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Le calligraphe amoureux

Ecrit par Entretien avec Frank Lalou

Frank Lalou est calligraphe, littéralement amoureux des lettres hébraïques. Il répond aux questions de L’éclaireur.

Frank Lalou, qu’est-ce que le métier de calligraphe et en quoi est-ce différent du travail du sofer ?

Bien que travaillant tous les deux sur les caractères hébraïques et pratiquant souvent les mêmes gestes, le sofer se distingue aisément du calligraphe. Tout sofer est calligraphe, mais tout calligraphe n’est pas sofer.

Un sofer est un scribe juif qui consacre sa vie à la calligraphie des textes sacrés de la tradition, en particulier le STAM, Séfer ToraTéfilin et Mézouza. À côté de ce répertoire, il compose également des contrats de mariage, les Qitoubot, mais aussi le très particulier manuscrit du Gueth, divorce religieux, les rouleaux d’Esther pour Pourim ou même des Haggadot de Péssa’h.

Un sofer pratique un ou deux types d’alphabet seulement. Les caractères qu’il trace tous les jours sont soumis à des règles très strictes pour être cashers. Le sofer doit être un juif pieux et savant. Les règles de la souferout, l’art sacré du calligraphe, remplissent des volumes entiers. Elles gèrent la qualité des encres, des roseaux, des parchemins, des fils de liaison et la composition de chaque lettre. Dans la tradition juive, la calligraphie n’est pas l’art des ânes.

Le calligraphe est un artiste qui peut, s’il le veut, obéir à des règles religieuses mais il peut aussi s’en passer. Il crée des œuvres plastiques à partir des lettres. Il peut utiliser des textes de la Bible, de la tradition ou bien de la littérature hébraïque, poèmes ou citations. Il compose des planches ou des tableaux avec la démarche d’un artiste peintre. Ses œuvres sont exposées dans des galeries ou des musées d’art. Un bon calligraphe doit maîtriser au moins une dizaine de polices de caractères. Il est un virtuose de l’alphabet.

Personnellement, il m’est arrivé de faire des mézouzot, mais géantes et avec des caractères datant du Second Temple. Je travaille souvent sur les Psaumes ou le Cantique des Cantiques. Cela me permet de méditer sur le texte pendant des jours entiers avec l’intellect mais aussi le corps.

Vous êtes un amoureux des lettres hébraïques, d’où vous vient cette passion ?

En effet, amoureux est le bon terme. Si je savais d’où me vient cette passion, je ne serais pas réellement amoureux. Tout ce que je sais en remontant dans mon histoire, c’est que j’ai toujours calligraphié les lettres. J’ai eu, au début de ma scolarité, un rapport difficile avec l’alphabet car je suis gaucher et les instituteurs voulaient me faire écrire de la main droite. Je n’ai jamais cédé. J’ai été souvent puni, car muni de plumes d’acier ma gaucherie me faisait faire beaucoup de pâtés. Mais ce combat avec les traits m’a toujours rempli de joie. Quand, adulte, je suis passé à la calligraphie hébraïque, cela a été une véritable révélation car l’hébreu est vraiment fait pour les gauchers. J’ai trouvé dans cette calligraphie un souffle que je ne connaissais pas.

Nous nous intéressons dans ce numéro à la façon particulière que les Juifs ont de lire les textes. Chaque verset compte, mais aussi chaque mot et chaque lettre. Pourriez-vous nous montrer comment une simple lettre peut véhiculer un enseignement ?

Voici quelques réflexions que la lettre Aleph peut évoquer : ALEPH, le Taureau, l’Unité, l’Enseignement. Dans la tradition, Aleph est un euphémisme de Dieu. La kabbale n’aime pas nommer la divinité YHWH. Elle n’hésite pas à lui trouver des attributs. Pourquoi cette lettre est-elle un symbole divin ? Simplement parce qu’elle est en hébreu le chiffre 1 en rapport direct avec le monothéisme inventé par Abraham. Aleph est ce grand UN présent quand tout était absent. Avant même l’idée de toute chose. L’image du Taureau terrifiant évoque ce UN hors de la portée de toute approchepage36image30948592 humaine. L’Aleph-UN, la tradition nous dit qu’il est silence. Ce silence n’est pas l’absence de bruit. Pour nous, le bruit est toujours accompagné du silence. Les maîtres n’ont rien trouvé de mieux pour exprimer cet abîme. UN abyssal, à jamais indescriptible. UN avant les avants. Sans histoire, sans passé, sans temps, sans espace, sans plein, sans délié, sans vide, sans espoir, sans désespoir, sans projet, sans extension, sans contraction, sans forme. Si nous sommes là aujourd’hui, c’est que cet implacable UN n’en a plus pu d’être Lui. C’est que cet UN allait s’intoxiquer d’Unité. Sombrer dans le trou noir de lui-même. Errer sans temps, sansespace. Enfermer dans le sans limite, ouvert sur lui et rien d’autre. L’Unité est incompréhensible pour les humains qui ne savent compter qu’à partir du Deux de la dualité. Cette unité est celle qui crée le monde. C’est à partir de cette unité impensable que le Deux est advenu. Comment est-on passé du Un au Deux, nul ne le sait. Toute la kabbale est une sagesse qui tend à comprendre ce glissement ontologique. La théologie s’est toujours interrogée sur le Rien qui préexisterait à la Création. Mais le Zéro est encore plus indicible que le Un. Rien ne peut pas être puisqu’il n’est rien. La question de Leibniz, « pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien », est mal posée. Car le Néant, puisque nous sommes là, est inenvisageable. L’Aleph crée le monde à partir de lui-même, de son unité. Les kabbalistes nomment cette période avant le monde l’Eïn Sof que certains traduisent par l’Infini, mais qui se rendrait plus justement par l’Indéfini. Cette unité est ce à quoi tout aspire. Toutes nos recherches, toutes nos amours sont cette quête puissante et désespérée de l’Unité. Nostalgie inguérissable du Un. Der Heimweh. Nous sommes prêts à tout pour recouvrer l’unité, vivre les plus belles histoires d’amour comme nous mettre des ceintures d’explosifs pour la rejoindre. L’Unité est ce qu’il y a de plus désirable et doux et ce qui est le pire des poisons. Elle rejette toute idée de l’autre qu’elle voudrait toujours réduire à elle-même. C’est cette intoxication que YHWH a compris et qui lui a fait créer le monde pour qu’il y ait quelque chose d’autre que Lui. Cette nécessité de l’Autre peut être nommée Amour. L’étymologie du mot Aleph est le Taureau. Nous savons que ce ruminant était une des divinités les plus terribles de la Méditerranée. Pour lui des jeunes filles et des jeunes gens étaient sacrifiés chaque année dans la Crète du Minotaure. Les Égyptiens à travers Apis, les Sumériens Alpou lui donnaient un culte imposant. Les Taureaux assyro-babyloniens du Musée du Louvre nous font une belle démonstration de son implacable puissance. Ce n’est pas pour rien que les Sémites, dont les Hébreux, ont placé cette force sauvage comme première lettre de l’alphabet. L’Unité est tout aussi létale que cette bête qui représente l’univers non humain. Le Tout autre. L’instant où le Un s’est séparé de lui-même pour qu’advienne l’autre, les maîtres de la kabbale le nomment tsimtsoum. Le retrait de Dieu de sa création. La contraction de Dieu. Vaste méiose cosmique. Idée géniale qui nous permet de nous distinguer du Divin et nous offre notre libre arbitre. Il est à noter la sagesse de la calligraphie hébraïque dont le premier trait de l’Alphabet est un trait oblique, symbole non équivoque de la séparation première qui donnera le coup de balancier à toutes les séparations et unifications qui suivront.

En hébreu, le mot Aleph a aussi pour racine Aleph-Lamed-Pé, Alouf, qui veut dire « enseigner ». On retrouve cette racine dans le mot oulpan, centre d’apprentissage de la langue hébraïque. Mais enseigner n’est-il pas se séparer d’un savoir pour le partager ? Pour qu’une connaissance puisse devenir autre à travers la vie autre des élèves ?

Avez-vous une lettre préférée et pourquoi ?

La lettre que je préfère est la lettre que je suis en train de calligraphier. Mais il est vrai que parmi mes 22 concubines, je prends plus de plaisir avec certaines : l’Aleph bien sûr, mais aussi le Shin, le Tsadé et avant toute autre le Yod, la plus simple et la plus difficile des lettres à calligraphier. La calligraphie c’est de la danse et chaque lettre est une chorégraphie. Je suis un danseur de lettres, le Fred Astaire de l’Alphabet et j’aime varier mes pas de deux.

Quelles leçons les lettres hébraïques pourraient-elles donner à la jeunesse juive ? 

Tout d’abord, la calligraphie est une véritable école. On y apprend l’endurance, la patience, la puissance des traits. Elle permet de se concentrer à l’extrême. À notre époque où le yoga est à la mode, calligraphier l’hébreu est une authentique méditation, on doit maîtriser son corps, son souffle et son âme.

Les lettres hébraïques apportent, quand on étudie leur symbolique, un profond questionnement sur la vie. Chaque lettre est une ou plusieurs questions : l’Aleph nous pose la question de l’Unité (É’had) et de la Transmission (Alouf), le Beth, la maison, nous offre la chance de penser l’intimité, tandis que le Guimel, le chameau et la richesse, m’invite au voyage. Aujourd’hui écrire ne se fait plus que sur des claviers, il est essentiel de donner du corps à ces gestes nobles du scribe dont l’antiquité remonte à plus de cinq mille ans.

Merci pour cet entretien.

Publié le 25/01/2019


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