À chaque numéro de L’éclaireur, un personnage biblique s’allonge sur le divan d’un psychanalyste, cette fois-ci, c’est Joseph.
Le patriarche Joseph, vice-roi d’Égypte, et Freud à Vienne, sont frères dans l’art de lire les rêves des Princes des nations. Mais qu’est-ce donc que lire ? L’interprète subtil doit mettre son grain de sel, ou son levain, dans le texte qu’on lui soumet. Quelle place de choix alors pour le Juif exilé que celle de lecteur, qui lui donne ainsi la barre sur les rêves et les aspirations de ses maîtres ! Freud et Joseph furent des vizirs, et leur talent, non strictement d’abord politique, eut une influence plus grande depuis leur place de « second » que celle qu’ils auraient eue dans leur patrie – si une telle chose avait existé pour eux. Il reste – Thomas Mann le montre merveilleusement dans sa tétralogie Joseph et ses frères, qui donna lieu à une belle correspondance entre l’écrivain et Freud – que Joseph eut une action très directe sur l’économie égyptienne, et qu’il la fit prospérer au point d’avoir contribué à en faire une économie du travail, voire même peut-être de l’esclavage.
Les histoires de Joseph sont comme un petit livre dans la Bible, très riche, qui a la saveur des Mille et Une Nuits ou des contes des Latins, ceux d’Apulée ou de Pétrone. Il ne cesse d’arriver des catastrophes, les péripéties s’enchaînent – on le jette dans une fosse, on le vend, il doit fuir une amante trop empressée, la fameuse femme de Putiphar, il est aux ordres d’un ennemi – et, en même temps, la vie lui est légère, allègre, et tout finit toujours bien, comme dans un chœur. N’est-il pas le seul frère de la Genèse à échapper à la malédiction qui frappe les fils abéliens ? N’est-il pas le seul, quoique ses frères lui firent friser la mort et le sacrifièrent presque, à lever la malédiction du fratricide ? Quel admirable diplomate que Joseph ! Revint à la fin de l’histoire à son frère Juda le pouvoir, mais à Joseph, sans conteste, l’influence diasporique d’une sorte de sachem.
« Ils l’ont exaspéré et frappé de leurs flèches, ils l’ont pris en haine, les fiers archers (…) mais son arc est resté plein de vigueur.» D’où vient la force de cet arc qui semble ne jamais débander ? Le verset donne une réponse par Dieu : « Son arc est resté plein de vigueur et les muscles de ses bras sont demeurés fermes grâce au Protecteur de Jacob. » Mais c’est aussi dans l’enfance de Joseph qu’il faut chercher l’origine de la forme de bénédiction permanente qui semble lui être accordée. Béni de Dieu et du père.
Un des piliers de la théorie freudienne est le narcissisme, que Freud a élevé au rang de véritable fonction. Il y a deux narcissismes pour Freud, les narcissismes primaire et secondaire. Melanie Klein et Lacan voulurent du reste les unifier. Le narcissisme primaire est cet amour de soi du bébé encore non séparé du monde. La libido du tout-petit est tout entière tournée vers lui-même. Le sujet, en grandissant, la dirigera vers les objets du monde, puis fera retour sur lui-même, plus ou moins narcissisé par les objets de rencontre, par les récompenses qu’il obtiendra, par l’amour qu’il recevra, par la confiance en somme que le monde lui accordera et qu’il saura retirer aussi de ses expériences, même mauvaises.
Joseph fut narcissisé par son père Jacob d’une extraordinaire façon. Trop, sans doute même, pour devenir un bon chef, rôle qui donc reviendra à Juda. Jacob fit de Joseph à son insu le plus glorieux des Egyptiens. Il lui accorda de porter une tunique à longues manches, la ketonet passim, avec laquelle en effet il passera partout. Déjà prêtre, certes d’Adonaï mais aussi de Râ. Le Midrash enseigne qu’elle fut tissée de l’étoffe de la robe de mariée de Rachel, sa mère, l’épouse préférée de Jacob. Joseph est nimbé du désir de son père. Il en gardera aussi une ambiguïté érotique qui lui assurera de séduire partout où le hasard le placera. Plaire à tous. Freud affirmera la fondamentale bisexualité psychique de l’humain, et lui-même avoua avoir été si choyé, si préféré, si adoré qu’il en tira pour la vie entière une indomptable force.
Joseph, en grandissant, devint vaniteux. Dans un rapport très ouvert au genre, il se coiffait comme une femme et avait adopté, dit encore le Midrash, une démarche affectée, ses yeux étaient enduits de khôl. Thomas Mann fait presque de Joseph un dandy. Et que dire de ses rêves ? Tous sont à sa gloire : « Nous (mes frères et moi) composions des gerbes dans le champ, soudain ma gerbe se dressa ; elle resta debout et les vôtres se rangèrent à l’entour et s’inclinèrent devant la mienne.» Cette tunique devint un objet de haine de la part de ses frères. Elle était bien plus qu’une petite différence narcissique, comme dit Freud, elle était l’emblème insolent de la prétention du meilleur d’entre eux. On déchira la tunique à rayures, on la macula du sang d’un prédateur imaginaire, on fit croire à Jacob que Joseph était mort. La sinistre logique sacrificielle semble une fois de plus enclenchée, sinon que Joseph est bien vivant.
Tout à la fin, Jacob, le vieux père, sorte de roi Lear (lire…), bénira les deux enfants de Joseph, Éphraïm le cadet et Manassé l’aîné. Joseph présente au patriarche l’aîné sous sa main gauche et le cadet sous sa main droite pour qu’en miroir Jacob mette sa main droite sur l’aîné et sa main gauche sur le cadet. La position narcissique, imaginaire, fort utile à la vie de l’humain, est régie par le tain de la glace. Jacob reste le témoin symbolique de la transmission, qui en somme se présente toujours dans un ordre inverse à celui de l’ordre naturel (chronologique, biologique, etc.) et pose, en les croisant, sa main gauche sur l’aîné et sa main droite sur le cadet. Le miroir, où Joseph Narcisse est un peu trop pris, est brouillé.
Jacob se sait avoir été moins aimé par ses parents qu’il n’a lui-même aimé son fils. « Les vœux (ou bénédictions, birkhot) de ton père, surpassant ceux de mes ancêtres, atteignent la limite des montagnes éternelles ; ils s’accompliront sur la tête de Joseph, sur le front de l’Élu de ses frères !» Il reconnaît que l’amour qu’il accorda à Joseph le hissa jusqu’au cosmos. Cosmos en grec ancien, c’est aussi la chevelure, celle-là même que Joseph, amoureux de son destin, peigna avec insouciance.
Publié le 04/01/2019