Quelles sont, selon vous, les finalités de l’humour et comment interprétez-vous
L’anecdote talmudique à propos de ce maître qui commençait son enseignement par
une blague ?
Il faut remettre cette anecdote dans son contexte. Le passage talmudique en question
(Chabbat p. 30 b) essaie de résoudre une contradiction entre deux versets de
l’Ecclésiaste, l’un qui dit que « mieux vaut le chagrin que le rire » et l’autre qui fait, au
contraire, l’apologie de la joie. D’ailleurs, le Talmud dit qu’après sa blague le maître en
question reprenait son étude avec gravité. Par son attitude, ce sage montre qu’il n’est
qu’un homme, qu’il ne se prend pas trop au sérieux, qu’il n’est pas Dieu. Une fois cela
rappelé, l’étude peut commencer. On peut aussi imaginer que cette boutade avait pour but
de détendre le maître lui-même, qui sait, mieux que ses élèves, la gravité et l’importance
de l’étude.
On retrouve cette idée de juste milieu entre crainte et joie dans le verset biblique
« Réjouissez-vous dans le tremblement » (Psaumes 2,16) que commente le Talmud dans
un autre passage (Bérakhot p. 30b).
Il n’y a d’humour que dans des moments d’angoisse. Il procède d’une tension entre
l’excès de gravité (koved roch) et la frivolité (kalout roch). L’humour est toujours une
façon de dédramatiser et de faire montre de modestie. Les maîtres du Talmud étaient
sincères dans ce recours à l’humour et à l’autodérision visant à relativiser la relation
hiérarchique maître-élève tout en la maintenant. Parfois, cet humour-modestie est feint,
comme dans l’usage politique de la comédie : Molière rit et fait rire à propos de la cour
au nom de Louis XIV, comme si ce dernier disait : « Vous voyez, je ne me prends pas
pour Dieu. Donc il faut m’obéir car mes décisions sont celles d’un homme qui n’agit pas
par excès de pouvoir puisqu’il sait rire. »
L’humour a aussi pour but de purifier les émotions. On l’a dit, il repose notamment sur
l’autodérision (dont Coluche disait qu’elle était caractéristique des Juifs). Quand on sait
rire de soi, on est capable de laisser percevoir quelque chose de sa nature profonde, de la
part d’indicible de notre identité. Le mot d’humour de Raba, le maître dont nous parlions,
l’oblige à ne pas jouer un rôle mais à être lui-même. Dans l’étude, disent les kabbalistes,
les âmes s’unissent. Donc la hiérarchie maître-élève, de fait, s’estompe, et c’est ce qui est
en jeu quand les élèves voient le rav rire : c’est un humain. Mais, je le répète, tout ceci
n’a de sens que parce que, justement, il y a de l’angoisse (et l’humour juif s’est développé
dans des situations d’adversité). Une anecdote personnelle me revient en mémoire : la
naissance de l’un de mes enfants fut compliquée. Je ne l’ai pas compris tout de suite mais
les soignants m’ont fait savoir après coup que seul un miracle expliquait le fait qu’in fine
tout se soit bien passé pour la mère comme pour l’enfant (d’ailleurs les médecins, qui
n’étaient pas juifs, ont été tellement étonnés par l’heureux dénouement de cet
accouchement qu’ils m’ont ensuite demandé de les bénir !). Or, durant ces moments de
panique, j’avais remarqué que les médecins ne cessaient de faire des petites blagues. Et,
quand les choses sont rentrées dans l’ordre, je leur ai demandé s’il n’était pas décalé de
faire de l’humour en pleine crise… Ce à quoi ils m’ont répondu que, justement, ils
n’avaient agi comme cela, sans forcément s’en rendre compte, que parce qu’ils étaient
eux-mêmes très angoissés.
Le célèbre rire biblique de Sarah (rire qui donna son nom à Isaac) quand on lui annonce,
alors qu’elle est stérile, qu’elle aura bientôt un fils n’a de sens que parce qu’il s’inscrit
dans l’histoire pleine d’angoisse de cette femme inquiète de ne pouvoir donner la vie.
Je reviens au passage talmudique : parmi les commentateurs de ce texte, on retrouve une
controverse fondamentale en ce qui concerne la position de la morale face à l’humour.
D’une part, le Pnei Yehoshua (rav Yehoshua Yaakov Falk, 1680-1756), dans
l’introduction à son commentaire sur le Talmud, pense qu’il y a une hiérarchie dans
l’humour : il y aurait un humour stupide et vulgaire, et un humour raffiné et distingué.
Selon lui, ce n’est que de cet humour dont il peut être question au sujet de Raba. Pour que
l’humour soit acceptable, il faut qu’il contienne une dose de sagesse. Cependant, l’auteur
du Tanya, rabbi Shnéour Zalman de Lodi (1745-1812), pense que l’humour se justifie à
partir du moment où il apporte de la joie : plus l’humour est efficace, plus il est louable.
Pour lui, le but de Raba n’était pas de s’élever spirituellement en faisant des calembours,
il voulait juste être heureux, or le bonheur est souvent stupide (Tanya ch. 7).
Le rav Yehonathan Eibeshitz (1690-1764) (Tiferet Yehonathan sur parashat Rééh) a un
point de vue encore plus extrême sur la question, puisqu’ il considère que l’humour « est
la part du Satan dans la raison humaine », car si l’on fait abstraction de l’humour, la
raison humaine serait parfaite. Or, selon la kabbale, la perfection ne peut pas exister dans
ce monde. Pour le rav Eibeshitz, plus un homme se rapproche de la perfection
intellectuelle, plus il faut que son humour soit grivois et potache pour qu’il libère son
esprit de l’emprise du Satan, qui, autrement, aurait cherché à corrompre son raisonnement
en l’empêchant ainsi de découvrir la vérité.
Si le rire est une autodérision et une dédramatisation, comment comprendre le « rire
de Dieu » évoqué dans le Talmud ?
Si vous parlez du passage qui fait suite à la fameuse histoire du four d’Akhnaï (Baba
metsia p. 59), le texte parle d’un sourire (‘hiyoukh) divin. Là, il s’agit d’une attitude de
satisfaction divine de voir les humains assumer leur autonomie. C’est comme un père qui
se réjouirait d’être battu par son enfant aux échecs, preuve qu’il lui a bien appris les
règles du jeu.
Si l’on parle maintenant de rire véritable, terme plus fort, alors le Talmud (Avoda Zara p.
3b) dit au contraire que Dieu n’a ri qu’une seule fois – épisode évoqué dans le verset :
« Il se mettra à rire dans les cieux » (Psaumes 2,4) – le jour où il a tué la femelle du
léviathan et qu’il s’amuse désormais avec ce dernier. C’est un passage difficile mais, pour
faire simple, le léviathan, monstre marin, symbolise les conflits menés par les nations,
l’agitation des peuples, l’histoire humaine. Or Dieu lui-même – un peu comme Raba – ne
se prend pas trop au sérieux car, sinon, la Création n’aurait pas été possible et le Créateur
serait resté dans la solitude de son idéal. L’histoire n’est possible que si Dieu renonce à la
perfection absolue, acceptant que ses créatures – qui, elles, se prennent très au sérieux
dans leurs luttes politiques – agissent avec une certaine autonomie. Il me semble en outre
que lorsque le Talmud parle du rire de Dieu, il parle en fait de la position comique que
l’homme doit assumer lorsqu’il adopte une posture religieuse. En effet, d’une manière
générale lorsque le Talmud attribue des comportements humains à Dieu, il veut en fait
décrire le comportement de l’homme dans sa relation au divin. L’homme ne peut pas
comprendre le but de l’existence, il ne sait pas vraiment pourquoi Dieu l’a créé, il ne peut
pas saisir non plus l’essence du divin. Dans ce sens, lorsque l’homme cherche à
s’adresser à Dieu à travers la religion, s’il est honnête, il sait que son comportement est
clownesque. Comme le disait Calder : « La religion est un cirque. » Le véritable croyant
ne peut pas nier cet état de fait. Pour le croyant comme pour l’athée, l’existence humaine
est fondamentalement… une blague. Balzac parle de La comédie humaine. Pourtant, la
plupart de ses lecteurs sentent dès qu’ils lisent une page de lui, surtout l’une de ses
fameuses descriptions, qu’il est avant tout un mystique. La position comique n’est pas
antinomique à la posture mystique : elle est au contraire sa condition. La différence entre
le religieux et l’athée ne réside pas en ce que le religieux croit à un sens de l’existence,
alors que l’athée n’y croit pas. Les deux sont conscients de l’absurdité de l’humain face à
l’absolu de l’existence objective. Le philosophe athée et le croyant diffèrent uniquement
par la manière dont ils se positionnent face à cette absurdité : le croyant, par la religion,
adopte une position comique tandis que le philosophe athée adopte une posture
dramatique. Il est donc logique que le Talmud parle d’un Dieu qui rigole car, dans
l’absolu, c’est dans cette constatation que l’on est le plus en phase avec ce que notre
intellect et nos émotions nous apprennent quant à notre relation au divin.
Le rabbi de Kotzk disait que c’est une mitsva de rire à une blague pas drôle, par
« amour du prochain ». Est-ce une véritable obligation ?
Sans nul doute. Dans la bénédiction qu’il accorde à son fils Juda, le patriarche Jacob lui
souhaite d’avoir « les yeux pétillants comme le vin et les dents plus blanches que le lait ».
(Genèse 49,12). Le Talmud (Kétouvot p. 111b), s’appuyant sur la formulation biblique
(véléven chinaïm mi’halav, littéralement « les dents blanches, mieux que le lait »),
enseigne au nom de rabbi Yo’hanan : « Mieux vaut montrer à autrui la blancheur de ses
dents (lui sourire) que de lui donner un verre de lait. »
À l’inverse, y a-t-il des cas où il est interdit de rire, de se moquer, etc. Le métier
d’humoriste est-il conforme à la loi juive (halakha) ?
La réponse à cette question dépend des trois avis que nous avons mentionnés plus haut.
Selon le rav Falk, l’humour ne peut être permis que dans la mesure où il comporte une
dose de sagesse, tandis que, selon rabbi Shnéour Zalman de Lodi et le rav Yehonathan
Eibeshitz, l’humour est souhaitable à partir du moment où il apporte de la joie, ou bien
s’il est un exutoire pour la partie « satanique » de la raison humaine.
Allons encore plus loin : peut-on rire de Dieu ?
La Tora interdit le blasphème. Pourtant, quand le Talmud se demande concrètement ce
qu’il faut faire pour être coupable d’une telle faute, il n’évoque qu’un cas théorique
presque impensable qui reviendrait à souhaiter (le Talmud le dit de façon plus indirecte
pour ne pas commettre la faute en question) que le Créateur, pour ainsi dire, se maudisse
lui-même. Car toute insulte adressée par un humain envers Dieu est vaine : formulée par
un être de chair et de sang, elle n’a absolument aucune portée. De cela il ressort que
presque rien ne rentre dans la catégorie du blasphème. Se sentir vexé ou diffamé parce
qu’on s’est moqué de son Dieu, c’est avoir de ce dernier une conception très
anthropomorphique et très réductrice.
De plus, nous avons expliqué plus haut que se moquer de Dieu, c’est aussi un acte
religieux, car en se moquant de lui on admet son existence. Le Talmud (Sanhédrin p.
60b) parle du culte de Baal Péor, « le maître de l’abomination », culte idolâtre qui
consistait à déféquer sur une idole. « Celui qui défèque devant l'idole connue sous le nom
de Baal Péor est passible de la peine capitale, même si déféquer est un acte dégradant,
car c'est sa forme d'adoration », nous dit la Michna. Le Talmud considère ce culte comme
un acte religieux valide et le pénalise comme un acte idolâtre. Déféquer sur son Dieu ou
se moquer de lui, c’est une manière de l’adorer, car c’est admettre notre incapacité à
l’atteindre tout en exprimant la difficulté traumatisante de cette situation.
Cependant, se moquer de Dieu relève plus d’un comportement tragique et dramatique que
d’une position humoristique. Le véritable humoriste c’est le religieux pratiquant qui sait,
contrairement à ce que disait Shakespeare, que Dieu aime la comédie.
Publié le 19/12/2022