Brisk ! Prononcer ce mot, c’est évoquer le génie d’un raisonnement talmudique exigeant, en quête de rigueur et d’abstraction. Mais comment le nom yiddish d’une petite ville (Brest-Litovsk, située aujourd’hui en Biélorussie) est-il devenu irrémédiablement associé à la méthode d’étude talmudique la plus audacieuse qu’ait produite le judaïsme d’Europe de l’Est du XIXe siècle ?
Brisk, ou la science du droit talmudique
En Europe de l’Ouest, les juristes du XIXe siècle, influencés par les impressionnants succès des sciences naturelles, développèrent une nouvelle vision du Droit : l’étude de la Nature devenait le modèle à suivre pour la réflexion juridique. Il s’agissait d’en emprunter les méthodes d’analyse et de justification formelle, et parfois même les métaphores (comme le concept de « source » du droit).
Bien loin de ces réflexions abstraites, à la même époque mais dans la tranquille bourgade de Volozhin, en Lituanie, d’éminents rabbins transformaient radicalement l’étude traditionnelle du Talmud. Ici aussi, la loi juive (halakha) était désormais vue, pour la première fois, comme une forme de « science ». Pourtant, les artisans de ce changement vivaient dans une insularité culturelle quasi totale, bien loin des bouillonnements intellectuels qui agitaient le monde académique d’Europe de l’Ouest. Toute forme d’influence directe semblant dès lors exclue, il faut admettre que la nouvelle école est un développement indépendant de la pensée juive : confrontés à des défis considérables, mais qui leur étaient spécifiques, les rabbins articulèrent des réponses curieusement proches des réflexions développées en Europe de l’Ouest. Le judaïsme d’Europe de l’Est faisait alors face à un puissant mouvement de sécularisation et d’émancipation (la haskala) qui cherchait à transformer en profondeur la vie juive traditionnelle. Des communautés entières menaçaient d’abandonner complètement l’observance des mitsvot afin de suivre la voie de la modernisation et de l’assimilation.
Dans ce contexte, la réponse de Brisk fut tout à la fois profondément traditionnelle et particulièrement audacieuse : il s’agissait de concevoir un nouveau paradigme herméneutique pour l’étude de la loi juive et, sur cette base, de confronter hardiment la modernité.
Le génie de cette démarche était de cumuler l’appel à la tradition et la réaffirmation de l’origine divine de la Tora avec l’invention d’un nouveau cadre d’étude, aussi intellectuel que stimulant, et capable de rivaliser avec les attraits extérieurs de la haskala.
Deux intuitions fondamentales
Le premier élément de base de la nouvelle école est le concept de Tora lichma (étude désintéressée de la Tora). Associée au nom de Rav ‘Hayim de Volozhin (1749-1821), fondateur de la prestigieuse yeshiva Etz ‘Hayim, cette approche voyait l’étude de la Tora comme le commandement religieux par excellence. Etudier passait avant tout !
Des générations passées, les rabbins avaient hérité une multitude presque infinie de détails pratiques et de normes minutieuses régulant pointilleusement les commandements religieux, le permis et l’interdit, le pur et l’impur, etc. Ce lourd matériau juridique, ils surent le transformer pour en faire une doctrine élégante et abstraite, faite de concepts juridiques interconnectés. La loi juive cessait d’être une accumulation de règles de vie pour devenir un immense édifice mental.
Les élèves étaient même censés prier rapidement afin de libérer plus de temps pour l’étude sacrée. Alors que l’étude de la Tora avait traditionnellement été dirigée vers la clarification de la loi concrète (halakha le-ma’asseh), le nouvel idéal de Tora lichma posait le postulat que la connaissance de Dieu s’acquiert à travers l’étude abstraite du texte talmudique. On étudiait désormais pour l’étude, et non pour pratiquer. Etre rabbin communautaire était considéré comme un pis-aller, l’idéal étant de devenir un savant talmudiste, lequel produit d’érudits commentaires sans jamais plonger ses mains dans le cambouis de la vie quotidienne.
Le second élément de la nouvelle école est l’émergence de la yeshiva moderne comme une institution totale (un concept que nous empruntons au sociologue américain Erving Goffman). Auparavant, les écoles talmudiques avaient toujours été intégrées au riche tissu communautaire et social de l’Europe de l’Est ; mais les avancées de la haskala les coupèrent de ce soutien naturel. Dans ce difficile contexte, la yeshiva de Volozhinse réinventa pour devenir une institution indépendante, une forteresse du monde traditionnel face à un océan de modernité hostile. Les étudiants étaient encouragés à maximiser le temps passé dans le beth hamidrash (salle d’étude) et à limiter les activités extérieures.
Volozhin servit de modèle à toute une nouvelle génération de yeshivot, lesquelles formaient désormais une élite rabbinique dont le but ultime était la poursuite de l’idéal religieux exaltant, quoique largement déconnecté de la « vraie vie » et des préoccupations des Juifs ordinaires, de Tora lichma.
Une nouvelle dynastie rabbinique : les Soloveitchik
Mais le réel fondateur de la nouvelle école d’étude talmudique analytique fut rav ‘Hayim Soloveitchik (1853-1918). Il était enseignant à la yeshiva de Volozhin lorsque cette dernière dut fermer ses portes en 1892 ; il devint alors, à la suite de son père, rav de la ville de Brisk, vers laquelle affluèrent de nombreux étudiants avides d’apprendre sa nouvelle méthode. Les plus brillants devinrent à leur tour de prestigieux dirigeants de yeshiva (R. Shimon Shkop, R. El’hanan Wasserman, R. Baroukh Ber Leibowitz, ...), et la famille Soloveitchik produisit, à chaque génération et jusqu’à nos jours, de brillants érudits.
La place nous manque ici pour donner les exemples qui permettraient de réellement saisir l’importance du changement opéré dans la méthodologie de l’étude talmudique. Mais, a minima, citons la différence importante entre ‘heftza et gavra (obligation réelle vs obligation personnelle). Ainsi, s’agissant de l’obligation religieuse de ne pas posséder de ‘hametz pendant la fête de Pessah, Rav ‘Hayim de Brisk voulut savoir s’il s’agissait d’une obligation s’attachant à l’objet (chaque morceau de pain étant dans cette logique frappé d’un interdit) ou à la personne (le propriétaire du pain étant obligé de s’en débarrasser). Sur la base de cette subtile distinction, Rav ‘Hayim expliqua une ancienne dispute entre les Sages du Talmud, puis éleva le niveau d’abstraction pour réfléchir sur ce qui constitue la nature même d’une obligation religieuse.
Quand la révolution se cristallise...
Le succès de la nouvelle méthode ne fut jamais démenti. De nos jours, la yeshiva de Brisk à Jérusalem, dirigée par le rav Avraham Yehochoua Soloveitchik, est l’une des plus prestigieuses du monde, et la majorité des autres yeshivot du monde ashkénaze (et souvent aussi du monde séfarade) enseignent le Talmud selon la méthode de Brisk.
A New York, le rav Joseph B. Soloveitchik (1903-1993) présenta, dans son ouvrage L’Homme de la Halakha, une traduction de l’idéal religieux de Brisk en termes philosophiques occidentaux contemporains.
Mais il en va ainsi des révolutions de l’esprit : elles finissent par s’assagir pour en venir, petit à petit, à se figer. Et l’ironie de la trajectoire de Brisk, à mon sens, est que la méthode ne représente plus guère la révolution intellectuelle de ses débuts... au contraire, elle est maintenant un facteur de paralysie de l’orthodoxie. Pourquoi ? Parce qu’une vision de la halakha comme une pure construction théorique signifie que la loi juive n’intersecte désormais plus vraiment avec la réalité. Les générations passées vivaient en harmonie avec leurs temps, et la halakha pouvait alors être graduellement mise au diapason d’une réalité changeante. Mais pour un Brisker, si la place sociale des femmes ne correspond plus à l’image de la loi juive, c’est la société qui a tort, et la Tora qui a raison.
La Tora de Brisk est céleste, pure de toute contamination extérieure ; or, le Judaïsme contemporain, confronté à des changements sans précédents historiques, aurait parfois bien besoin d’un peu plus de Tora terrestre...
Publié le 02/11/2018