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L'athéisme de l'écriture

Ecrit par Entretien avec Henri Atlan

Médecin, biologiste, philosophe et écrivain, Henri Atlan fut élève de l’Ecole d’Orsay fondée par Robert Gamzon. Il a accepté de répondre aux questions de L’éclaireur à propos du rapport des Juifs aux textes bibliques.


Henri Atlan, peut-on dire des Juifs qu’ils sont « le peuple du Livre » ?

Cette expression qui vient du Coran concerne les Juifs comme les Chrétiens. Mais, à vrai dire, je trouve qu’elle serait surtout vraie des Protestants qui connaissent fort bien les textes, y compris ce qu’ils appellent l’Ancien Testament. Quand un pasteur fait un sermon, il se contente du texte lui-même et, éventuellement, en propose une explication personnelle. Mais il n’y a pas chez eux de tradition d’interprétation, à la différence des Juifs quisont le peuple, non pas du Livre, si par là on entend la Bible, mais du Talmud. Cela a été le coup de génie des Pharisiens, rabbi Yo’hanan ben Zakaï en tête, après la destruction du Second Temple et le début de l’exil, que de mettre en avant l’existence d’une loi orale permettant de surmonter une crise sans précédent dans l’histoire politique, sociale et religieuse du judaïsme. Il fallait inventer un judaïsme sans sacrifices. La Michna, qui finira par être mise par écrit par crainte de la dispersion du savoir, assura le salut du judaïsme. Le christianisme fut d’ailleurs une réponse différente à cette même crise. Cette rupture, c’est aussi la fin de la prophétie et la naissance de la sagesse. Et, avec audace, les Pharisiens déclarent que « le sage vaut mieux que le prophète ». A la même époque, en Grèce, on passe également du mythe à la philosophie. Ce qui est original, toutefois, dans la démarche des Pharisiens, c’est leur volonté, sans doute pour des raisons pédagogiques et par attachement, d’ancrer leurs enseignements totalement nouveaux dans les textes bibliques, et ce, par toute une série de règles d’interprétation. A noter également, la présence dans le Talmud de plusieurs nouveaux noms qu’on ne trouve pas dans la Bible pour désigner ce que l’on appelle « Dieu », nom dérivé du grec, qui n’existe pas en hébreu. Quoi que pour tout dire, Dieu n’est pas le sujet du Talmud. Le judaïsme biblique est une constitution, pas une religion au sens de « ce qui relie à Dieu ».

Mais si les sages du Talmud font dire à la Tora ce qu’ils veulent et que la question de Dieu n’est pas l’essentiel, qu’en est-il de la foi ?

La foi ? Mais il n’y a aucune obligation de croire en Dieu ! Vous savez par exemple que, pour se convertir au judaïsme, il faut accepter le joug des mitsvot. Aucune condition n’est posée quant aux croyances du candidat à la conversion.

Maïmonide ne fait-il pas de la croyance en Dieu une obligation religieuse (mitsva) ?

Il est bien le seul ! Et son avis n’a pas été retenu par les autres décisionnaires. On sait combien Na’hmanide lui reproche d’avoir fait de la foi en Dieu, ou de la foi dans la non-corporéité de Dieu, un dogme. Les kabbalistes considèrent qu’on ne peut ni ne doit rien dire de la source infinie (ein sof). Pas même qu’elle existe, car l’existence est une catégorie humaine, comme l’écrit le Gaon de Vilna dans les annexes de son commentaire au Sifra détsniouta. Aucun rabbin, ni avant ni après Maïmonide, ne fait de la croyance en Dieu une obligation. On ne peut pas se forcer à croire quelque chose. Pour Maïmonide lui-même, d’ailleurs, nul n’était besoin d’un tel article de foi puisque Aristote avait démontré l’existence de Dieu et faisait de la connaissance intellectuelle de Dieu l’objectif ultime. Mais tout le monde ne connaissant pas Aristote, il fallait contraindre le peuple à croire en Dieu, en faisant confiance aux philosophes, savants et sages. Aujourd’hui, les démonstrations d’Aristote ne sont plus considérées depuis longtemps comme probantes. Les sciences ont pris leur place. L’obligation est d’étudier pour connaître en vérité, autant que possible.

L’idée étonnante selon laquelle le Talmud ne s’intéresse pas à Dieu a-t-elle quelque chose à voir avec ce que vous appelez, dans le second volume des Etincelles du Hasard (2003), « l’athéisme de l’écriture » ?

L’athéisme de l’écriture, c’est le fait qu’on ne sait jamais bien qui est l’auteur du texte « sacré ». De nombreuses pages du Talmud insistent sur la dimension humaine de la Tora, comme dans ce passage où Moïse lui-même, projeté dans le temps, apprend des enseignements inédits de rabbi Akiba que ce dernier qualifie pourtant de « loi venant de Moïse reçue au Sinaï ». Ou alors, au contraire, on parle souvent du caractère divin de la parole des sages. La notion de « parole révélée » ne peut se comprendre que si elle n’est pas « de Dieu ». C’est assez évident si l’on s’interroge sur le style de cette parole, nécessairement humain chez les prophètes, aristocratique chez Isaïe, populaire chez Ezéchiel, pour décrire leurs visions.

Disons les choses autrement à partir de la première michna des Maximes des Pères : « Moïse reçut la Tora du Sinaï et la transmit à Josué, etc. » Comme le remarque le Maharal de Prague, on aurait dû dire que Moïse la reçut de « Dieu » (hakadoch baroukh hou, dans la langue du Talmud), et non pas du Sinaï ! Et le Maharal d’expliquer que Moïse étant fini, la Tora qu’il a reçue ne pouvait que l’être également et qu’elle se distingue donc de la Tora dont on dit qu’elle préexistait au monde. La « Tora de Moïse », qui porte bien son nom, n’est qu’un aspect limité et fini de la Tora infinie, une porte vers quelque chose qu’elle ne fait que refléter. Cette « Tora de Moïse » que nous commentons possède quelque chose de divin mais son écriture est humaine. C’est pourquoi le Talmud dit que si Moïse ne l’avait pas écrite, Ezra l’aurait fait. C’est cela, l’athéisme de l’écriture. C’est pourquoi, comme on dit, « la Tora possède soixante-dix facettes ». Et les commentaires des sages, même lorsqu’ils se contredisent, sont « paroles du dieu(x) vivant(s) (élohim ‘hayim) », comme dit le Talmud. Autrement dit, la Tora, c’est ce que disent les sages.

Si l’on ne peut rien dire de Dieu, pas même qu’il existe, et que les versets bibliques se prêtent à toutes les interprétations possibles, à quoi servent les rituels ?

Toutes les interprétations ne sont pas possibles. Les interprétations talmudiques de la loi de Moïse et des prophètes visent à intérioriser la loi collective qui oriente l’existence et l’organisation du peuple en loi intérieure visant au raffinement moral et intellectuel des individus. Le judaïsme fait partie de ces religions qui se définissent par un rituel, justement, et non pas, comme le christianisme ou l’islam, dans lesquelles on entre par profession de foi. Il est plus proche en cela de l’hindouisme ou des religions amérindiennes. Cela ressemble aussi à ce qui existait chez les Romains, par exemple, la « religion civique ». C’est sans rapport avec la foi et je conçois tout à fait une orthodoxie et une orthopraxie juives athées. A condition que la pratique s’accompagne d’une quête de sens. Il faut chercher la signification des rites. Et ils en ont tous. Même la « vache rousse », dont on dit qu’elle est un « décret » sans explication et que le roi Salomon lui-même, considéré comme le plus sage des hommes, n’en comprenait pas le sens... Eh bien, dans la kabbale il y a de nombreuses explications à ce rituel biblique apparemment insensé. Sur ce point, j’étais en désaccord avec Yéshayahou Leibowitz qui voyait d’un mauvais œil l’idée de pratiquer les mitsvot autrement que par obligation de se conformer au « décret royal », décision de Dieu en qui il croyait, en élève de Maïmonide et en suivant la tradition qui a donné naissance à la religion juive sur le modèle de l’islam et du christianisme. Je me souviens que, lors d’une conférence, une petite fille avait osé lui demander le pourquoi de tel ou tel commandement. Leibowitz lui avait répondu : « Est-ce que je te demande pourquoi tu fais pipi ?! » Je crois, pour ma part, que l’orthodoxie athée doit s’intéresser au sens des rituels.

Mais, finalement, à quoi servent les textes ? 

Dans le Talmud, au traité Avoda Zara, p.4b, on raconte qu’un rabbin prestigieux, rav Safra, n’a pas de réponse à la question que lui posent des chrétiens à propos d’un verset biblique. Les gens s’en étonnent : comment un rabbin si réputé peut-il manquer d’érudition ? Ce à quoi un sage de la terre d’Israël, rabbi Abahou, leur répond : « Nous, nous vous côtoyons et devons discuter avec vous du texte biblique. C’est pourquoi nous avons besoin de l’Ecriture. Rav Safra, talmudiste à Babylone, n’a pas besoin d’être un spécialiste du texte biblique. » Le texte est un prétexte.

Merci pour cet entretien.

Publié le 11/01/2019


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