Chacun sait que Jésus était juif, ses parents l’étaient, ses disciples l’étaient tous. Or, ce sont ces derniers, des Juifs de la terre d’Israël, de Judée et de Galilée, qui furent les premiers à diffuser le message chrétien issu de leur maître Yeshou’a de Nazareth. Où ont-ils pu, eux et les rédacteurs des quatre Évangiles qui s’en inspirent, puiser leur inspiration ailleurs que dans la tradition qui était la leur ?
Un souci primordial des auteurs des Evangiles était de montrer, à partir des Écritures, que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu, qu’il accomplit les Écritures et que les Écritures témoignent de lui. Démarche pour eux nécessaire : leur foi en Jésus devait être en accord avec les Écritures.
Je me propose de présenter trois scènes évangéliques qui témoignent de l’enracinement du christianisme dans la tradition juive.
La première concerne un débat de Jésus avec des Sadducéens qui nient la résurrection des morts. Or, cette conviction est devenue officiellement reçue en Israël au temps de la révolte des Maccabées, vers le milieu du IIe siècle avant l’ère commune. Elle n’est pas née directement de l’Écriture, car la Tora, les cinq premiers livres de la Bible (de la Genèse au Deutéronome), n’en donne pas de témoignage incontestable. Cette conviction s’enracine d’abord dans le sens de Dieu vécu dans la communauté, dans le contenu de ses promesses, de la conscience que l’on avait de sa puissance. La deuxième bénédiction du Shemoneh Esreh récitée trois fois par jour, le proclame : « Tu es puissant éternellement, Adonaï, tu fais revivre les morts. » Ce n’est que par la suite que l’on a trouvé non pas des preuves mais des appuis sur l’Écriture.
Or Jésus, répondant aux Sadducéens, leur reproche d’ignorer cette tradition : « Vous ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu », et de citer un passage de la Tora où Dieu s’adresse à Moïse : « “Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob”. Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. » (Évangile de Marc, 12, 26-27). Le grand maître pharisien de la fin du Ier siècle de l’ère commune, rabban Gamaliel, trouveun autre texte à l’appui de cette même foi en la résurrection (Talmud de Babylone, traité Sanhedrin, p.90 b) : Moïse encourage le peuple à observer fidèlement les com- mandements, « afin – poursuit-il – d’avoir de longs jours sur la terre que le Seigneur a juré à vos pères de leur donner », or les pères, Abraham, Isaac et Jacob, qui ont reçu cette promesse n’ont jamais possédé la terre, et ils sont morts, donc... On le voit, la foi en la résurrection, sans laquelle le christianisme n’existerait pas, s’appuie sur la tradition juive vivante et sur sa lecture des Écritures.
Un épisode suit aussitôt ce débat, dans les Evangiles : un scribe, qui avait assisté à la scène, voyant que Jésus avait bien répondu, lui demanda : « Quel est le plus grand commandement ? » Jésus répond en réunissant deux commandements :« Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est Un. Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta vie et de toute ta force. » (Dt. 6, 4-5). Voici le second : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Lv. 19,18) » (Évangile de Marc, 12, 29-31). Et l’interlocuteur de féliciter Jésus. Dans un autre passage, un scribe demande à Jésus : « Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » Jésus répond par une question : « Dans la Tora qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? » Et le scribe de répondre en citant ces deux mêmes commandements, éloignés l’un de l’autre dans le texte biblique (Évangile de Luc, 10, 25-27). « Comment lis-tu ? » : Jésus et ces scribes s’inscrivent dans la pure tradition pharisienne d’interprétation de l’Écriture, ils savent lire ! Résurrection et commandement fondamental : les chrétiens sont invités à comprendre ces deux traits essentiels de leur foi en s’appuyant sur la tradition juive vivante et sa lecture des Écritures.
Terminons par la première homélie chrétienne, qui devait être le modèle de toutes les suivantes. L’épisode est rapporté dans l’Évangile de Luc (chapitre 24). Deux disciples descendent de Jérusalem en direction du village d’Emmaüs, après la passion. Ils sont abattus, car ils voient leurs espérances anéanties. Jésus ressuscité les aborde sans se faire reconnaître, et entreprend de leur parler de ce qui le concerne à partir de toutes les Écritures : « Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait. » La soirée se termine par un repas lors duquel Jésus se rend invisible après avoir fait un geste rappelant le dernier repas avant sa mort : la fraction du pain. Aussitôt, les deux compagnons le reconnaissent et se disent : « Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ? » Cette expérience chrétienne originelle peut être mise en regard de ce qui arriva à deux grands maîtres pharisiens, rabbi Eliezer et rabbi Yéhochoua, encore jeunes à l’époque, alors que le Temple était toujours debout (Talmud de Jérusalem, ‘Haguiga II, 77 b). Lors d’une circoncision, ces deux sages décident de s’occuper à leur manière pendant que les gens dansent et battent des mains. Ils font un « collier » avec la Bible, « passant de la Tora aux Prophètes et des Prophètes aux Hagiographes (les trois grandes parties du Tanakh, la Tora écrite) ». Le fil du collier représente le thème choisi et les perles sont les différentes écritures rassemblées autour de ce thème. Il arriva qu’« un feu descendit du ciel et les entoura ». Le maître de maison s’inquiéta de ce phénomène : « “Mes maîtres ! Êtes-vous venus pour mettre le feu à ma maison ?” Ils lui répondirent : “Dieu nous en garde ! Mais nous étions assis et nous faisions un collier avec les paroles de la Tora. Nous passions de la Tora aux Prophètes et des Prophètes aux Hagiographes, et voici que ces paroles sont devenues joyeuses comme elles l’étaient quand elles furent données au Sinaï, et le feu s’est mis à les lécher comme il les léchait au Sinaï” ». Établir l’unité de l’Écriture en rassemblant divers passages éloignés les uns des autres, parfois même contradictoires, pour accéder à un sens nouveau, revient à faire l’expérience originelle du Sinaï. Les deux disciples de Jésus, dont le cœur brûlait ainsi que les deux jeunes maîtres de Jérusalem, ont connu ce feu.
Ces trois exemples montrent que le christianisme ne peut se comprendre sans la tradition juive où il s’enracine, avec sa lecture des Écritures. C’est absolument vrai pour la foi en la résurrection des morts, mais cela se vérifie aussi pour le plus grand commandement et le « collier » fait avec la Tora.
Publié le 18/01/2019