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Un art de l'esprit : l'humour juif

Ecrit par Gérard Rabinovitch - Philosophe et sociologue, auteur de Comment ça va mal ? L'humour juif un art de l'esprit (Breat, 2009) et de Vous trouvez ça drôle ? Variations sur le propre de l'homme (Bréat, 2011)

Position singulière que celle de l’humour juif véritable. Il ne constitue qu’un fragment périphérique, séculier et profane, de la culture juive, et, en même temps, il contient la pensée juive tout entière.

Que n’a-t-on pas dit ou écrit sur l’humour juif ? Tout à la fois : qu’il serait une « politesse du désespoir », qu’il relèverait d’une jüdischer Selbsthass (« haine de soi juive ») et qu’il comporterait une manière de « masochisme ». Et autres fadaises mondaines en clichés mainstream, dont la répétition à satiété, condescendante ou compassionnelle, a déjà pour effet d’assigner les Juifs, jusque dans leur rire, dans une posture mortifiée.

Un contresens inouï. Parfois alimenté par de mauvaises compilations qui agrègent sans réflexion au corpus des histoires de l’humour juif vrai, des blagues sur les Juifs, dont les railleries brutales, indigentes et vulgaires signent le caractère antisémite. Il est des blagues qui évoquent des personnages juifs et qui ne relèvent pas de l’humour juif et il est des histoires qui relèvent de l’humour juif authentique sans mettre en scène des types juifs.

Toutes ces formules et manières d’ignorance oblitèrent la position « spirituelle » de l’humour juif. « Spirituelle » dans la variété des acceptions courantes du terme : malice ; vivacité ; relatif à l’âme ; travail de culture ; élévation éthique. Articulées, ici, les unes aux autres. Toutes ces formules et manières d’ignorance passent à côté de la position subjective de l’humour juif. Que celui-ci se manifeste sous forme d’anecdotes colportées, de fables, éloquentes, de pro- verbes parodiques. Plus tard, s’inscrive sous formes de saynètes de vaudeville et sketchs de music-hall, de nouvelles et romans rapsodiques. Et, de nos jours, dans leur prolongement : films désopilants, bandes dessinées décalées, séries télévisées divertissantes.

Toujours du côté de la vie... Au plus près de la condition humaine aussi universelle qu’ordinaire, mais observée et restituée en autodérision lucide et autoparodie désenchantée.

L’affaire est de longue date. On pourrait la faire remonter à la fable que fabrique Abraham, qui met Térah devant sa propre crédulité et l’imposture du culte idolâtre... Elle est indéniable dans le Sefer Tahkemoni, le Livre de la Sagesse, du poète séfarade Yehuda Al-Harizi, au XIIe siècle qui détourne de façon autoparodique l’usage communément établi dans le monde juif des récits bibliques, notamment le Livre d’Esther et le Cantique des Cantiques. Elle rebondit avec les Pourimshpil de la fin du Moyen Âge au sein des communautés ashkénazes et se répand en même temps que le yiddish devient la langue vernaculaire, avec ses sémantiques carnavalesques, ses lexiques parodiques et ses jeux de langage.

À sa façon d’évoquer les grandes contingences humaines : la femme, les enfants, la parnassa (prospérité), la santé, la mort, les oppressions subies, et les leurres politiques ; à sa manière de prendra acte de la discordance entre les idéaux proclamés et la réalité observée ; d’enregistrer par lucide constat que la Providence semble, à l’aune de la réalité des choses vécues, bien peu « pourvoir », encore moins « prévoir », de conclure à un monde « cassé » dès l’origine ; et d’œuvrer par familiarité dynamique dans les niveaux de l’interprétation du texte juif, circulant entre Pshat, Remez, Drash, et Sod, l’humour juif fait la démonstration de ce que peut signifier un « cadre civilisationnel ». L’humour juif, intrinsèquement du côté de la vie, est un baromètre pour la vie décente et bonne. Et s’il exprime une Weltschmerz, une douleur au monde, ce n’est pas par inclinaison mélancolique, c’est parce qu’il ne somnole pas et ne court pas derrière des expédients consolateurs. Le mal, la sottise et la folie, il les décèle comme faisant partie de la structure même du monde.

La démarche de l’humour vrai est profondément éthique. Elle n’a rien de commun avec la raillerie, le persiflage, la dérision, l’ironie ou le sarcasme.

L’humour est un « indicateur de route » civilisationnel. Contre la brute au rire mauvais, haineux, comme un « bourreau tout prêt au milieu de la foule à faire du mal joyeusement » (Victor Hugo). Contre l’idéaliste qui voudrait boucher les trous du monde pour un monde sans lacune et cohérent. Au chevet éthique de l’homme, l’humour travaille en philosophe à la métabolisation de l’Hilflosigkeit en Menschlichkeit. Du « sentiment de détresse » initial de chacun lors de sa venue au monde, en « sentiment d’humanité ».

Romain Gary disait de l’humour en général et de celui des Juifs en particulier, qu’ils constituaient « une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive ». Le grand philologue Victor Klemperer, dans ses relevés de la langue du IIIe Reich, rapportait que la phrase d’Hitler la plus répétée et propagée en Allemagne nazie, c’était que les Juifs « allaient cesser de rire ». Une indication, assurément...

Publié le 01/02/2019


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