Numéro 1 - Retour au sommaire

Créativité et courage dans l'histoire du droit hébraïque

En hébreu, la loi juive est nommée halakha, terme qui peut se traduire aussi bien par « façon de marcher » (comportement conforme au judaïsme) que par « ce qui est en marche », au sens où la loi juive, sans cesse augmentée des « réponses » (téchouvot) nouvelles des décisionnaires faisant face à des cas de figure inédits, ne saurait, par essence, être figée.

En hébreu, la loi juive est nommée halakha, terme qui peut se traduire aussi bien par « façon de marcher » (comportement conforme au judaïsme) que par « ce qui est en marche », au sens où la loi juive, sans cesse augmentée des « réponses » (téchouvot) nouvelles des décisionnaires faisant face à des cas de figure inédits, ne saurait, par essence, être figée. Au-delà des aspects pratiques du rituel (règles alimentaires, célébrations, statut personnel,etc.), le droit hébraïque héritier du Talmud englobe une très vaste législation civile et pénale (lois agricoles, règles éthiques et de justice sociale, mariage et divorce, éthique professionnelle, etc.). Tout au long de son histoire, la halakha fut le lieu d’une tension féconde entre respect de la tradition et nécessité d’un renouveau qui en assura la vitalité. Ces pôles furent et demeurent tous deux essentiels, mais force est de constater qu’il fallut, du côté des autorités rabbiniques qui incarnèrent le changement dans la continuité, une bonne dose de courage et de sens de l’histoire.

Aux temps talmudiques, déjà, le célèbre Hillel (mort au début du Ier siècle) incarna une pareille audace. S’appuyant sur des règles d’interprétation permettant une lecture parfois non littérale des textes sacrés, il sut innover dans plusieurs domaines. On associe notamment son nom au prosbol, procédure relative à l’année sabbatique dont Hillel voulut garder l’esprit, quitte à s’éloigner de la lettre. La Tora prévoit l’annulation des dettes lors de l’année sabbatique, permettant d’éviter l’escalade du surendettement. Mais, avec le temps, cette obligation biblique finit par nuire aux plus défavorisés à qui plus personne ne voulait prêter d’argent à l’approche de l’année sabbatique. Hillel fit preuve de créativité et trouva le moyen légal de contourner cet interdit pour que l’esprit de l’institution sabbatique perdure. Chef du sanhédrin et petit-fils de Hillel, Gamaliel l’Ancien poursuivit cette tradition d’innovation et d’adaptation via de nombreuses ordonnances. On trouve dans le Talmud et la littérature rabbinique de très nombreuses évolutions audacieuses et assumées de la loi, concernant notamment le rapport aux non-Juifs, la façon de saluer autrui, la rémunération de ceux qui étudient laTora, etc. Bien sûr, seules des autorités rabbiniques érudites disposent d’un tel pouvoir législatif. Mais, le cas échéant, cette autorité est totalement légitime. Le Talmud ne cesse en effet de rappeler que les juges et décisionnaires de chaque génération ont autant d’autorité que Moïse lui-même en son temps. Ils ont donc presque toute latitude pour interpréter les textes et principes traditionnels selon leur entendement.

En choisissant Yavné plus que Jérusalem, l’un des héritiers de Gamaliel, le grand Ben Zakaï, innova à coup de décrets (takanot) et posa les fondements d’un judaïsme d’après la destruction du temple qu’il fallait totalement repenser. Animé d’un même courage et profitant de l’accalmie dans les relations entre Rome et les Juifs, Rabbi Yéhouda Hanassi osa rompre avec l’interdiction de mettre par écrit la loi orale et rédigea la Michna, sauvant ainsi la tradition de l’oubli et de l’éparpillement. Ce maître s’appuya pour ce faire sur une lecture subversive d’un verset des Psaumes (119,126). Littéralement, le verset se lit ainsi : « Il est temps d’agir pour Dieu, Ils ont transgressé Ta Tora. » Sans changer le moindre mot mais en en modifiant la scansion, le Talmud en fait la lecture suivante : « Il est temps d’agir pour Dieu en transgressant Ta Tora. »

C’est en s’appuyant sur ce même principe talmudique que, des siècles plus tard, une sommité rabbinique  autorisa la mixité dans les mouvements de jeunesse (sans quoi, ils n’auraient pas attiré grand monde) pour reconstruire le judaïsme d’après-guerre et éviter l’assimilation. Dans son responsum, le rabbin en question raconte au passage comment, un siècle auparavant, Rabbi Israël Salanter découvrit avec stupéfaction lors d’un séjour dans une communauté allemande, qu’on y proposait des cours de Bible et de pensée juive à des jeunes filles, ce qui ne se faisait pas du tout dans sa Lituanie natale. Et Rabbi Salanter de préciser : « La loi donne peut-être raison à ceux qui l’interdisent mais puissé-je avoir une place au paradis aux côtés de ceux qui l’encouragent ! »

Des siècles durant, la loi juive constitua ainsi un système dynamique capable de s’adapter, dans le respect de la tradition, à des situations inédites justifiant même parfois la horaat chaa, mesure de dérogation à la loi. La matrilinéarité, par exemple, fut instituée par les sages puisqu’elle n’est pas d’origine biblique. Au Moyen Âge, Rabbénou Gérshom (néà Metz en 960), sommité du monde ashkénaze, interdit la bigamie et apporta des modifications pratiques aux règles du divorce dans un sens plus favorable aux femmes (le divorce ne pouvant plus désormais être prononcé sans le consentement des deux parties). Le Méïri, rabbin de Perpignan au XIVe siècle (connu pour ses critiques acerbes de toutes les superstitions), fit considérablement évoluer les relations entre les Juifs et non-Juifs en montrant que les propos sévères du Talmud à l’égard de ces derniers ne concernaient que les païens idolâtres.

La halakha continua à évoluer dans l’ensemble des communautés et selon des contextes différents, avant comme après la rédaction du grand code que constitue, au XVIe siècle, le Choul’han Aroukh de Rabbi Yossef Karo.

Après la Révolution française puis au XIXe siècle, l’émancipation des Juifs, notamment dans les communautés ashkénazes, eut pour conséquence une rigidification de la démarche halakhique et la cristallisation des positions qui sont, depuis, celles des différentes mouvances du judaïsme (libéral, massorti, orthodoxe). Dans le monde séfarade, un contexte sociopolitique différent fit que la halakha conserva davantage de souplesse, de pragmatisme et d’ouverture, comme en témoigne par exemple l’œuvre du Rav Yossef Messas.

D’aucuns critiquent le peu de créativité des décisionnaires orthodoxes contemporains alors que la naissance d’Israël, entre autres, générait d’innombrables cas halakhiques inédits incitant à l’audace.

Certes, des prises de position originales émanant de l’orthodoxie existèrent dans le domaine de la bioéthique ou des nouvelles technologies. On songe également à quelques responsa courageux du Grand-rabbin Ovadia Yossef, comme sa reconnaissance en 1973 de la judéité des Falashas, décision qui s’imposa rapidement bien que s’opposant à la position conservatrice de nombreux leaders spirituels orthodoxes. Idem pour l’autorisation de remariage donnée à de très nombreuses femmes agounot  après la guerre de Kippour. Les experts s’accordent à reconnaître l’originalité de l’approche juridique du rabbin Yossef, notamment dans l’autonomie accordée à la halakha vis-à-vis de la kabbale. D’autres sommités rabbiniques surent, au XXe siècle, légiférer de façon originale et avec pédagogie sur certains points particuliers. Ce fut par exemple le cas de Rabbi ‘Haïm David Halévy et du ‘Hazon Ich  qui surent faire preuve de souplesse dans leurs décisions halakhiques quand il s’agissait d’apaiser les relations entre orthodoxes et non-pratiquants (notamment au sein d’une même famille).

Des avancées originales et audacieuses sont aussi à signaler non pas dans le milieu rabbinique mais du côté du droit israélien : au début, ce dernier était le fruit d’une hybridation de droit ottoman, de droit anglais et de droit religieux (pour le statut personnel). Des juristes d’envergure et d’une monumentale érudition en matière de droit hébraïque, comme Ménahem Elon puis Nahoum Rakover, accomplirent un travail colossal pour faire du droit hébraïque une précieuse source d’inspiration pour la législation israélienne dans des domaines très originaux et qui étaient auparavant méconnus des députés israéliens : respect de la dignité humaine, écologie, voisinage, droits d’auteur, respect des personnes handicapées, souffrance animale, etc. Ces personnalités rendirent possible la référence courante à la halakha durant les débats à l’Assemblée israélienne, plusieurs textes de loi étant directement inspirés de tel ou tel aspect du droit rabbinique traditionnel.

Publié le 26/10/2018


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=5