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George Perec, une judéité paradoxale

Ecrit par Claude Burgelin - Essayiste et universitaire

Qu’est-ce que se savoir juif quand tous les fils de la transmission ont été coupés ? Cette question, l’œuvre de Georges Perec (1936- 1982), s’interrogeant sans cesse sur les pouvoirs de la lettre, utilisant comme outils de création la cassure, le détour, l’emboîtement contradictoire des significations, y répond de façon aussi innovante que vertigineuse.


Je ne sais pas précisément ce que c’est qu’être juif 

ce que ça me fait que d’être juif

Ces mots concluent le très beau poème-profération de Georges Perec qui accompagne Récits d’Ellis Island. Ce film, tourné par Robert Bober en 1978, évoque ce que fut l’émigration de ceux que misère et persécutions contraignirent à l’exil en Amérique.

Au terme de ce parcours, Perec s’interroge sur sa judéité. Enfant de l’après – après la Pologne d’où venaient ses parents, après Auschwitz où a péri sa mère –, il se sent juif de n’avoir pu l’être. Rien de l’histoire, de la langue, de la culture des « siens » ne lui a été transmis. Il est voué désormais à être juif errant en dehors de cette judéité qui le constitue tout en restant « un silence, une absence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude ». Son appartenance au judaïsme, il la désigne comme un vide, « quelque chose d’informe, à la limite du dicible, quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure ». Mais cet indicible reste pour lui chargé d’une émotion à peine formulable, tant cette « coupure » désigne des événements tragiques : la perte de sa mère et celle de son souvenir, l’enfouissement dans l’oubli absolu de l’enfance vécue dans le petit yiddishland de la rue Vilin à Belleville, les transmissions essentielles détruites.

Relisons le premier souvenir qu’il dit avoir, tel qu’il le raconte dans ou le Souvenir d’enfance. C’est le texte fondateur de sa mémoire comme de sa relation à la judéité. Au centre de la famille rassemblée, l’enfant de 3 ans reconnaît « au milieu des journaux yiddish éparpillés » une lettre hébraïque. Il la nomme « gammeth, ou gammel » tout en s’obstinant, à d’autres moments, à l’appeler« yod », en affirmant ne pas rechercher les associations que « pourrait susciter [...] un tel nom (yod, youd évidemment) ». La lettre telle qu’il la dessine ressemble à un G inversé, initiale de son prénom. Ainsi s’interpénètreraient la lettre qui le singularise (l’initiale de Georges) et celle qui le désigne comme un « youd », un juif. Association saisissante.

Ce souvenir, dit-il, est une reconstruction, la lettre en question n’existe pas sous la forme décrite. Mais ce mythe originel en dit long. Le « cercle de la famille » qui l’entoure « complètement », tel « un rempart infranchissable », « s’extasie » devant cet enfant qui s’inscrit si tôt et si bien dans ce qui fonde la culture juive, la souveraineté originelle de la lettre. Le premier signe donné de son existence est donc son aptitude à déchiffrer. Le vouant à un destin de scribe, d’artisan de la lettre ? Mais cette lettre devient aussi celle, fatale, qui condamne à mort. Le voici dès les premiers instants confirmé dans son identité de juif, prisonnier de ce « yod » ou « youd », de ce lien entre des êtres, une lettre, des origines. Se met en place avec ce souvenir le système imaginaire de Perec où une lettre en cache une autre, une identité sert de paravent à une autre – en une redécouverte de l’art de talmudiser ?

Autre souvenir quasi originel. Pendant l’exode, il a 4 ans et se trouve hébergé dans un village occupé par les Allemands qui aiment à jouer avec lui. La dame qui veille sur lui avait très peur « que je ne dise quelque chose qu’il ne fallait pas que je dise et elle ne savait comment signifier ce secret que je devais garder ». Expérience princeps : garder un secret qui touche à l’évidence à l’identité juive.

L’enfant a perdu le souvenir de sa mère. Mais il garde inscrit au plus archaïque de sa mémoire cette relation fondatrice à la lettre et à cette judéité à maintenir voilée. À partir de ces données initiales va se déployer l’œuvre de Georges Perec. Elle s’ouvre avec Les Choses (1965) ou comment trouver un mode d’emploi de la vie après pareille défaillance de la transmission. Un homme qui dort (1967) dit le désarroi d’un jeune adulte qui « dort » devant ce que signifie son histoire et en souffre, mutisme et colère mêlés. La Disparition (1969), le livre sans e, conçu au départ comme une somptueuse prouesse verbale, finit par mettre enfable l’histoire d’un groupe familial voué à disparaître à cause de cette lettre exterminée-exterminante dont ils sont porteurs et qui ressemble à un signal de sens interdit. Espèces d’espaces (1974) cherche à redonner sens à nos errances à travers les espaces et à interroger les signes si périssables de notre présence dans les divers lieux de nos vies. ou le Souvenir d’enfance (1975) rattache avec une subtilité extrême le récit de son enfance, détruite puis reconstruite, et une fiction qui soit une métaphore des lois de folie et de violence qui régirent l’univers nazi. Le monumental La Vie mode d’emploi (1978) est le livre du Grand Récit impossible désormais et de sa diffraction en mille et un morceaux de puzzle : narrations, descriptions, citations que le roman assemble autant qu’il disperse. Un grand roman des traces et des signes éclatés.

Perec n’a cessé de méditer sur son histoire et celle des siens. « L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. » Tous ses textes, y compris les plus facétieux, les prestidigitations oulipiennes les plus éblouissantes se réfèrent plus ou moins subrepticement à cette source. Il a peu affiché sa judéité, mais cette identité et ce qu’elle implique (perte, cassure, exil, quête des traces, sens à reconstruire...) ne cesse de le travailler. Sa façon de faire de la lettre et de ses avatars le centre de son œuvre le réfère à la grande tradition talmudiste.

Comme un marrane ? En tout cas avec comme protection le silence, l’habileté à conter, l’art de déplacer les questions. Et c’est sur l’îlot d’Ellis Island, revenant sur ce que furent l’errance et l’exil des rejetés de l’Europe, face à la ville qui a incarné l’esprit de notre temps, New York, qu’il a trouvé les mots pour dire dans les termes les plus simples son appartenance à une judéité qu’il n’a pu vivre que dans le déchirement : consubstantielle à lui et étrangère à quelque chose de lui-même.

Publié le 01/03/2019


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