Emmanuel Levinas donna un jour cette définition : le judaïsme est le dispositif pour lire la Bible, définition étonnamment logique et fonctionnelle, et qui pourrait sembler froide comme une opération des mathématiques. Le judaïsme n’est pas ici suggéré comme une tradition, ni un ensemble de lois, ni une pratique large ou un héritage ou un mode de vie. Ce qui fait la tradition, la loi, la pratique, l’héritage et la vie du judaïsme, c’est la lecture et rien qu’elle. Il est donc un dispositif pour lire.
Dispositif. Comment faire suffisamment entendre ce mot si latin ? D’au moins deux façons, en convoquant deux auteurs – un peu comme le Talmud aime faire quand il appelle à la barre versets et citations, dans un esprit non d’érudition vaine, mais pour faire un raisonnement. D’abord Paul Valéry, qui explique ce qu’il y a de fâcheux à considérer π (qui apparaît sommairement aussi dans la Bible en 1 Rois 7, 2-3 et en 2 Chroniques 4,2) comme un nombre. « Pi est un procédé, un processus opératoire... » , définir le judaïsme relève sans doute tout autant de la quadrature du cercle : religion, culture, civilisation, armature d’un peuple, rien ne convient pour l’encadrer fermement dans une entrée de dictionnaire. Le judaïsme, tout comme π, le nombre transcendant, n’est pas une essence, il est une action , une opération continue, une pragmatique aussi, qui dépend du contexte où elle a lieu, du moment historique où elle s’accomplit, et des hommes qui s’en revendiquent. Quant à son objet, son graphe, il est donc la lecture de la Bible. Ce qu’est lire de façon juive la Bible n’est bien sûr pas résolu dans cette définition, et on pourra arguer contre elle que la difficulté est juste repoussée et non contenue.
Puis l’Italien Giorgio Agamben, philosophe contemporain – il est aussi un grand commentateur de Jacques Derrida et de Michel Foucault –, donne du dispositif, dans le sillage de Foucault, une définition très articulée. Voir le tout petit livre qu’il consacre à cette notion . Le dispositif pour lui est triple :
1/ C’est un « ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, discursive ou non »,
2/ Il a une « fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir », celui-ci n’étant pas à entendre comme le pouvoir coercitif forcément, c’est aussi le pouvoir de rassembler, celui de continuer,
3/ Il fait se croiser « les relations de pouvoir et de savoir ».
Levinas reconnaîtrait-il son intuition dans ce développement à trois branches ?
Le judaïsme dans toute son histoire a inclus beaucoup d’autres textes que le canon. Et n’a-t-on pas même dit que Kafka fut le kabbaliste du XXe siècle ? De lire le Midrash avec d’autres livres du monde, avec des livres des Nations – par exemple Melville ou Goethe avec Job, le Balzac du Lys dans la vallée avec le Chant des Chants – introduit dans l’espace laïque cette littérature un peu cachée et la place dans l’hétérogène. C’est alors à un certain tact de lecture qu’il revient aussi de maintenir ces textes chacun dans son champ pour ne pas oublier qu’ils proviennent de discours différents, la Bible n’étant pas de la littérature. Levinas dit même qu’en matière de poésie Shakespeare apporte plus de contentement. Le pouvoir est ici faible, il est surtout d’ouvrir à tous ces textes, sans coque liturgique – du reste fort estimable. Enfin, se constitue, autour d’une lecture un peu savante et partagée, une communauté libre de lecteurs, qui se croisent, et trouvent avec le Midrash laïque une intersection entre le judaïsme laïque, tel qu’il a pu naître en Russie à la fin du XIXe siècle dans un dessein politique très ferme d’émancipation, et toute autre forme de vie juive possible. Le Midrashlaïque de ce point de vue est un fils de la yiddishkayt.
On peut tout à fait soutenir que le Midrash, recueil de textes d’origine religieuse, dans une lecture devenue laïque, est la fusion de deux contraires, un oxymore. Mais on peut tout autant soutenir que l’inventivité du texte midrashique dès son origine, en marge du texte sacré, et comblant d’histoires le vide entre les versets, était déjà la part laïque du judaïsme, « midrash laïque » n’étant alors plus qu’un pléonasme. L’un et l’autre sont sans doute justes. Reste rejetée donc, c’est le propre du dispositif, toute essentialisation de cette opération, l’une parmi bien d’autres.
Publié le 11/01/2019