Rendre possible l’impossible Georges Bataille dit du rire qu’il permet « le saut du possible dans l’impossible ». L’humour, en effet, élargit le champ des possibles, et le rire d’Abram (devenu Abraham) et de Saraï (devenue Sarah) s’accompagne du changement de leur nom et donc de leur destin, modification qui agit comme un jeu de mots qui maintient en tension plusieurs sens possibles. Briseur d’idoles et d’idéologies, Abraham l’Hébreu refuse les déterminismes. Lorsqu’il doute de sa possibilité d’avoir des enfants (déterminisme astral), Dieu le place au-dessus des étoiles pour qu’il ne se considère comme soumis à aucune fatalité (Rachi sur Genèse 15,5). Ce changement de perspective est aussi le ressort de l’humour 1 . Passer d’un sens à un autre, ce que fait le mot d’esprit, c’est la vocation même de l’hébraïsme, terme qui vient de la racine עבר (« passer », « transgresser ») dont la lecture à rebours (hipoukh) donne רבע, le « carré », l’espace clos duquel l’humour s’échappe, tout comme l’interprétation infinie des textes permet d’échapper au « sens unique » qui serait une impasse. Cette même technique de lecture à rebours montre que la « peur » (פחד) – qui peut aussi se lire pa’h délet, « le piège de la porte » – est surmontée par la capacité à « pousser » et à « bousculer » (דחפ) les portes, à élargir les horizons, à réintroduire du jeu dans les cadres imposés en changeant de perspective, en passant d’un sens à un autre ou d’un référentiel à un autre. L’anecdote est célèbre : Henry Kissinger (secrétaire d’État américain) en visite officielle en Israël rencontre Golda Meir. « Vous savez, lui dit-il, en premier lieu je suis américain, et ensuite je suis juif. » Réponse : « Cela n’est pas grave, ici, en Israël, nous lisons de droite à gauche ! » De nombreux enseignements midrashiques, talmudiques ou kabbalistiques commencent par la formule : « Rabbi untel a ouvert (pata’h) et a dit… » Suit un verset qui est interprété de façon inédite. L’ouverture, ici, évoque non seulement le caractère inaugural du propos mais aussi le fait que le sage crée une ouverture, un nouvel espace de compréhension du verset. Ouverture au sens qu’on retrouvera bien plus tard chez les membres de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) 2 . L’humour comme échappatoire à l’enfermement est par exemple présent dans les bandes dessinées de Gotlib à propos duquel on peut dire que « son humour est l’art des retournements de situation, des inversions, des jeux permettant de composer avec l’irrévocable et d’échapper à l’enfermement et au définitif 3 ». À l’aune de ces réflexions, on comprend mieux le malaise des totalitarismes face à l’humour puisque ce dernier apprend à sortir du cadre, ce qui n’est pas du goût des geôliers professionnels. Le grand théoricien du nazisme, Goebbels, disait : « L’humour est juif. Il faut le bannir de la société. »
L’humour juif procède de la tradition d’interprétation des versets bibliques dont Marc-Alain Ouaknin dit qu’elle « est une source d’humour extraordinaire qui est en même temps une révolution philosophique fondamentale. Il n’existe pas une seule vérité mais seulement des perspectives différentes du monde 4 . […] La dimension interprétative que l’on rencontre dans le Talmud est en soi une forme d’humour qui donne la possibilité à l’homme de s’inventer toujours autrement 5 ». Le Talmud a souvent recours au jeu de mots comme méthode exégétique. La presque homonymie de deux termes sert à enrichir le sens d’un verset ou, mieux, à le saisir au plus profond, d’où la formule : « Ne lis pas le mot tel qu’il est écrit mais plutôt ainsi… » Par exemple, en commentant l’expression biblique « Héritage de la communauté de Jacob » (Deutéronome 33,4) qui désigne la Tora, le Talmud (Pessa’him p. 49b) déclare : « Ne lis pas moracha (héritage) mais méourassa (fiancée). » Autrement dit, le sens profond de la notion d’héritage n’est pas ce qui est tourné vers le passé mais ce qui est nouveau (symbole de la fiancée). Conclusion, le vrai héritage est un renouveau de l’ancien. Le jeu de mots talmudique ne détourne pas du sens obvie, il l’explicite.
« Mes enfants m’ont vaincu ! » Un célèbre passage du Talmud (Baba metsia, p. 59b) évoque le rire de Dieu en réaction à la déclaration d’un sage disant que « la Tora n’est pas au ciel », autrement dit qu’il incombe aux hommes de se l’approprier et de la commenter. L’éclat de rire divin fait écho à « l’éclat de lire », selon la belle formule de Marc-Alain Ouaknin, c’est-à-dire au caractère infini des interprétations. Le rire de Dieu s’accompagne de la formule : « Mes enfants m’ont vaincu ! » qui se traduit aussi par : « Mes enfants m’ont rendu éternel (netsa’h) » car la lecture infinie des textes procède de
l’infinité divine.
Ce rire céleste diffère de celui qui opère quand Dieu se moque des ennemis d’Israël ou des idolâtres : « Il rit, celui qui siège dans les Cieux ; le Seigneur se moque d’eux » (Psaumes 2,4). Dans l’épisode talmudique évoqué, c’est au contraire un rire approbateur, voire admiratif du Créateur pour ses créatures. Le fait que les hommes prennent désormais le relais dans l’interprétation des textes et dans la formulation de la loi explique pourquoi l’humour juif se fait souvent l’écho de l’irrévérence (‘houtpsa) des hommes envers un Créateur qui, bon joueur, se réjouit de cette autonomie – parfois critique 6 – de ses créatures. Par exemple, le célèbre rabbi Lévi Isaac de Berditchev s’adressa ainsi au Ciel, en présence de tous les fidèles, un jour de Roch Hachana (nouvel an et jour de jugement) : « Maître du monde ! Si tu as l’intention de nous donner une nouvelle année pleine de douceur, décide-le et signe le décret immédiatement. Mais si, au contraire, tu prévois pour nous une année dure et amère, alors je te rappelle que toi non plus, tu n’as pas le droit d’écrire 7 un jour de Roch Hachana ! »
Le rire qui sauve
Dans ses Récits hassidiques, Martin Buber raconte l’histoire suivante. « Un jour qu’on demandait à un rabbi de raconter une histoire, il répondit : "Une histoire, il faut qu’on la raconte de telle sorte qu’elle agisse et soit un secours en elle-même." Puis, il fit ce récit : "Mon grand-père était paralysé. Comme on lui avait demandé de raconter quelque chose de son maître, il se prit à relater comment le Baal-Shem, fondateur du hassidisme, lorsqu’il priait, sautillait et dansait sur place. Et pour bien montrer comment le maître le faisait, mon grand-père se mit debout, sautillant et dansant lui-même. À dater de cette heure, il fut guéri. Eh bien, c’est de cette manière qu’il faut raconter". » Les histoires, les histoires drôles surtout, peuvent donc assurer le salut. Non seulement car elles permettent de conjurer ou de sublimer le malheur, mais aussi de façon très concrète comme en témoigne cette autre anecdote hassidique à propos de rabbi Sim’ha Bounim (1767-1827) qui rappelait régulièrement à ses élèves l’importance de l’humour, « car moi, j’ai même sauvé un homme de la mort avec une boutade ! ». En effet, voyageant en bateau, le sage assista à une triste scène. Celle d’un homme passé par-dessus bord et sur le point de se noyer. Tous les passagers hurlaient de désespoir, voyant l’individu s’enfoncer de plus en plus. Chacun y allait de sa formule de résignation. « Le pauvre ! », « Quelle tragédie ! », etc. Arrivant en courant, rabbi Sim’ha (dont le prénom signifie « la joie ») lança à l’homme qui se laissait peu à peu engloutir : « Eh ! Passe le bonjour pour moi au Léviathan (animal mythique vivant au fond des mers) ! » Entendant cet appel complètement décalé, l’homme se ressaisit et retrouva des forces lui permettant de nager vers la bouée qu’on lui avait lancée. La résignation de tous l’avait pour ainsi dire enfermé dans son rôle de « pauvre victime ». Le mot d’humour du rabbin provoqua l’étonnement des spectateurs mais il obligea surtout l’homme à bout de souffle à regarder la situation différemment. L’humour induit parfois de curieuses réactions. En hébreu, d’ailleurs, le mot « sourire » (חיוך ‘hiyoukh) est l’anagramme du mot « ma force » (ko’hi). Autrement dit, la capacité à prendre les choses avec humour et distance constitue une ressource souvent salutaire.6 Comme dans l’histoire du tailleur juif à qui un client impatient fait remarquer que sa marchandise lui est livrée avec des semaines de retard : « La Création du monde elle-même n’a demandé que six jours et tu mets tant de temps pour un simple costume ! » « Mauvaise comparaison, répond le tailleur, car le monde est une catastrophe alors que ton costume est une véritable œuvre d’art ! »
Le rire vs le ricanement
Lors du transport de l’arche d’Alliance vers Jérusalem, le roi David dansa et ria tel un saltimbanque. Son épouse en fut gênée, trouvant inconvenantes les clowneries de son royal époux. Mais la Bible valorise cette attitude dont on dit qu’elle valut à David d’entendre, en écho, le rire divin. Car la joie davidique était pieuse et humble. Le Talmud (Taanit p. 22a) raconte qu’un sage rencontra le prophète Élie et lui demanda qui, dans la foule présente sur la place publique, aurait part au monde futur. Le prophète désigna deux hommes qui n’avaient pas les signes de piété que le rabbin s’attendait à trouver. Il s’enquit de leur identité et les hommes lui dirent qu’ils étaient des amuseurs publics (bad’hanim) : « Nous réjouissons les gens tristes et nous réconcilions grâce à l’humour ceux qui se disputent. » Toutefois, le traditionnel bad’han – dont certains firent profession comme on peut aujourd’hui être un humoriste professionnel – fut parfois condamné pour ses excès par les rabbins. Les sages de Pologne et d’Ukraine interdirent ce « métier » au XVII e siècle à cause des abus de grossièreté et de bouffonnerie.
Les religions et le rire La plupart des religions semblent se méfier du rire. Par exemple, le mot « rire » n’apparaît que trois fois dans les Évangiles (deux des occurrences le condamnent) 9 . Le rire humain, dans la littérature catholique traditionnelle, est associé à Satan 10 et le pire attend les rieurs : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez » (Luc 6,25). Le retrait monacal est justifié par ses adeptes par un désir d’éloignement du rire omniprésent dans la société profane. Cette approche méfiante repose notamment sur l’idée, reprise par de nombreux Pères de l’Église, selon laquelle Jésus n’a jamais ri 11 (point de théologie rendu célèbre par le roman Le Nom de la rose d’Umberto Eco). Certes, tout cela mériterait d’être nuancé et il y a des exceptions.
Le protestantisme ne fait pas l’apologie du rire (le puritanisme le condamne même sévèrement) mais, selon Luther, Jésus a ri et certains théologiens protestants prônent un usage didactique de l’humour. Dans le Coran, il est question du rire à dix reprises, le plus souvent pour le critiquer 15 . La sourate 53,60 dénonce le rire frivole de ceux qui feraient mieux de pleurer. Certains hadith déclarent qu’on n’a jamais vu les gencives du Prophète (car il ne riait pas), tandis que d’autres disent au contraire qu’on voyait ses molaires tellement son rire était parfois vif. La question du rire a évolué en islam selon les époques et les courants mais le rire moqueur a toujours fait l’objet d’une condamnation. Globalement, le judaïsme semble tout de même se démarquer d’une certaine frilosité religieuse envers le rire , et nous avons montré que, même s’il n’est pas toujours opportun (« Il y a un temps pour pleurer et un temps pour rire » dit l’Ecclésiaste 3,3), il résulte à la fois de la démarche même d’interprétation des textes et d’une forme d’optimisme et de résilience face à l’adversité . Le Talmud (Makot p. 24b) raconte que plusieurs rabbins, peu après la destruction du Temple, pleuraient à la vue des ruines de Jérusalem. Mais rabbi Akiva riait. Les autres sages le sommèrent de s’expliquer. Akiva leur dit qu’il riait pour les raisons mêmes qui faisaient qu’eux pleuraient : ils se désolent parce que les prophéties (annonçant la destruction) se sont réalisées, lui rit parce que ces mêmes prophéties annoncent aussi la prochaine reconstruction. Il adopte un point de vue confiant dans l’existence car il lit les textes avec de la hauteur de vue.
Léon Askénazi (Manitou) disait : « Quiconque a eu quelque commerce avec l'étude du midrash et surtout du Talmud sait que l'ironie y est absente, alors qu'à chaque page, à chaque détour de paragraphe, à chaque ligne, éclate l'humour. » Ce distinguo humour/ironie est précieux : l’humour exprime la finesse et la sagesse tandis que l’ironie et la raillerie reflètent la bêtise au sens défini par le philosophe Laurent Jaffro comme « cette forme de coïncidence absolue de soi-même avec soi- même ». L’humour crée un jeu, une rupture de la parfaite coïncidence entre soi et soi, entre un verset et son sens obvie, etc. La raillerie, au contraire, enferme celui qui la profère comme celui dont elle parle dans des cases mortifères.
1 Exemple de changement de perspective : un homme se plaint qu’il y a quelqu’un sous son lit qui disparaît dès qu’il essaie de le regarder. Il n’en dort plus et consulte un psychiatre. Ce dernier est très inquiet et demande à revoir ce patient visiblement dérangé. Mais l’homme ne donne plus de nouvelles. Le médecin lui téléphone et l’autre lui répond : « C’est bon, docteur, tout est arrangé ! J’en ai parlé à mon rabbin qui m’a juste conseillé de couper les pieds du lit. Et le problème a cessé ! » 2 Voir dans le n°2 de L’éclaireur l’article de Claude Burgelin sur le rapport de Georges Perec à sa judéité. 3 Catalogue de l’exposition du MAHJ « Les mondes de Gotlib » en 2015. 4 Marc-Alain Ouaknin et Dory Rotnemer, La Bible de l’humour juif, tome 1, p. 22. 5 Idem p. 77. 7 L’écriture est prohibée le chabbat et les jours de fête. 8 La tradition juive considère que les différentes anagrammes d’un mot en enrichissent le sens, sauf sa permutation intégrale (hipoukh) qui en exprime l’antithèse. 9 Marc Lienhard, Rire avec Dieu (éd. Labor et fides), p. 31. 10 Idem p. 48. 11 Seuls certains textes apocryphes évoquent le rire de Jésus. 12 L’Église médiévale laisse un peu plus de place au rire (Idem, chapitre 5) et Thomas d’Aquin lui accorde une certaine valeur. 13 Le pape Jean XXIII, par exemple, était connu pour son humour et son sens de l’autodérision. 14 Voir Édouard Jallois, L’humour protestant. 15 Marc Lienhard, Rire avec Dieu, p. 251. 16 Recueil des actes et paroles de Mahomet et de ses compagnons. 17 Marc Lienhard, Rire avec Dieu, p. 263. 18 Mais on peut toujours trouver des indices allant dans le sens contraire comme ce verset de L’Ecclésiaste (7,3) : « Mieux vaut le chagrin que le rire car sous un visage en peine peut se cacher un cœur heureux. » Le bonheur demeure toutefois le critère qui l’emporte. 19 Comme dans l’histoire d’un Juif allemand qui rencontre un coreligionnaire assis sur un banc en train de lire un journal proche du parti nazi. « Mais comment peux-tu lire un tel torchon antisémite ? » - « Quand je lis nos journaux, ça me déprime, il n’y a que de tristes nouvelles : les Juifs sont opprimés, exclus, boycottés, etc. Mais quand je lis ce journal, je suis réconforté : on y apprend que les Juifs dominent le monde ! » 20 Cité par Freddy Raphaël Rire pour réparer le monde. Strasbourg, éd. La Nuée bleue, 2021, p. 119.
Publié le 15/12/2022