De l’hébreu à l’araméen
« Au Commencement, Dieu créa… l’alphabet[1] », dit un commentaire. L’hébreu servit à la Création, et Dieu fit advenir les choses en les nommant, comme il le fit ensuite pour Adam (nom qui évoque la terre, adama) à qui il demanda de nommer à son tour, dans la langue originelle, les espèces animales puis sa propre épouse. Adam et Ève s’exprimaient donc en « langue de la sainteté » (lachon hakodech), l’hébreu biblique. Mais, disent les rabbins, dès la faute originelle, le premier homme se mit à parler… araméen[2], idiome de l’exil ! Une langue dérivant de l’hébreu, mais « moins pure[3] ». Il s’agit certes d’une dégringolade spirituelle mais cette langue a toutefois ceci de louable que, n’étant pas « chimiquement pure », elle devint par la suite la langue du concret, de la rencontre entre l’idéal et le réel, et donc la langue de l’intimité entre Dieu et son peuple. Le Talmud babylonien sera justement écrit en araméen, la langue du concret et de l’application pratique des idéaux. L’hébreu étant la langue de l’idéal, on ne sera pas surpris d’apprendre que les anges ne comprennent que lui. Quand on prie en communauté (minian), la prière – dit le Talmud – s’élève directement vers Dieu, tandis que si l’on prie seul, elle doit être « « relayée » par les anges. C’est pourquoi les passages liturgiques rédigés en araméen – comme le kaddish – ne sont récités qu’en présence du minian (Talmud traité Chabbat p. 12a).
L’araméen étant la langue du peuple, on traduisait jadis la Tora dans cette langue, durant la lecture publique. Le texte de la Tora est d’ailleurs, dans les éditions classiques, accompagné du Targoum, la traduction araméenne du texte par Onkelos, sage converti au judaïsme, traduction qui est aussi un commentaire puisque chaque langue porte avec elle ses nuances et sa sensibilité.
La tour de Babel
Les descendants d’Adam se rebellent contre le Créateur : c’est l’épisode de la tour de Babel à la suite duquel Dieu multiplie les langages[4] : désormais, les peuples ne parlent plus la même langue.
Mais est-ce vraiment une punition ? Selon un enseignement audacieux de Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), la multiplication des langues fut au contraire une chance, un remède et non une punition. En effet, les hommes de Babel « parlaient tous une même langue et des paroles semblables » (Genèse 11,1). Pour Leibowitz, la Tora évoque ici une pensée unique, un monologue à plusieurs, un langage presque totalitaire sans pluralité possible. La multiplication des langues, et donc des cultures, évitera à l’humanité de sombrer dans un nouveau projet « globalisant » gommant toutes les différences dans une uniformité malsaine qui les conduisit à vouloir fusionner avec le Dieu unique. La multiplication des langues préserve et enrichit la pluralité des visions du monde. Leibowitz écrit[5] :
« Il me semble que cet arrêt divin ne constitue pas une punition mais au contraire un grand acte réparateur au profit de l’espèce humaine. […] Pour celui qui réfléchit, il n’existe pas de situation plus effroyable que ce conformisme si artificiel : une ville et une tour comme symboles de la concentration de l’ensemble de l’humanité autour d’une seule idée afin qu’il n’y ait ni divergence d’opinions ni combats entre conceptions et valeurs différentes. On ne peut pas imaginer tyrannie plus terrible que celle-là, on ne peut pas imaginer une stérilité de la pensée et de la morale plus grande que la situation où il n’y aurait plus ni exceptions ni déviations par rapport à ce qui est admis comme convenable, situation qui serait maintenue par les moyens artificiels d’une ville et d’une tour. Dieu, dans sa miséricorde et sa compassion pour l’espèce humaine, a paré une telle éventualité. Il a créé une humanité où le totalitarisme qui naîtrait de son unification générale ne puisse pas advenir mais dans laquelle existeraient des différenciations de pensée et de valeurs, humanité où les gens doivent combattre pour leurs valeurs, leurs désirs, lesquels diffèrent d’un homme à l’autre. »
D’ailleurs, Adam lui-même connaissait par avance les « soixante-dix langues des Nations » et, lorsqu’il nomma les animaux, il le fit d’abord en hébreu puis dans chacune de ces soixante-dix langues originelles[6]. La pluralité des langues reflète la diversité et la richesse de l’expérience humaine. C’est pourquoi la Tora, qui possède, selon le Talmud (Chabbat p. 88b), « soixante-dix facettes », fut donnée en soixante-dix langues. Les soixante-dix membres du sanhédrin en charge d’interpréter la Tora écrite représentaient cette diversité et étaient eux-mêmes, dit le Talmud, des polyglottes maîtrisant chacun soixante-dix langues !
En son temps, déjà, Joseph l’Hébreu parlait soixante-dix langues, qui lui furent apprises par un ange avant d’accéder à ses fonctions de vice-roi d’Égypte. Il en parlait une de plus que le Pharaon (qui ne connaissait pas l’hébreu) et il dut jurer au monarque égyptien de ne jamais révéler cette supériorité linguistique ! (Sota p. 36b).
Dans la Tora elle-même, disent encore les rabbins, il y aurait volontairement des mots en araméen (Genèse 31,47) et même en « africain » (Sanhédrin p. 4b) pour laisser transparaître cette dimension universelle de la Tora !
Traduire la Tora en grec ?
On raconte que le roi Ptolémée II fit venir soixante-douze savants de Jérusalem pour traduire la Bible en grec, traduction destinée à la bibliothèque d’Alexandrie. Ces savants durent travailler isolément mais ils produisirent tous la même traduction. C’est ce qui aurait donné la traduction dite de « La Septante ». Mais de quel droit, se demandent les sages, ont-ils traduit la Tora dans une autre langue ? Le Talmud (Méguila p. 9b) légitime cette traduction par un verset relatif au moment où Noé bénit ses enfants : « Que Dieu embellisse Japhet et qu’il réside dans les tentes de Sem » (Genèse 9,27). Japhet (dont le nom, Yafèt, évoque le beau, yafé) est l’ancêtre des Grecs tandis que Sem est celui des sémites, donc des Hébreux. Or, dit le Talmud, la langue grecque a une beauté supérieure à toutes les autres langues et elle est connue de tous les peuples : il est donc légitime que la Grèce contribue au projet biblique. La Tora doit ainsi être traduite pour être « embellie », élargie, commentée (car toute traduction est un commentaire). Si, selon l’adage, « traduire c’est trahir », c’est aussi et surtout enrichir et rendre accessible. Le texte biblique (en hébreu) est toujours en tension et en dialogue avec ses traductions et ses commentaires.
Langue et identité
De ces différents enseignements rabbiniques se dégage notamment l’idée d’un lien entre langue et identité : « Dis-moi quelle(s) langue(s) tu parles, je te dirai qui tu es. » Dans son commentaire de l’épisode de Babel, le rabbin allemand S.R. Hirsch (1808-1888) explique que seule la langue originelle était objective, désignant les choses telles qu’elles sont, mais que, désormais, les langues sont toujours le reflet subjectif du réel, témoignage de certaines valeurs particulières. Il écrit[7] :
« Malgré la grande diversité des langues actuelles, nous ne trouvons pourtant que peu de mots basés sur une même conception des choses. Prenons par exemple le concept du juge. En allemand Richter désigne celui qui imprime aux choses la direction (Richtung) dans laquelle elles doivent se diriger (sich richten), il tranche, sépare. Le Juif nomme le juge chofet, ''conciliateur'' ; pour lui, le jugement est l’établissement d’un ordre harmonieux des choses ; le juge qui attribue à chacun la position qui lui revient par rapport à autrui. Prenons encore, par exemple, la ''vertu'' et la ''religion'' […] En allemand, la vertu (Tugend) représente la plus haute aspiration morale. Le terme dérive du concept d’aptitude, de capacité (taugen) et est donc basé sur la notion d’utilité. Dans les langues romaines, en revanche, la vertu est avant tout synonyme de ''virilité''. Devenir un ''homme vertueux '', un membre utile de la société, voilà la devise de la jeunesse allemande […] Tandis que l’hébreu ne possède aucun terme pour désigner cette idée. Notre plus haute aspiration est la réalisation de la mitsva, nous n’avons que des vertus individuelles. Il en va de même de la religion. Le monde linguistique européen ne semble pas pouvoir exister sans la notion de ''religion'' ; nous-mêmes, le peuple religieux par excellence, ne possédons pourtant aucun terme équivalent. Dès que l’on veut exprimer une relation particulière de notre vie, on en délimite le domaine, et d’autres aspects en resteront forcément exclus. Par conséquent, dans un milieu dans lequel tout est « religion », depuis la naissance jusqu’au-delà de la mort, cette notion n’apparaît pas puisqu’elle imprègne tous les aspects de la vie sans rien en exclure. Le concept de ''religion'', de religare (''lier'') est une négation de la conception juive selon laquelle la relation à Dieu est avant tout libératrice. »
Dans son œuvre, Hirsch donne des centaines d’exemples de valeurs et de conceptions originales véhiculées par l’hébreu ou, comparativement, par d’autres langues. Chaque langue reflète une vision du monde singulière.
Plus généralement, certains linguistes considèrent que notre façon de concevoir le monde dépend de la (ou des) langue(s) qu’on parle, selon un « déterminisme linguistique » : c’est l’hypothèse Sapir-Whorf. Cette conception, discutée et nuancée par d’autres chercheurs, se retrouve en littérature notamment avec la novlangue de 1984 de George Orwell : l’absence des mots « liberté » ou « démocratie », par exemple, empêche de concevoir ces notions et donc de les mettre en œuvre. Idem dans le roman Babel 17 de Samuel Delany dans lequel l’absence de l’idée de « soi », dans la langue imposée par le pouvoir, entraîne l’absolue obéissance à ce dernier.
Les partisans de l’écriture inclusive et du langage neutre, dont je ne partage pas les idées mais dont je peux comprendre le combat, partent du principe que notre façon de parler reflète et induit une certaine conception des relations sociales.
Si la langue est le reflet de l’identité, l’hébreu et les innombrables langues juives – y compris les moins connues comme le lishàn didàn[8], le yévanique[9], le dzhidi[10] ou le qwara[11] –, toutes écrites, au moins à un moment de leur histoire, en caractères hébraïques, sont le témoignage de la très grande richesse des cultures juives, chacune apportant une vision originale et une touche singulière à une identité commune. De la même manière que l’exil (galout) éloigne tout en enrichissant et en dévoilant (légalot) des aspects inédits de l’identité juive[12], les langues de l’exil ont enrichi et continuent à enrichir pour beaucoup d’entre elles[13] la culture et l’identité juives.
[1] Le premier mot annonçant ce qui a été créé est את (ète), terme qu’on ne traduit pas et qui sert à introduire le complément d’objet direct. Il est lui-même composé de la première et de la dernière lettre de l’alphabet hébraïque, ce que les commentateurs interprètent ainsi : « Dieu créa d’abord toutes les lettres allant de alef à tav. » La parole est donc antérieure à la Création, mais l’écriture, elle, fut inventée le sixième jour (Maximes des Pères 5,8).
[2] Talmud traité Sanhédrin p. 38b. Cet enseignement fait explicitement le lien entre langue parlée et personnalité (ou niveau spirituel).
[3] Pour preuve de caractère « saint » de l’hébreu, le grand kabbaliste Isaac Louria conseillait de ne parler qu’en hébreu durant tout le saint jour du chabbat. L’araméen (arami), au contraire, est associé à la figure de Laban, le fourbe (ramaï, anagramme d’arami) qui ne cessa de tromper son gendre Jacob.
[4] Ce qui empêcha les hommes de construire la tour puisqu’ils ne se comprenaient plus (Piké dérabbi Eliézer 24).
[5] Brèves leçons bibliques (éd. Desclée de Brouwer, 1995), pp. 31-32.
[6] Midrash Tan’houma, Dévarim 2.
[7] Commentaire sur Genèse 11,7, traduction de l’édition Kountrass.
[8] Langue des Juifs d’Azerbaïdjan.
[9] Dialecte des Juifs grecs.
[10] Judéo-persan.
[11] Langue anciennement parlée par certains Juifs éthiopiens.
[12] Voir à ce propos le n°4 de L’éclaireur.
[13] Car hélas certaines langues juives disparaissent comme ce fut le cas du judéo-provençal (shuadit) dont le dernier locuteur disparut en 1977.
Publié le 08/09/2022