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Babel et les fils du Laboureur

Ecrit par Josée Kamoun - Traductrice

Explorer une langue étrangère, aller à la rencontre de l’autre, c’est prendre le risque de se perdre un peu, et faire le pari de se retrouver plus conscient de soi-même. Traduire un texte en langue étrangère, c’est partir en éclaireur et mettre cette expérience à la disposition de tous ; c’est importer un bien culturel dans le patrimoine natal et peut-être questionner l’identité pour la refonder.


Depuis Babel au moins le fourmillement des langues, contrairement à celui des espèces, n’a jamais été perçu au premier chef comme source d’admiration ou de jouissance ; leur cacophonie évoque la discorde, le spectre d’un monde en guerre. Des tentatives comme celle de l’esperanto – au nom révélateur – sont nées de l’idée que si tous les hommes parlaient la même langue, ce serait le règne de la paix universelle. Il n’est pas indifférent de rappeler qu’à l’instar des cosmographes qui ont longtemps cherché l’emplacement du paradis terrestre, les linguistes eux-mêmes ont mis des siècles à faire le deuil de la langue-mère, celle des commencements, l’hébreu pour les uns, le sanskrit pour les autres, langues sacrées, langues maternelles de Dieu, dans leur imaginaire. Entre la malédiction du multiple et l’impossible retour bienheureux à l’Un, la traduction semble donc un mal nécessaire, séquelle parmi d’autres de la Chute originelle. Or précisément, et c’est la lecture que nous allons retenir ici, cette Chute a parfois été conçue comme heureuse et nom- mée felix culpa  puisque l’homme chassé d’Eden, condamné au labour et au labeur, a dû mettre en œuvre toutes les ressources dont il disposait pour se faire un monde.

Le dépaysement philosophique que suscite la visite du réel dans une autre langue, à travers un texte pensé dans cette autre langue, est le remède leplus efficace contre la pensée unique. Si le langage structure la pensée et si la langue est un prisme à travers lequel nous voyons l’environnement au sens large, alors nous choisissons de croire que la malédiction de Babel est fertile parce qu’elle nous fait prendre la mesure de notre incomplétude ; nous devons sortir un peu de nous pour penser plus loin, au delà. Nous devons aller chercher dans la langue-ailleurs les mots et concepts qui nous manquent, nous assouplir l’échine, nous faire aider pour penser par nos presque-semblables avec leurs propres connaissances et représentation du monde.

Traduire, c’est donc tout d’abord faire œuvre dialogique, mettre en tension deux langues, deux « milieux », deux cultures, battre en brèche la prétention à une vérité universelle que telle ou telle civilisation détiendrait en exclusivité ; se livrer dans un premier temps à une forme d’enquête ethnographique sur les us et coutumes, les institutions, les productions artistiques de nos voisins.

Cependant, cette enquête elle-même n’est qu’un préalable car on ne traduit pas une langue mais une œuvre ; une œuvre de fiction, d’art, qui engage un auteur non dans la seule singularité de son idiome natal mais dans la spécificité de son expression personnelle, et c’est bien l’articulation des deux que le traducteur devra « rendre », « passer ». Or si l’auteur, qu’on appellera l’émetteur, produit un message dans un contexte culturel donné et selon une sensibilité unique, le traducteur, récepteur de ce message, se trouve dans une situation parfaitement symétrique. Ce qu’il transmet du texte est une interprétation, non pas arbitraire certes – elle est au contraire patiemment documentée et étayée – mais une interprétation personnelle en ceci comparable à celle du musicien devant la partition. Un autre interprète a proposé, propose et proposera une autre hypothèse. Il mettra en lumière tel ou tel aspect de l’œuvre qui lui paraît essentiel. Et c’est à ce déploiement choral que tient la richesse de l’œuvre en devenir sans fin, fécondée qu’elle est comme la terre de la fable de La Fontaine Le Laboureur et ses enfants.

Les traducteurs ont bien conscience de ne jamais restituer une œuvre à l’identique mais plutôt d’opérer sur elle une métamorphose dialectique, une conversion qui engage à la fois leur compétence et leur subjectivité. Ils n’ignorent pas que toute traduction est partielle et partiale. D’où la nécessité de les multiplier pour qu’elles se complètent, se contredisent, se répondent et à elles toutes participent à l’épaisseur du texte au fil du temps.

On peut trouver une composante spirituelle dans cette démarche, un élan, une confiance dans l’esprit humain, le postulat que le partage est non seulement possible mais nécessaire, vital et vitalisant.

Toute traduction, toute retraduction est une célébration du texte, de la langue et du génie humain, de son inspiration. Et le traducteur, fervent adepte d’une « religion du livre », pourrait prendre pour devise ce poème du XIIe siècle  :


Publié le 01/03/2019


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