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De la nécessité de l'humour dans l 'étude selon l'enseignement de Manitou

Ecrit par Haim Rotenberg. Fondation Manitou

« Quand deux talmidé ‘hakhamim se rencontrent, s'ils ne commencent pas par éclater de rire, il faut les fusiller… du regard – parce que cela veut dire qu'ils se prennent au sérieux. Ce n'est pas du tout sérieux de la part d'un sage de se prendre au sérieux, c'est même très grave… c'est suspect, parce que si quelqu'un se prend au sérieux, cela signifie qu'il ne prend pasles valeurs au sérieux, mais que c'est lui-même qu'il prend au sérieux. Ilfaut se méfier des gens pieux qui croient qu'il faut faire sérieux pour faire pieux… alors, ils font tellement sérieux qu'ils font tristes, les pauvres. »(Cours de Manitou sur la paracha de Kora’h – 1994)

Cet enseignement du rav Yéhouda Léon Askénazi (1922-1996), ancien commissaire général du mouvement des E.I.F. et directeur de l';École des
cadres "Gilbert Bloch"t,  d'Orsay, connu sous son totem "Manitou Romantique", est caractéristique de son humour plein de sagesse qui était partie intégrale
de son génie pédagogique – humour qui lui permettait d'expliquer à son auditoire les idées les plus profondes, et bien souvent les plus difficiles à intégrer, de son enseignement. Humour parfois décapant mais jamais moqueur ou portant à la dérision. Trait d'humour qui semblait vouloir faire une pause dans le déroulé de l';enseignement, mais qui, en réalité, obligeait l'auditoire à réfléchir sur les fondamentaux de l'existence et de l'être, à condition bien sûr de prendre au sérieux ce qui était transmis sur un ton apparemment non sérieux.

L'usage de l'humour comme outil pédagogique traditionnel de première importance ne doit pas nous surprendre. La guémara enseigne en effet que
certains sages commençaient leurs cours en disant des מילי דבדיחותא – des paroles futiles dans le but d'amener les élèves à rire (voir par exemple le traité
Chabbat p. 30b). La question évidente du pourquoi doit être posée mais pour la comprendre vraiment, il faut la formuler de la manière suivante : pourquoi le
rire, déclenché par le trait d'humour, doit-il être présent au moment de l'étude la plus sérieuse ? Et d'ailleurs de quel type de rire parle-t-on ? Le rire dont il est question ici se dit en hébreu צחוק, et ce rire est sérieux, si l'on peut dire. Il n'est pas moquerie. Il est ce qui permet à l'homme de sortir de ses propres limites, de ses propres contingences et limitations. En effet, le mot צחוק peut être lu comme la contraction de deux mots : צא חוק, que nous traduirons par la formule "ce qui sort du cadre". Le חוק – la « loi », par nature, limite et définit un cadre dont il est, a priori, interdit de sortir. En effet, le propos de la loi est, par nature, de contraindre, de restreindre, d'enfermer. Son essence est donc, à première vue, antinomique avec l'essence de l'étude traditionnelle, durant laquelle toutes les hypothèses doivent être examinées, même si par la suite elles seront abandonnées ou rejetées. Il y a donc là une invitation explicite de la part de nos maîtres à sortir de ce cadre auto-contraignant où l'élève lui-même s'il s'interdit par avance certains questionnements, et ce dépassement est nécessaire pour pouvoir accéder à l'étude authentique, "une étude de vérité", selon l'expression utilisée par le rav Askénazi lui-même. Le rire permet, en effet, à l'élève – et à l'homme de manière plus générale – de se dépasser, de sortir de ses gonds et de ses limites, dans le but d'intégrer en son sein les informations les plus inattendues. L'exemple de Sarah, la femme d'Abraham, entendant l'annonce de la naissance prochaine d’Isaac est à ce titre édifiante.

Elle rit (Genèse 18,12) et ce rire, enseigne le rav Askénazi à la suite du Midrash, est bien plus qu'un simple rire de joie : il est un rire de victoire.
Victoire contre les contingences, contre le déterminisme naturel, contre ce qui empêche l'homme d'être celui qu'il peut être. Il est un rire de dépassement. Il
est le rire de l'homme qui, contre tout et malgré tout, décide de « marcher vers son futur ». Et c'est ce rire qui doit caractériser l'étude authentique. Et le
rôle du maître est de le faire apparaître. En particulier quand l'étude porte sur les questions fondamentales de l'existence et de ses secrets.
Et y a-t-il étude plus sérieuse que l'étude de deux sages authentiques ? Mais voilà que le sérieux nécessaire de l'étude peut amener le sage lui-même à se
prendre au sérieux. Or, nous enseigne le rav Askénazi, « c'est trop sérieux pour être sérieux ». Ce piège risque de nous faire tomber dans un faux-
sérieux, et, plus grave encore, dans une pseudo-spiritualité tout entière empreinte, en fin de compte, de tristesse. Or l'étude doit nous amener, à
travers le rire, à la joie authentique – la joie de l'homme se découvrant, par son métier d'homme, et se voulant, par sa volonté, entièrement libre, comme
étant l'associé du Créateur dans l'entreprise de transformation de ce monde en le monde du projet du Créateur.
Le rire et la joie sont donc nécessaires à l'homme qui veut s'accomplir en tant qu'homme tel que le Créateur l'a créé dans Son projet, et qui veut faire du
projet du Créateur une réalité historique. Mais quelle est l'essence de ce projet ? Qu'est-ce que ce même Créateur attend de nous ? La réponse du rav
Askénazi à cette interrogation n'est autre que la réponse des grands sages de notre tradition, à savoir : fonder et bâtir la société humaine sur les valeurs qui
ne sont autres que les attributs – les מידות du Créateur, tels qu'Il les a dévoilés à Sa créature, à travers la révélation à son peuple Israël. Ce projet
proposé à l'homme est un projet exigeant car ces valeurs, qui fondent la moralité authentique selon la cohérence du récit biblique, se révèlent à
l'homme comme étant contradictoires : « En effet, quand un homme est occupé à la charité, il viole la justice, et vice versa ; et cela est vrai de tout
couple de valeurs. » Or le Créateur attend de l'homme qu’il les unifie dans sa société, dépassant ainsi ce qui apparaît comme une antinomie insurmontable.

Est-il possible de dépasser cette antinomie sans dévoiler ce rire qui caractérise l'hébreu ? Dévoilement qui ne peut avoir lieu pleinement qu'à l'aboutissement véritable du projet, « à la fin », et c'est pourquoi rabbi Shimon ben Lakish enseigne qu';il est interdit à l'homme de rire à gorge déployée dans ce monde-ci, tant que le monde est dans son état actuel (Bérakhot p. 31a).
Un tel rire serait grossier et indécent. Il serait l'indication que l'homme se satisfait de l'état actuel du monde. Et ce serait tout le contraire de la manière
dont l'Hébreu se relie à ce même monde, dont l'Hébreu qui se veut être l'associé du Créateur dans la mise au point de ce monde, connaît la réalité.
Ce serait le signe d'un renoncement, du renoncement à faire marcher le monde vers son avenir. Le rav Askénazi ne se contente pas de cette première analyse et il souligne le fait que, une fois mises entre les mains des hommes, ces mêmes valeurs sont vulnérables. Elles dépendent en effet, dès lors, de la bonne volonté de
l'homme, de sa « crainte des cieux » – יראת שמים, et, nous dévoile-t-il, tout commence par la compréhension que cette crainte ne peut être authentique si
ce même homme se prend au sérieux. Voilà apparemment une parole paradoxale : la crainte des cieux est un sujet sérieux, terriblement sérieux, et
on aurait tendance à dire que seul un homme sérieux peut vraiment s'y atteler. Or, il n'en est rien. Bien au contraire. Précisons tout de suite qu 'il ne
s'agit pas de tomber dans ce que nos sages appellent קלות ראש – la frivolité ou la dérision. Il s'agit de découvrir qu';un homme qui se prend au sérieux ne
laisse, en réalité et en vérité, aucune place à quoi que ce soit d'autre que lui- même, qu'à son ego, qu'à son moi, et par conséquent un tel homme, même
s'il prétend rechercher la sagesse vraie et la vérité, ne se connaît pas existentiellement comme une créature du Créateur dont il tient pourtant son
être et son existence. Comment, dans ces conditions, peut-il prendre au sérieux le projet que le Créateur propose à l'homme ? Comment peut-il
devenir vraiment l'associé de ce Créateur dans la réalisation du projet ? Sans cette trace d'auto-humour, sans cette capacité à reconnaître que l'homme a
été créé après le dernier des moustiques (Sanhedrin p. 38a), aucune « religiosité » ne saurait être authentique.
Et c'est justement ce que le rav Askénazi voulait faire comprendre au public francophone, imprégné de culture gréco-chrétienne. Dès sa jeunesse, il avait
compris que nombre de ses auditeurs avaient été coupés des évidences identitaires et culturelles de leurs grands-parents. Jeune responsable des E.I.
en Oranie pendant et après la guerre, il enseignait déjà aux cadres de sa région « qu'ils devaient penser juif et non français », « qu'ils devaient renouer
avec leurs grands-pères qui parlaient et pensaient dans une langue juive » –liens qui s"étaient dilués jusqu’à disparaître sous l'influence de la culture
française, « culture d'une richesse extrême mais qui, du point de vue identitaire, n'est pas la nôtre, notre identité étant hébraïque ». C'est la raison
pour laquelle il lui fallait expliquer pourquoi et en quoi le judaïsme n'est pas une religion dans le sens usuel qu'a ce terme dans la société occidentale. 

Le judaïsme est, disait-il, avant tout « une manière d';être homme », et cette manière d'être homme, cette identité humaine a ses propres caractéristiques,
sa propre conception de l'histoire, de son sens et sa finalité, de la morale et de la religiosité. Religiosité qui a été accusée intentionnellement et faussement en milieu chrétien, pendant des siècles, d'être rigoriste et légaliste. Or, répétait-il, il n'y a rien de plus faux. « Le vrai légaliste c'est le Romain qui proclame que dura lex, sed lex – la loi est dure mais c'est la loi ; et c'est bien le chrétien qui en est l'héritier, et cela même à travers son rejet de cette loi impitoyable dans laquelle il n'y a pas de place pour cette notion centrale de la Tora qui est celle de la téchouva, du repentir, qui permet à l'homme de se transfigurer », de marcher à nouveau et malgré tout vers son avenir. L';Hébreu, et après lui le Juif, sait en effet que son Créateur veut la réussite de la créature, qui est Sa créature, et par conséquent avant même la création du monde, a créé la téchouva (voir Béréchit Raba 1-4). La Tora et la halakha (ensemble des règles) qui en est la traduction dans la réalité historique, concrète de la société d'Israël, guident l';homme dans la réalisation de ce projet, et cela dans la réalité d'un monde qui change à chaque instant.

Et ce guide ne serait nous faire tomber dans le piège du légalisme romain, légalisme qui, aujourd'hui, caractérise bien des sociétés humaines. Et c'est
pourquoi le rav Askénazi aimait répéter cette boutade : « Méfiez-vous d'une casherout qui cache la route. » 

Quand tout devient légalité et uniquement légalité, quand la morale n';est plus le fondement de la justice, quand la morale et la politique sont dissociées, quand « la sève de la vie » disparaît,selon l'expression du rav Avraham Isaac Hacohen Kook, premier grand rabbin ashkénaze du Ychouv renaissant, alors cette religiosité n'a plus rien à voir avec la vie des communautés traditionnelles. Et c'est pourquoi le rav Askénazi rappelait aussi que dans les éditions anciennes du Choul’han
Aroukh 1 dans lesquelles il étudiait durant son enfance auprès de son père le grand rabbin David Askénazi, dernier grand rabbin des Juifs d'Algérie, et de
son grand-père maternel, le rav Haïm Toboul, dayan et grand kabbaliste,descendant d'un des deux élèves principaux du Ari 2  Hakadosh, il y avait,
écrites en première page du livre et en grands caractères, trois lettres: א ת ש – abréviation de la formule אל תהי שוטה – « Ne sois pas stupide », et il
expliquait : « Tu vas ouvrir le code de la loi, et avec ce code, toi, le juge, tu peux condamner n'importe qui, même le plus grand des grands, alors ne te
prends pas au sérieux. » « Sache que tu as en face de toi un membre de la communauté d'Israël, et même s'il a fauté, il reste un membre de cette
communauté. Or, je constate que trop souvent on oublie ce principe fondamental de la halakha, et on tombe dans le piège de cette fausse religiosité qui n'a rien à voir avec la Tora. » La Tora réclame de l'homme juif le sérieux, le כובד ראש, et pour être authentique, ce koved rosh doit procéder de l'unification de deux attitudes apparemment contradictoires : la crainte et la joie – יראה ושמחה. La crainte, parce que les choses de la vie sont sérieuses et parce que le projet du Créateur l'est aussi, et la joie, parce que ces choses sont les choses de Celui qui a voulu que le monde soit et que Celui qui juge est un juge de vérité. « Ce n'est pas un livre qui nous juge. Devant un livre, on ne peut rien expliquer. On ne discute pas. »
Quand cette crainte et cette joie se présentent simultanément, peut apparaître l'humour authentique, cet humour « qui nous a permis de traverser l'histoire et
de vaincre les contingences du temps, qui nous a permis de renaître en tant que collectivité, en tant que nation sur notre terre, après 1900 années d'un
exil interminable ». Cet humour qui nous permet de comprendre ce que les mots par eux-mêmes ne peuvent exprimer. Cet humour qui, seul, peut exprimer ce que l'Hébreu sait, comme Sarah notre mère savait en son sein : nous marchons vers notre avenir. Cette connaissance-là qui est le secret de la résilience d'Israël à travers l'exil et de sa renaissance nationale à la fin de cet exil est au-delà des mots. Elle est tout entière contenue dans ce rire, lui-même encore contenu en notre sein, jusqu'au retour du « dernier des revenants qui reviendra », et notre devoir est de l'apprendre, de la comprendre et de la communiquer. Mais attention : « Si un jour, je vous entends dire "Manitou"a dit, donc c"est vrai" gare à vous "! Tant que vous n'avez pas compris par vous-même pourquoi c'est vrai, ce n'est pas vrai pour vous. » Voilà l'avertissement que le rav Askénazi avait l'habitude de répéter à ses élèves – élèves qu'il voulait capables de réfléchir par eux-mêmes,capables de formuler pour eux-mêmes et leur entourage ces fondamentaux de notre tradition. Alors, selon la formule traditionnelle, זיל גמור – « va et étudie par toi-même et pour toi-même ».

1 Principal recueil des règles de la halakha rédigé par rabbi Yossef Caro au XVI e siècle, NDLR
2 Surnom du rabbin et kabbaliste Issac Louria Askénazi (1534-1572), NDLR

Publié le 22/12/2022


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