« Des livres en quantité infinie » (Qohélet 12,12)
En tant qu’acteur du monde du livre et observateur privilégié de celui des sifrei qodesh, « livres sacrés » des savoirs rabbiniques, j’aimerais partager avec les lecteurs quelques impressions personnelles sur les mutations que ces mondes ont connues au cours de ces vingt dernières années.
Quelques repères biographiques pour comprendre depuis quelle position je m’exprime. Né en 1979, je suis un acheteur compulsif de livres et de sefarim et ce, depuis le milieu des années 1990. Les meilleurs libraires juifs de Brooklyn et de Méa Shearim me connaissent tellement bien qu’ils m’ont surnommé « le Français à la valise » parce que je débarquais chez eux avec une valise vide pour la remplir. Au début de mon doctorat, j’ai travaillé pendant un an à la défunte librairie Colbo, rue Richer ; et cela fait maintenant près de seize ans que je suis chargé d’édition dans le département « Spiritualités » des éditions Albin Michel. J’enseigne le Talmud et d’autres textes juifs depuis plus de dix ans et suis l’auteur de quatre livres.
Il est évident que le Web a profondément transformé notre accès aux textes, surtout au cours des dix dernières années. Avant de passer en revue les principales ressources en ligne, je rapporterai une anecdote qui me semble significative. Quand j’ai soutenu en 2007 ma thèse sur « La loi du secret. La kabbale comme source de halakha », certains ouvrages importants pour ma démonstration étaient épuisés. Pour les rendre disponibles à mon jury, je n’avais pas le choix : j’ai passé plusieurs jours en bibliothèque, commandé ces livres rares et laborieusement photographié chaque page pour les insérer dans ma thèse. Aujourd’hui, il me suffit d’en taper le titre dans la barre de recherche de Google pour être redirigé vers le site hebrewbooks.org et en télécharger le PDF en quelques secondes.
HebrewBooks est, de fait, l’un des acteurs majeurs de ce renouveau. Ce site, créé en 1998 à l’origine pour archiver les livres rabbiniques publiés sur le sol américain, s’est rapidement étendu pour proposer au téléchargement près de 60 000 volumes de Tora, dont de très nombreuses raretés, provenant notamment de l’imposante bibliothèque des rebbeim de Loubavitch mais aussi d’auteurs vivants qui voient là une occasion unique de diffuser leurs écrits. Ils ont également noué des partenariats avec des éditeurs prestigieux comme Wagshall afin de proposer des éditions modernes du Talmud, par exemple.
Dans un genre proche, le projet Otzar HaHochma, qui a commencé comme éditeur à Jérusalem spécialisé dans la réimpression de livres anciens (comme la première édition du Talmud par Bomberg) avant de lancer une bibliothèque numérique, d’abord sous forme de disque dur, puis doublée d’une version en ligne. À l’heure de la version actuelle, 16.0, elle compte plus de 90 000 volumes, notamment le catalogue intégral d’éditeurs majeurs comme Mossad ha-Rav Kook, Machon Yerushalayim ou encore Kehot. On accède en outre aux livres par l’intermédiaire d’un moteur de recherche très puissant.
Une autre base de données, qui propose les ouvrages sous forme de textes et non d’images, est la célèbre « clé Bar-Ilan », de son vrai nom le Bar Ilan Responsa Project, initié dès 1963 par l’Institut Weizmann et dont la première version sur CD-ROM date de 1992. Il reste aujourd’hui l’un des outils les plus populaires. Pour autant, ces outils finalement déjà assez anciens, même s’ils sont aujourd’hui utilement complétés par des versions en ligne plus légères telles que Wikisource, Sefaria, ou encore BetaMidrash sur Smartphone. En gros, les outils numériques se répartissent en deux types : les bibliothèques numérisées comportant des dizaines de milliers d’ouvrages, qui remplacent les bibliothèques d’antan, et les ressources textuelles centrées sur les usuels, qui se substituent aux indexes. (Des outils similaires existent d’ailleurs pour les autres traditions : de telles bibliothèques en ligne sont à portée de clic pour ceux qui travaillent sur les textes arabes, indiens, chinois...)
Avant de bien prendre la mesure de la manière dont ces outils ont révolutionné l’étude, il faut les resituer dans le contexte plus large d’un double tournant que j’ai pu observer au cours des dix dernières années. Premièrement, l’économie de l’édition des sifrei qodesh n’existe que grâce au mécénat ; or, celui-ci s’est réduit comme peau de chagrin suite à la crise de 2008, et depuis lors la publication d’ouvrages classiques s’est effondrée, en particulier en regard de la décennie précédente qui s’était montrée particulièrement féconde. Deuxièmement, et pour les mêmes raisons en partie, de nombreuses bibliothèques historiques comme celle du Jewish Theological Seminary à New York ou celle de l’Alliance israélite universelle à Paris ont dû vendre leur siège historique et transférer leur fonds en grande banlieue, les rendant de fait difficilement accessibles. À rebours, la bibliothèque de l’Université hébraïque de Jérusalem, devenue la Bibliothèque nationale d’Israël, ne cesse d’agréger toujours plus d’archives et de manuscrits et de les rendre plus facilement accessibles, dans une tendance au recentrement en Israël que l’on observe dans toutes les études juives.
Face à ces bouleversements économiques, les façons d’étudier elles-mêmes ont-elles été révolutionnées ? Après réflexion, rien n’est moins évident. Il est certain que ces outils ont rendu infiniment plus facile la recherche des sources : il suffit de taper une citation ou un mot clés dans un moteur de recherche pour retrouver la bonne page du Talmud, et découvrir en bonus tous les passages parallèles dans l’ensemble de la littérature rabbinique. Encore faut-il, comme avec tous les moteurs de recherche, savoir comment formuler précisément sa requête pour ne pas se retrouver noyé sous des millions d’occurrences. Si les bibliomanes n’ont pas forcément acheté moins de livres – quoiqu’on ait bien essayé de servir cet argument à nos conjoint(e)s –, les kolelim et autres batei midrash ont pu avoir facilement à disposition des ressources inimaginables il y a vingt ans et consulter enfin sans peine toutes les références rapportées par les commentateurs du Talmud ou du Shoul’han Arukh. Le risque est cependant de croire que la quantité d’informations a une valeur en soi, ce que l’on observe d’ailleurs dans certains milieux de l’étude : on nous éblouit de dizaines de références obscures, mais l’analyse dialectique et la hiérarchisation des sources font parfois cruellement défaut. À l’inverse, cette prolifération d’ouvrages a personnellement accompagné mon renoncement graduel à tout savoir, tout avoir lu. De toute façon, on n’est enrichi des commentaires et sur commentaires qu’à condition d’avoir longtemps médité seul les questions soulevées par les textes sources. L’essentiel se joue là, dans la spéculation existentielle face à une page de la Bible, du Talmud ou du Midrash. Tout le reste, qui nous est donné en surplus, n’est en regard presque que littérature...
Publié le 25/01/2019