaitement correspondre aux enjeux des communautés juives occidentales largement sécularisées et pourtant travaillées par la réémergence de phénomènes religieux, interrogées par la visibilité toujours plus forte de l’islam dans le débat publique, interpellées par les apories de l’individualisme et par le technicisme d’une époque qui a progressivement fait s’effondrer toutes les structures institutionnelles collectives.

Ensuite, parce que, d’un point de vue spécifiquement juif, cet ouvrage recèle d’interprétations à la fois audacieuses et néanmoins fondées sur des sources traditionnelles, qui permettent de repenser la relation du peuple juif au christianisme et à l’islam, à rebours de certains discours qui prolifèrent sur Internet cadencés sur un même refrain : les Juifs auraient une rivalité ontologique et indépassable avec Esaü et Ismaël, archétypes dans la pensée rabbinique, des deux autres monothéismes.

Jonathan Sacks se confronte d’abord à la dimension explosive de la religion dans l’histoire ainsi que ses mutations dans l’espace contemporain : pourquoi la religion contient-elle systématiquement un potentiel de violence ? Pourquoi est-elle, cette religion, malgré tout inévitable ? Quelles sont les particularités du monothéisme du point de vue de la violence religieuse ? Comment neutraliser ses effets les plus néfastes ? A travers un vaste développement, aussi clair que percutant, Lord Sacks déroule un argumentaire foisonnant dont le pivot se trouve dans ce concept de rivalité fraternelle. Dieu aurait une préférence envers un de ses enfants, ce qui automatiquement disqualifierait les autres, pourtant frères, et rendrait leur élimination possible. C’est cette hypothèse funeste que le judaïsme aurait rejetée. Dans les mots de l’auteur : « Serait-il possible que la Bible hébraïque ait compris, à l’instar de Freud et de Girard, que la rivalité fraternelle est la forme primordiale de la violence ? Et que, plutôt que de la cautionner, elle cherche en fait à la miner, à la subvertir, à la contester, pour in fine la remplacer par une compréhension radicalement différente de notre relation à Dieu et à l’Autre humain ? » Les interprétations de Sacks sont précises et innovantes, notamment lorsqu’il aborde les célèbres rivalités fraternelles de la Bible : Isaac et Ismaël, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères.

A titre d’exemple : Ismaël n’est pas l’ennemi juré du peuple juif. Na’hmanide, par exemple, est très critique envers Sarah lorsqu’elle oblige Abraham à chasser Hagar avec son fils Ismaël. De nombreux textes rabbiniques révèlent par ailleurs qu’Abraham a continué à se préoccuper d’Ismaël et à l’aimer et il se remaria avec Hagar, après la mort de Sarah. La force interprétative de ce passage, c’est que « si Dieu choisit, il ne rejette personne ». Isaac et Ismaël auront des chemins divergents, chacun avec leur logique propre, mais, là encore, il serait erroné d’y voir une opposition farouche et imprescriptible.

Pour Esaü, qui symbolise dans la tradition rabbinique la civilisation romaine puis le christianisme, le Grand rabbin Sacks ne nie pas qu’il puisse y avoir une lecture tragique soulignant l’opposition indépassable d’Esaü et de Jacob. L’interprétation qu’il fait du texte vient pourtant subvertir cette lecture : Jacob a pensé que, pour être digne de la bénédiction de son père, il fallait qu’il ressemblât à son frère et c’est son désir mimétique qui trouble son destin. Désir dont il va se défaire lors de sa lutte avec l’ange, qui précède donc la rencontre apaisée qui va suivre avec son frère. Cette lecture n’est pas une hypothèse hors-sol : elle se fonde sur les interstices du texte, sur ses ambiguïtés volontaires, et sur une certaine forme de logique. Elle est parfois opposée à une certaine exégèse juive classique, mais seuls ceux qui pensent que celle-ci est homogène et monolithique s’en étonneront. Les autres décideront si la démarche de Jonathan Sacks est pertinente et crédible. Nous la trouvons pour notre part extrêmement convaincante, c’est ce qui rend cet ouvrage si précieux.

The Limits of Orthodox Theology - Maimonides’ Thirteen Principles Reappraised, Marc B. Shapiro (éd. Littman)

Pour évaluer la façon dont les Juifs et les Chrétiens se positionnent par rapport à leur degré de proximité avec leur religion, les Chrétiens se posent souvent la question : « Crois-tu en Dieu ? » C’est ce qui semble départager ceux qui sont engagés dans une démarche spirituelle et les autres.

Les Juifs se posent plus rarement cette même question. En général, ils préfèrent : « Respectes-tu le chabbat ? » ou « Manges-tu casher ? » Une interrogation liée à leur mode de vie. Cela pose une question fort intéressante : si ce que doit « faire » un Juif est assez clair et normé, qu’en est-il de ce qu’il doit croire ?

L’un des ouvrages de référence pour répondre à cette question est un livre d’un universitaire américain, dont l’œuvre et l’érudition sont véritablement impressionnantes. Il s’agit du professeur Marc Shapiro, qu’on peut qualifier de spécialiste de l’histoire intellectuelle du judaïsme. Publié en 2004, ce livre fit grand bruit en Israël et aux Etats-Unis, mais comme souvent, la France y a été imperméable. Son ambition n’est pas de réfuter une quelconque « théologie orthodoxe » mais de montrer que celle-ci est mouvante, qu’elle ne connaît pas de consensus clair sur la question des croyances et surtout que les treize articles de foi de Maïmonide ne peuvent pas, du point de vue du judaïsme, constituer l’alpha et l’oméga de ce en quoi un Juif doit croire pour se voir décerner un certificat de « non-hérésie ».

Cet ouvrage, loin d’être un pamphlet, remet en question beaucoup de préjugés diffusés largement dans le monde juif. En refermant le livre de Shapiro, on est finalement convaincus que s’il existe des dogmes dans le judaïsme, bien malin celui qui pourrait édicter de façon claire et non contestable leur contenu. Plus cocasse encore, cette question se révèle être d’une suprême ironie, puisque le pilier central du dogme juif proviendrait donc d’un maître (Maïmonide) qui s’est fait traiter d’hérétique de son vivant et encore plusieurs années après sa mort du fait de son Guide des Egarés !

La place nous manque ici pour approfondir la façon dont Shapiro réduit à néant chacun des principes de foi de Maïmonide qui sont tous sont abordés de manière très détaillée.

Shapiro montre qu’il existe par exemple de multiples sources traditionnelles démontrant que Dieu a véritablement un corps, à rebours du principe fort d’incorporéité de Dieu, inculqué à tout enfant juif.

Il traite également du principe selon lequel notre Tora actuelle est la même que celle que Dieu a donnée à Moïse. Il n’est pas question, pour réfuter ce principe, de faire appel à un quelconque argument issu de la critique biblique ou de la science archéologique. L’idée est de rester au cœur des sources reconnues de la tradition juive pour prouver que ce dogme n’est pas tenable.

Il faut en effet rappeler que le texte actuel de la Tora est le résultat du travail des Massorètes et que le texte le plus fidèle auquel les Juifs d’aujourd’hui se réfèrent est le Codex d’Alep. Auparavant, il est douteux que tous les Juifs se soient réunis autour d’un seul texte uniforme. Qui le dit ?

Eh bien le Talmud où l’on apprend que déjà à l’époque, les rédacteurs du Talmud de Babylone avaient perdu l’expertise leur permettant de savoir si des mots étaient écrits de façon pleine ou « défective » (s’ils doivent s’écrire avec ou sans vav). Il existe donc des centaines d’incertitudes dans le texte de la Tora quant à l’orthographe exacte d’un mot, ce qui rend évidemment caduque toute initiative visant à prendre le texte actuel de la Tora et à en faire une matrice référentielle pour je ne sais quel calcul mathématique. Il est aujourd’hui admis que la version de la Tora de Maïmonide était conforme à la version yéménite actuelle. Ce qui veut donc dire que les Ashkénazes et les Séfarades du monde juif seraient en fait des hérétiques du point de vue de Maïmonide !

A l’origine, ce livre est parti d’un article plus concis visant à prouver que les treize principes de foi de Maïmonide ne constituaient certainement pas le dernier mot en matière de théologie juive. Cet article, dit Marc Shapiro, a fait l’effet d’une bombe dans les milieux orthodoxes (pas en France évidemment où ce livre est passé relativement inaperçu). La dernière phrase de conclusion de Shapiro est inspirante : « The fact that Maimonide placed the stamp of apostasy on anyone who disagreed with his Principles did not frighten away numerous great sages from their search for truth. The lesson for moderns is clear. » En bref, un Juif digne de ce nom ne peut absolument pas se laisser impressionner par un argument, fût-il prononcé par un géant tel que Maïmonide. A une époque où les positions théologiques et dogmatiques tendent à se rigidifier, la leçon est rafraîchissante.

Publié le 01/03/2019


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