Numéro 2 - Retour au sommaire

Drôle d'impression

Ecrit par Jean-Marc Myara - Écrivain

Au début, Jeanne s’en amusa. Elle trouvait la situation cocasse et doutait même du sérieux de David. Il la faisait certainement marcher. David oubliait ce qu’elle disait, faisant répéter les choses plusieurs fois par jour. Puis il riait. Il avait du mal à imprimer. Cela semblait les mettre en joie, David était imprimeur. Le quotidien l’ennuyait. La vacuité et la futilité ne méritaient pas que l’on s’en souvienne, que l’on s’y attarde. Alors quoi de plus normal que d’effacer les instants insignifiants de sa mémoire. Si demain est comme aujourd’hui, qu’il attende son tour. Comme la situation ne s’améliorait pas, ils mettaient cela sur le compte de la fatigue ou de cette maladie du siècle que des médecins en manque d’imagination nomment l’anxiété. Sauf que David était un roc, une montagne d’équilibre et de bienveillance, un pilier pour son entourage. D’humeur toujours égale, il trouvait toujours le mot qui rassure et qui ouvre à une autre vision. Un homme tel que lui ne pouvait vaciller. Quand on cherchait un exemple auquel se référer, on disait simplement « David ». Rares sont les gens dont le prénom devient une évidence.

Hélas, à la vitesse de l’imprévu, la situation se dégrada. Le quotidien s’échappait. David oubliait ses clés, son emploi du temps, son chemin. Quand il voulut sortir son chien mort depuis dix ans, Jeanne s’effondra. David n’était plus lui-même, pas encore un autre. Il était entre deux rives. Son esprit pouvait s’enfuir à tout moment. Le monde réel avait désormais l’hypocrisie d’un sable mouvant, solide uniquement en surface. Il devait s’accrocher pour ne pas perdre pied. Jeanne n’avait qu’une certitude : elle accompagnerait David dans une lutte qui semblait inéluctable.

A son insu, elle enregistra, durant une journée entière, ses moindres faits et gestes. Quand il sortait, elle suivait ses pas. Elle nota ses hésitations : prendre à gauche ? A droite ? Telle rue, telle autre ? Jusqu’à présent, il finissait par rentrer. Jusqu’à quand ? Elle fit un montage pertinent des évènements de la journée puis alla consulter un médecin. Il lui parla avec la prudence caractéristique des gens du métier mais ne prit pas de gants non plus. Bien sûr qu’il devait voir le « malade » avant de se prononcer définitivement mais son mari semblait avoir les symptômes d’un début d’Alzheimer, horreur dégénérative qui use de préliminaires. David allait perdre sa substance, ses souvenirs, son propre soi. Elle allait s’en trouver dépossédée. Pas de cette enveloppe corporelle dont chaque point, chaque dénivelé, lui était familier, mais de tout le reste.

Si elle ne prenait pas les choses en main, David allait devenir un enfant sans avenir, un étranger familier. Elle ne le supporterait pas.

David adorait son métier. Si, où que l’on soit dans le monde, une personne ouvrait un livre, c’est qu’un imprimeur avait fait son travail. Il n’aurait changé d’activité pour rien au monde. Lire, c’est proposer à son âme de s’évader, imaginer, s’ouvrir aux perspectives. Lire, c’est devenir clairvoyant, se dire que, du probable au possible, il n’y a que la parenthèse de l’imagination. C’est trouver un chemin que l’on ne souhaitait pas forcément emprunter. David, symboliquement, fêtait la Saint Gutenberg le 1er avril de chaque année.

Ils avaient les mêmes goûts, les mêmes réactions face aux émotions. Ils avaient vu dix fois le film N’oublie jamais dans lequel une femme avait couché par écrit les grands évènements de sa vie pour qu’ils ne soient pas oubliés. David en avait fait son film culte. Aussi, Jeanne allait lui proposer de passer de la fiction à la réalité. Alzheimer lui fichait la paix quelques instants, le matin. Ils allaient mettre cet armistice quotidien à contribution.

David allait devenir cinéaste de sa propre vie, se mettre en scène. Jeanne proposa à David d’écrire un livre, celui de sa vie. Pour se raconter, ne pas s’oublier. Chaque jour, il pourrait en compulser un chapitre, un fait marquant. David serait son propre biographe et son lecteur unique. Chaque mot serait une passerelle permettant de ne pas sombrer, un fil reliant hier à maintenant. N’est-ce pas là l’apothéose pour un imprimeur : graver sa mémoire à tout jamais ?

Alors, pendant ses instants de lucidité, David se raconta. Quand il enjolivait les choses, Jeanne le recadrait. Elle souhaitait préserver un caractère exhaustif, objectif, sans donner au texte un aspect habile. Ils garderaient les commentaires pour eux. Un peu comme un Talmud personnel. Le texte d’abord, puis le commentaire. Par la discussion, le questionnement, le débat, David ferait l’effort de s’apprendre lui-même, jour après jour. Il n’y aurait qu’un seul David, celui du texte et de ses interprétations. Qu’est-ce que la lecture sinon le fait de découvrir pour se découvrir, d’apprendre pour se connaître, de se souvenir pour devenir qui l’on est ?

En couchant les mots sur le papier, David pourrait s’apprendre pour mieux se réinventer. Il empruntera le chemin conduisant à lui-même. Par l’écriture, par la lecture, il ferait, à tout jamais, partie des vivants. Ce monde serait le sien et Jeanne garderait David près d’elle pour une heure, un jour, une éternité.

Publié le 01/03/2019


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