Un Juif en voiture cherche une place depuis plusieurs minutes. Il continue à tourner, mais rien à faire,
aucune place ne se libère. En désespoir de cause, il choisit de s’adresser au Tout-Puissant : « Maître
du monde, je n’arrive pas à trouver de place. Je te promets que si tu m’en trouves une, je mettrai les
téfilines tous les matins et irai tous les samedis à la synagogue ! » À peine a-t-il fini sa supplique
qu’une voiture devant lui quitte sa place de stationnement. Notre Juif lève alors les yeux au ciel et
termine sa conversation « divine » : « Non, c’est bon en fait, laisse tomber, j’ai trouvé ! »
Outre que cette blague m’a toujours beaucoup fait rire, je me suis souvent dit, de façon tout à fait
subjective, qu’elle était difficilement transposable avec un protagoniste chrétien ou musulman, étant
donné l’absence totale de révérence qu’elle manifeste envers le divin.
Pourquoi ? Quelle spécificité juive transparaît dans ce lien particulier entre l’humour et le dialogue
avec Dieu ? Ce numéro de L’éclaireur va indirectement vous apporter plusieurs pistes de réponses
que je ne déflorerai pas ici.
En revanche, je veux bien tenter de comprendre comment le judaïsme s’oppose à une certaine vision
du rire. Et pour cela, il faut se tourner vers le chef-d’œuvre d’Umberto Eco 1 , adapté au cinéma par
Jean-Jacques Annaud : Le Nom de la rose. Guillaume de Baskerville cherche l’auteur de meurtres
inexpliqués au sein d’une abbaye moyenâgeuse. 2 En bon enquêteur, il trouve la solution (attention,
spoil !) : les morts sont empoisonnés lorsqu’ils consultent un livre bien particulier, dont le haut des
feuilles a été empli de poison par le sinistre Jorge, ce qui signe inéluctablement la fin de ceux qui se
sont aventurés à le feuilleter.
Mais quel est ce livre si spécial ? C’est ce qu’on apprend à la fin du film : c’est le second tome de la
Poétique d’Aristote, qui traite du rire et le réhabilite. D’où ce dialogue clé du film :
Guillaume de Baskerville. Mais qu'y a-t-il de si inquiétant dans le rire ?
Jorge. Le rire tue la peur, et sans la peur il n'est pas de foi. Car sans la peur du diable, il n'y a plus
besoin de Dieu.
Guillaume de Baskerville. Mais vous n'éliminerez pas le rire en éliminant ce livre.
Jorge. Non, certes. Le rire restera le divertissement des simples. Mais qu'adviendra-t-il si, à cause de
ce livre, l'homme cultivé déclarait tolérable que l'on rit de tout ? Pouvons-nous rire de Dieu ? Le
monde retomberait dans le chaos. 3
Le rire est dangereux. Il peut transformer des enjeux fondamentaux en dérision et les vider de toute
vitalité. Une des solutions serait de l’exclure de la sphère spirituelle pour ne pas s’y confronter et
conserver une attitude de gravité conforme à l’image du religieux austère. Mais ce serait également
se passer d’un messager transportant liberté et fulgurance. Ainsi que d’une porte dérobée
indispensable dans les moments les plus tragiques. Le judaïsme ne s’y est jamais résolu, raison pour
laquelle les couvertures de Charlie Hebdo tournant en dérision les rabbins n’ont jamais vraiment
dérangé quiconque.
Au moment le plus critique de l’histoire juive, coincé devant la mer des Joncs, voyant arriver les
Égyptiens assoiffés de revanche, les Hébreux dirent à Moïse : « Est-ce faute de trouver des caveaux
en Égypte que tu nous emmènes mourir dans le désert ? » 4 Y voyez-vous de l’irrespect ? Le rabbin
1 Le Nom de la rose, paru en 1980 (1982 pour l’édition française).
2 Film sorti en 1986 avec Sean Connery dans le rôle principal.
3 Dans le livre, l’échange est évidemment beaucoup plus riche et profond.
4 Exode 14,11.
Samson Raphaël Hirsch, lui, y voyait une caractéristique centrale du peuple juif 5 : même dans les
moments de profonde anxiété et de désespoir, le mot d’esprit tranchant ne les quitte pas. C’est une
arme existentielle. Un chemin de vie que les Juifs ne sont pas près d’abandonner !
5 Der Pentateuch sur ce même verset. Je remercie le rav Gérard Zyzek de nous avoir fait connaître ce
commentaire lors d’une étude à la mémoire de Laurent Kern – Lama.
Publié le 12/12/2022