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Le peuple du Livre est-il le peuple des bibliothèques ?

Ecrit par Jean-Claude Kuperminc - Directeur de la bibliothèque de l'Alliance Israélite Universelle

Depuis longtemps, les livres juifs (les manuscrits et les livres en hébreu, dits hebraica, et les documents concernant d’une manière ou d’une autre le judaïsme, dans toutes les autres écritures, dits judaica) sont conservés dans des bibliothèques juives et non juives.

Parmi les plus grandes collections figurent des bibliothèques nationales, municipales, universitaires, et des collections privées. Au fil du temps et des aléas de l’histoire, les livres juifs ont été détruits, brûlés, dispersés, mais aussi préservés, organisés. À l’heure du numérique, de nouveaux enjeux entourent la diffusion du livre juif, en particulier celle des impressions hébraïques. Le rapport d’Israël à cette question a évolué depuis 1925 jusqu’au XXIe siècle.

Chaque maison juive devrait contenir une bibliothèque. Les livres d’études sont accessibles dans la chaleur du foyer, dans la synagogue et dans les maisons d’études. L’école n’est-elle pas désignée en hébreu comme Beth-haSefer, la maison du livre ? Mais les livres juifs ne sont pas que des livres de prières et le projet de les réunir en des bibliothèques juives est très ancien.

En Europe, la création de bibliothèques juives 

En Europe où le Talmud a été brûlé, où la censure chrétienne s’est abattue sur la plupart des manuscrits hébreux, les livres juifs ont rempli les rayons de la Bibliothèque du Vatican, de la Bibliothèque royale, devenue Bibliothèque nationale de France, ou encore la collection de l’évêque d’Inguimbert à Carpentras. Il faudra attendre le XVIIe siècle pour voir naître à Amsterdam la première bibliothèque juive, installée depuis 1675 dans la Esnoga, la synagogue portugaise, où on peut encore l’admirer aujourd’hui. C’est grâce à son bibliothécaire, David Montesinos, qui fit don de sa collection personnelle à la fin du XIXe siècle, que cette bibliothèque est toujours vivante et classée au patrimoine culturel mondial de l’Unesco.

Le développement des Sciences du Judaïsme va s’accompagner de la création de bibliothèques. Un donateur trop méconnu, Benjamin (Louis Mayer) Rothschild, qui n’appartient pas à la célèbre famille, a doté deux des plus grandes bibliothèques d’Europe dans les années 1870 : la bibliothèque du Jew’s College de Londres et celle de l’Alliance israélite universelle à Paris. Cette dernière s’est constituée grâce à de grands savants qui ont su y réunir des trésors, de Salomon Munk à Isidore Loeb, en passant par Israël Lévi. A la différence de sa consœur londonienne, malheureusement dispersée, elle poursuit son œuvre et se modernise constamment.

La dispersion au temps du nazisme

Paradoxalement, les nazis ont constitué, entre 1940 et 1945, l’une des plus grandes bibliothèques juives, sise à Francfort-sur-le-Main, résultat des pillages effectués sous l’autorité de l’idéologue Alfred Rosenberg. Des milliers de volumes dérobés à Paris, Bruxelles, Amsterdam, Salonique et dans l’est de l’Europe, ont enrichi cette bibliothèque. Il faudra aux troupes américaines plus de dix ans pour restituer à leurs légitimes propriétaires une partie de leurs livres disparus. Parallèlement, dans la bibliothèque du ghetto de Vilna en 1942 et 1943, les Juifs qui enduraient la faim et la souffrance ressentaient une attraction indescriptible pour les livres.

En Amérique, des ressources majeures

Bien entendu, l’Amérique joue un rôle majeur parmi les grandes collections juives dans le monde. La Bibliothèque du Congrès et toutes les bibliothèques universitaires sont responsables de grandes masses de judaica et d’hebraica. Citons notamment les collections d’institutions juives comme le Hebrew Union College, l’Université Brandeis, le Jewish Theological Seminary de New York. Une mention particulière doit être faite à la Division Judaica de la bibliothèque de Harvard, qui, dotée d’un budget impressionnant, a collecté depuis 1965 l’intégralité des publications israéliennes et poursuit des acquisitions dans de nombreux pays d’Europe. La New York Public Library, et, dans un autre genre, la Bibliothèque publique juive de Montréal sont des exemples de bibliothèques qui allient collections patrimoniales et accès pour le grand public.

En Israël, une responsabilité assumée de leader pour le livre juif 

Quand le Yishouv prend de la force en terre d’Israël, dans les années 1920, naît le projet d’une Université Hébraïque, qui sera inaugurée en 1925. Tout de suite, elle s’enrichit d’une grande bibliothèque dirigée par Hugo Bergman. À la création de l’État, elle devient la Bibliothèque nationale juive et universitaire. Ce statut bien particulier est signifiant. Bibliothèque nationale, chargée de réunir la littérature produite en Israël, bibliothèque universitaire, ouverte aux étudiants et aux chercheurs, elle est également, de manière totalement originale, la bibliothèque nationale du peuple juif, dont la mission est de réunir toute la documentation du monde entier concernant les Juifs.

C’est seulement en 2007 que son nom sera modifié en Bibliothèque nationale d’Israël (NLI), entérinant la séparation d’avec la bibliothèque de l’Université, séparation qui va se concrétiser par l’ouverture d’un nouveau bâtiment en 2020. Mais la mission juive demeure. La NLI est à la pointe des travaux de mutualisation des collections juives, grâce à une politique numérique très avancée. Elle développe des programmes numériques pour regrouper l’ensemble des manuscrits hébreux ou de la presse hébraïque et juive, tout en offrant des formations aux bibliothécaires chargés des collections juives dans le monde. Elle organise régulièrement à Jérusalem une Conférence internationale des conservateurs des collections judaica dans le monde, qui est vite devenue le lieu privilégié des échanges et des projets pour les professionnels du domaine.

Sommes-nous à un clic du bonheur ?

A l’heure du tout-numérique, le rôle des bibliothèques a changé. Si les questions de conservation des documents originaux restent essentielles, la présence en ligne et l’accès aux collections à distance sont devenus les principaux moteurs de la plupart des établissements. Chacune des grandes bibliothèques citées dans ce bref tour d’horizon peut se vanter de présenter ses fonds de manière digitale ; espérons que viendra bientôt le jour où chacun pourra consulter l’ensemble des hebraica et des judaica disponibles depuis son ordinateur personnel, sa tablette ou son téléphone. Un projet comme Judaica Europeana, qui intègre des milliers de documents juifs dans la bibliothèque numérique européenne, va dans ce sens.

Publié le 18/01/2019


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