Il y a quasiment soixante-dix ans, le 20 octobre 1952, eut lieu en Israël, à Bné-Brak pour être précis, une rencontre au sommet qui a marqué l’histoire du jeune État. Les protagonistes sont célèbres : à ma gauche, le premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion ; à ma droite, rav Avraham Yechaya Karelitz, aussi appelé le ‘Hazon Ich, du nom de son plus illustre ouvrage.
Peu de temps après la création de l’État, l’objectif pour Ben Gourion était de s’entretenir avec le leader incontesté de la communauté ‘harédite (ultraorthodoxe) et fondateur de la ville de Bné-Brak pour aborder un sujet fondamental : comment les habitants de l’État, bien que Juifs, pourraient-ils vivre ensemble alors que religieux et laïcs partagent des modes de vie radicalement différents ?
La discussion tourne rapidement au dialogue de sourds. Le cœur de l’argumentation du ‘Hazon Ich est une parabole talmudique : « Lorsque deux chameaux se font face sur une route où seul l’un d’entre eux peut passer, le chameau qui porte une charge importante a priorité sur le chameau qui n’en porte pas. » En d’autres termes, la population qui prend sur elle d’assurer la continuité du joug de l’étude de la Tora et des mitsvot est prioritaire sur une population qui a choisi de s’en dispenser. L’argument n’a évidemment pas plu à Ben Gourion, qui mit en avant le fait que dans ce nouvel État existait désormais un joug nouveau, consistant à protéger la population et à assurer le peuplement du pays.
Cette question, de l’opposition entre la tradition et la modernité, entre l’attachement à la Tora et la volonté de créer une situation politique nouvelle pour les Juifs, n’est pas résolue et conserve toujours sa pertinence en 2022.
Je voudrais cependant attirer votre attention sur un autre conflit qui a opposé ces deux personnalités mais qui n’a pas été abordé dans cette célèbre discussion : quelle langue faut-il parler dans ce nouvel État ? Cette fois-ci, les positions semblent à fronts renversés. Pour Ben Gourion, le yiddish, pourtant sa langue maternelle, doit disparaître. « Cette langue écorche mes oreilles » lança-t-il, après le témoignage pourtant poignant de Rozka Korczak, résistante et rescapée de la Shoah. Le yiddish est la langue de l’exil, des Juifs qui baissent la tête et d’un monde archaïque révolu. Place à la restauration de l’hébreu et à la pureté des origines du peuple juif : le monde nouveau est arrivé !
Un accord avec le ‘Hazon Ich aurait été imaginable : quoi de mieux que de restaurer l’usage de la langue qui a servi à l’écriture de la Tora et de la Michna ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, le ‘Hazon Ich a pourtant systématiquement défendu l’usage du yiddish, cette langue hybride entre l’allemand et l’hébreu, comme support des longues journées d’étude. Non par nostalgie envers une langue juive profondément ancrée dans les populations d’Europe de l’Est, mais parce que, selon ce maître du judaïsme, les allers-retours entre les langues produisent des richesses intellectuelles et spirituelles. La capacité à décentrer le regard, à voir le monde différemment, à interpréter de façon innovante est une qualité intrinsèque de l’étudiant multilingue. C’est pourquoi il encourageait ses disciples à étudier dans une autre langue que l’hébreu pour approfondir la clarté de l’étude.
En cela, il n’était finalement que le continuateur du Midrash et de Rachi, pour qui la langue unique parlée lors de l’épisode de la tour de Babel était l’hébreu, la langue sainte. Aussi sainte soit-elle, la disparition de la diversité de points de vue qu’entraîne une société monolingue n’était pas conforme au projet divin. Le fait que les Juifs, lors de leur longue histoire, aient été des créateurs et des jongleurs de langues n’est qu’une formidable réminiscence de cette intuition première.
À l’heure où le monde entier tourne autour des mêmes références mondialisées, c’est bien l’histoire de cette profusion que nous avons voulu conter et comprendre dans ce nouveau numéro de L’éclaireur.
Publié le 05/09/2022