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La voix du fleuve

Ecrit par Jean Pisanté - Psychothérapeute, enseignant et blogueur

Les textes bibliques racontent la passion du peuple d’Israël pour le langage, les mots, la poésie. Cette passion se poursuivit dans la tradition rabbinique, le commentaire étant porté par le texte autant qu’il le porte lui-même. Du Talmud au XIXe siècle, d’innombrables maîtres enrichirent non seulement la compréhension des textes mais aussi la langue elle-même. La naissance de l’hébreu moderne puis la création d’Israël permirent la poursuite de cette tradition et une créativité littéraire et artistique sans précédent, toujours inspirée des textes et de la tradition, qui demeure largement méconnue en France.


Dans le premier Livre de Samuel (I, 6) est raconté l’épisode de la restitution de l’arche sainte par les Philistins, il y a quelque trois mille deux cents ans. Le texte précise que les deux vaches auxquelles incombait la noble tâche de tirer le chariot sur lequel avait été placée l’arche montrèrent un réel empressement. Il est vrai que l’épisode était de taille, initié par des Philistins affligés des pires malheurs après s’être emparés de l’arche et désormais résolus à s’en débarrasser au plus vite. Les vaches marchèrent tout droit d’Ashdod à Bet Shemesh, sans être guidées, sans regarder devant elles, la tête, aucontraire, toujours tournée vers l’arche. Le cortège fut largement acclamé. La fête continua avec leur arrivée sur place, suivie de l’offrande en sacrifice des deux vaches et du chariot.

Dans le Talmud  et le Midrash se poursuit, pour ainsi dire, la célébration et la louange à l’égard de ces vaches inspirées. Alors que le texte biblique précise que « les vaches allèrent tout droit » (verset 12), selon le Talmud, elles n’allèrent pas tant « droit » (vaïycharna provient de la racine verbale y.ch.r qui veut dire « droit ») que « en chantant » (vaïycharna découlant de chir,« chant »). La preuve en serait qu’elles allaient « mugissant » (halokh vegao) qu’il ne faudrait pas tant lire gao,qui signifie « mugir » (avec aïne), que gao (avec aleph) qui signifie « haut  ». Ces vaches ne fredonnaient donc pas : elles chantaient la gloire de l’Eternel. Sollicitation hardie du texte, aurait dit Emmanuel Levinas, qui se serait cependant enthousiasmé d’un tel commentaire. Pour beaucoup, en revanche, ce type d’analyse talmudico-midrashique ne serait qu’élucubration de l’esprit, fable, balivernes, fantaisies qui n’enseignent rien, n’ajoutent rien, s’attachent à la lettre plutôt qu’au sens profond de la pratique et de la foi. Vraiment ?

Il s’agit pourtant ici du rapport du peuple juif au texte. Le texte biblique ne décrit pas seulement l’évènement. Il le porte. Aucun journaliste ne filma ces vaches et il n’importe pas de savoir par quel mystère elles gardèrent le cap. Vaches et chariots sont un support pour penser la relation du peuple à l’arche, à la terre, aux peuples voisins.

Le texte biblique lui-même – c’est-à-dire avant que les rabbins ne profèrent leurs associations libres – regorge de similaires envolées recelant, au-delà de leur aspect lyrique, le véritable suc de la tradition. Ainsi Moïse et le peuple d’Israël entonnant le Cantique de la mer Rouge à la sortie d’Egypte, Myriam y mêlant la voix, la danse et l’élan des femmes. Il en va de même de ce morceau de poésie qu’est le tout petit chant de la fin des quarante ans du désert, au moment où le peuple passe dans le fougueux torrent Arnon et où jaillit le puits. Ces textes sont le précieux témoignage de l’amour du peuple d’Israël pour le langage et ses circonvolutions. Amour que l’on retrouve chez Débora, la prophétesse du livre des Juges qui chante, elle aussi. Et chez Samuel, le dernier des Juges. Et chez le roi David, dont la harpe est restée célèbre et auquel sont attribués les Psaumes, véritable pilier de la liturgie. On songe encore auroi Salomon qui nous gratifia du merveilleux Cantique des cantiques.

Par la suite, la littérature rabbinico-liturgique poursuivit cette tradition dans laquelle le texte n’est pas seulement commenté ou mémorisé mais littéralement embaumé, purifié, raffiné. Une tradition accompagnée par le texte, portée par lui et le portant simultanément. Rachi , au Moyen Âge montra un amour singulier du langage et son œuvre (pourtant célèbre pour sa concision mais truffée de termes français) demeure jusqu’à aujourd’hui une source scientifique pour l’étude du vieux français.

Ibn Ezra  ne fut détrôné dans son amour de la langue que par Georges Perec, qui, quelque huit cents ans plus tard, écrivit un palindrome bien plus long que ce carré magique, écrit par le premier :


Ecrit ainsi, le même texte peut se lire dehaut en bas, de bas en haut, de gauche à droite et de droite à gauche. Est-il encore important d’en donner son sens ? La profondeur de l’aphorisme ne le cède en rien à la beauté de la performance linguistique : « Nous avons percé le secret de la recherche acharnée : elle se noie dans sa propre profondeur, comme brûlée par la douceur du miel. » (traduction libre) Un texte palindromique autant qu’oxymorique ou zeugmatique, si on veut bien m’autoriser ces néologismes. Parce que, enfin, c’est bien de néologismes qu’il s’agit. Art difficile, car étroitement juché entre le trouble mental d’un côté et la lésion neurologique de l’autre, que celui de la production et la création de mots nouveaux.

Dans la liturgie quotidienne comme dans celle des fêtes, on trouve abondance de textes qui rivalisent par leur puissance et leur portée poétique : chants de chabbat (zmirot), complaintes pour le jeûne du 9 av (kinot), liturgie du repentir des « convocations d’Automne » (sli’hot). Tous ces textes constituent des performances linguistiques, dans leur forme (acrostiches, structure – chiasmes, très souvent –, etc.) et des perles au niveau du sens.

Le fameux Rabbi Na’hman de Bratslav (1772-1810) n’écrivit rien de sa main mais exigea du rédacteur de ses enseignements que ses textes soient écrits en deux langues juxtaposées sur la page, de sorte que le texte soit « écrit par deux lèvres, et qu’ainsi il puisse couler comme un fleuve ». (en hébreu, safa veut dire à la fois « langue parlée », « lèvre », et « rive »), peut-être afin que le fleuve de la tradition la porte encore mieux. Le rabbin Samson Raphaël Hirsch (1808-1888) gratifia le monde de l’étude d’un commentaire qui repose sur l’interprétation des racines des mots qu’il contient, commentaire qui fut publié en deux polices différentes, pour laisser au lecteur la possibilité de choisir de ne pas accorder trop d’importance au commentaire sémantique jugé trop hasardeux... Ce rabbin ouvrait pourtant une révolution, celle de la fameuse Tora im derekh erets (Tora et vie séculière) qui pourrait bien représenter une grande partie de l’Israël d’aujourd’hui – même si seule une petite fraction s’en réclamerait politiquement.

Et de nos jours, la langue hébraïque ne fut nullement ressuscitée par – le cependant géantissime – Eliezer Ben Yehouda (1858-1922). Elle n’était pas morte et ne mourut jamais. En attestent tous les exemples cités plus haut, qui ne sont qu’un détail d’un ensemble immensément vaste, mais elle lui doit l’énorme mouvement qui porte encore aujourd’hui l’Etat d’Israël. On y parle hébreu. On y écrit l’hébreu. On y nomme les rues, les localités en hébreu. Les lieux mentionnés dans l’épisode biblique évoqué plus haut, Ashdod et Bet Shemesh, existent tous aujourd’hui, et sont habités. Et les ultra orthodoxes qui s’opposèrent virulemment à tout cela – de peur que la langue sacrée ne s’use si l’on s’en sert – et qui s’accrochèrent passionnellement au yiddish parlent tous l’hébreu moderne. Non qu’ils se soient assouplis : c’est qu’il s’agit d’un tsunami et non d’une vague.

L’œil français ne le perçoit pas. Tout au plus sait-il que le style si particulier et charmant d’Agnon, qui lui valut le prix Nobel de littérature, doit une large part de sa richesse au fait qu’il ruisselle de langue biblique et de tradition talmudique.

Le public français n’a généralement qu’une vision limitée de l’histoire du sionisme et des journaux qui furent rédigés, en hébreu, dès le XIXe siècle. On connait un peu Bialik, Shemer, et quelques autres. On connaît peut-être aussi l’existence de ‘Hanokh Levin , mais sait-on combien son théâtre est avant tout hébraïque ? On a entendu, peut-être, le nom Yehouda Ami’haï , mais jusqu’où peut-on apprécier combien ses écrits dialoguent avec les textes de la tradition ?

Et a-t-on même entendu parler du Té-filine de Yona Volakh  jugé scandaleux par le public, mais non moins génial ? Connaît-on, en France, Admiel Kosman , Yoram Tohar Lev  ? Une page entièrene suffirait pas pour une liste complète.

Le concours biblique dont la finale a lieu chaque année lors de Yom Haatsmaout (fête de l’Indépendance d’Israël), le Réga shel ivrit  du méticuleux Avshalom Kor à la radio israélienne, les travaux de l’Akadémia lelashon  sont encore quelques exemples de la révolution et de l’éclosion que connaît le lien de la langue hébraïque aux textes traditionnels, depuis que l’Etat d’Israël existe. Réalise-t-on combien, en marge des difficultés de politique internationale, des guerres et des conflits territoriaux, s’accomplit, en cent vingt ans de sionisme, un développement linguistique qui surpasse de loin, quantitativement et qualitativement, tous les exemples cités plus haut ?

Il faut aussi mentionner ici le rabbin Steinsaltz ainsi que le rabbin Beni Lau, qui constituent une sorte d’écho aux Colloques des intellectuels juifs de langue française, dans lesquels Emmanuel Levinas donnait une lecture talmudique et André Neher une leçon biblique. Adin Steinsaltz  a traduit le talmud en hébreu moderne et lui a conféré un aspect encyclopédique. Le rav Lau a produit le formidable « Projet 929 », nommé en référence au nombre des chapitres contenus dans la Bible. Sorte de plateforme ressemblant au site français Akadem, cette initiative (dont le slogan est « Un chapitre par jour ») permet à tout hébréophone de se réapproprier, de découvrir ou d’approfondir ses connaissances bibliques.

Au carrefour entre pensée juive et littérature, il faut aussi mentionner Yochi Brandes , Ari Elon , Sarah Friedland Ben Arza , et Amos Oz .

Et je terminerai ce panégyrique par l’ouverture d’une lucarne sur la production poétique religieuse hébraïque moderne, dont Yonadav Kaplun , le rav Aviah Hacohen , les revues Bar  ou Méchiv haroua’h  ne sont que des exemples parmi d’autres.

Le peuple juif n’est pas seulement revenu sur sa terre, il n’a pas uniquement recommencé à ânonner la langue de ses ancêtres, il y a installé une fourmilière de production littéraire, dans le prolongement direct de ce que fit le peuple juif depuis le temps des premiers Hébreux. Ce peuple ne porte pas l’arche qui contient les tables sur lesquelles est écrit le texte, ce n’est pas non plus elle – ni le texte – qui porte le peuple au fil de ses pérégrinations et du temps. Les autres nations s’arrangent difficilement avec ce texte, qui provoque parfois chez eux de bizarres troubles (comme ce fut le cas des Philistins). Et ce sont eux qui ont couronné le peuple juif de son titre de gloire : « peuple du Livre ». C’est un vieux couple qui entretient une relation que l’on pourrait ici qualifier de « fluviale », au long cours.

Et je n’ai fait ici, à la mesure de mes faibles moyens, que tremper un minuscule pinceau dans l’océan de ce phénomène.<

Publié le 01/03/2019


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