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La révolte de Bar Kokhba

Ecrit par Gabriel Blokor - Enseignant

On trouve dans la Hagada de Péssa’h, texte lu lors de la soirée pascale qui commémore la sortie d’Egypte, un récit étonnant, tiré du Talmud : « On raconte que rabbi Eliézer, Rabbi Josué, rabbi Eléazar ben Azaria, rabbi Akiba et rabbi Tarfon étaient accoudés à Bné Brak. Ils parlèrent toute cette nuit-là de la sortie d’Égypte jusqu’à ce que leurs disciples viennent leur dire : « Maîtres, le temps de la prière (le Chéma) du matin est arrivé. »


Ce célèbre récit a pour but premier de nous rappeler que même des érudits illustres comme les sages cités doivent s’entretenir, le soir de Pâque, des leçons à tirer de la libération des Hébreux, quitte à y consacrer la nuit. Preuve qu’il y a toujours de nouveaux enseignements à tirer d’une histoire pourtant vue et revue. Toutefois, cette anecdote talmudique en apparence anodine pose d’innombrables questions : pourquoi ces rabbins ne passent-ils pas le séder en famille, comme de coutume ?

Pourquoi même leurs élèves sont-ils absents de leur étude féconde alors que la transmission est au cœur de cette fête ? Où sont donc attablés ces sages pour qu’ils ne soient pas capables par eux-mêmes de se rendre compte que le jour s’est levé ? Que font-ils, enfin, à Bné Brak (ville talmudique devenue aujourd’hui le bastion de l’orthodoxie israélienne), dont rabbi Akiba est le guide spirituel alors qu’ils exercent chacun d’éminentes fonctions à Yabné ou à Lod ?

L’une des réponses à ces interrogations consiste à lire entre les lignes de cette narration l’évocation d’une réunion se- crète des plus grands sages d’Israël à l’initiative de rabbi Akiba. Ce dernier est au centre de la célèbre révolte de Bar Kokhba. Rappelons le contexte : après avoir détruit le Second Temple, les Ro- mains continuent à sévir dans la région qu’ils occupent et à saper les fondements de l’identité juive. Encouragé par rabbi Akiba, Bar Kokhba (« le Fils de l’étoile ») organise avec ses troupes une insurrection contre l’occupant romain en réaction outrée à la décision prise par l’empe- reur Hadrien d’ériger un monument à la gloire de Jupiter à l’emplacement du Temple de Jérusalem. En 132, Bar Kokhba parvient à rétablir l’indépendance de la Judée jusqu’en 135. Le soutien de rabbi Akiba, qui voyait en lui un véritable messie, fut décisif dans cette aventure. C’est donc de ce projet de rébellion que le rabbin veut entretenir ses collègues dans le plus grand secret (ce qui explique leur réunion dans la ville d’Akiba, en l’absence de tout témoin, à l’abri des regards dans une cave, ou une pièce aux volets clos, surveillée par de fidèles élèves). Le ralliement des autres maîtres n’est pas gagné car beaucoup de sages, à l’époque, sont partisans d’une attitude résignée et pragmatique qui consiste à ne pas s’attirer le courroux de l’occupant romain pour limiter les dégâts et tenter, par la voie diplomatique, de préserver l’identité juive.

Reste cependant une question de taille : pourquoi choisir précisément le soir de Péssa’h pour une telle réunion politique ? N’est-il pas plus raisonnable de laisser passer la fête et ses jours chômés pour évoquer ces questions délicates ? Ces illustres guides spirituels auraient pu passer ces moments solennels dans leurs familles et communautés respectives pour reprendre un peu plus tard leur lourde charge. Il n’en a rien été. Car la mémoire juive est une mémoire orientée vers l’action présente. Quelle folie c’eût été, aux yeux de rabbi Akiba, d’évoquer la liberté naguère retrouvée par le peuple au temps du Pharaon alors qu’elle est bafouée aujourd’hui ! À quoi bon s’accouder pour parler de la fin de l’esclavage si le temps présent fait à nouveau de nous des êtres asservis ? Tout le génie de rabbi Akiba est là : le séder n’a de sens que s’il pose la question de la libération de façon actualisée. Il ne s’agit pas de se souvenir que nous sortîmes autrefois d’Egypte mais de se demander comment continuer, de génération en génération, à nous libérer et à aider les autres à s’affranchir de toutes les formes de servitudes politiques, sociales ou psychiques. Dès lors, la soirée pascale que propose le sage se place sous le signe du présent : quelles leçons tirées du récit biblique sont à même de nous éclairer sur les moyens de nous débarrasser du joug romain ? Racontée uniquement au passé, la sortie d’Egypte serait indécente. Il n’est donc de meilleure occasion que le soir du séder pour fomenter la révolte. À l’instar de celle organisée par Moïse en son temps, celle-ci sera menée sous l’impulsion du Moïse de sa génération (Akiba a, comme son modèle, lui aussi grandi dans un milieu étranger et vécu cent-vingt ans). Selon un autre récit talmudique, Moïse lui-même, à qui Dieu aurait montré l’avenir, reconnut en rabbi Akiba un digne successeur du fait de sa capacité, précisément, à actualiser les enseignements bibliques. Cette attitude donne tout son sens à cette formule de la Hagada : « Chacun doit se considérer comme sortant lui-même d’Egypte. » Non pas s’imaginer qu’il aurait pu être au nombre des Hébreux d’autrefois mais se demander de quelle Égypte (en hébreu, le mot mitsraïm évoque toute forme d’étroitesse et d’enfermement : métsarim), intérieure ou extérieure, il est présentement question de faire tomber les murs.

Mais revenons à la révolte. Les Romains furent d’abord désemparés par l’instauration d’un État juif indépendant en Judée, défendue par l’armée de BarKokhba. Ce dernier voulait même faire reconstruire le Temple de Jérusalem. Une légion romaine ayant été décimée, on envoie depuis Rome douze légions, soit plus du tiers de toute l’armée romaine. C’est insoutenable pour Bar Kokhba et les siens qui se replient dans la forteresse de Bétar, au sud-ouest de Jérusalem. Les Romains prennent Bétar en 135 et massacrent tous ses défenseurs. Jérusalem est alors rasée, interdite aux Juifs et on y bâtit une cité romaine : Ælia Capitolina.

Bar Kokhba est parfois appelé Bar Kociba ou Bar Koziba, ce qui peut se traduire par « fils du mensonge ». Selon certains, c’est son nom d’origine et il ne fut nommé Bar Kokhba qu’en gagnant en renommée. Selon d’autres, au contraire, ce nom est postérieur à la défaite et fut adopté quand les promesses messianiques qu’il incarnait furent déçues. Rabbi Akiba lui-même reconnut son erreur.

Publié le 01/03/2019


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