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Recherche identitaire, souplesse et créativité

Ecrit par Yehouda Bitty. - Maître de conférences à l'Institut Herzog, Israël[1]

Recherche identitaire, souplesse et créativité

Yehouda Bitty. Maître de conférences à l'Institut Herzog, Israël[1]

 

Être juif, c'est discuter avec son passé pour donner un sens à son présent, diront certains.  Les rabbins emblématiques du franco-judaïsme ont su le faire. Les acteurs de la vie juive d'aujourd'hui relèveront-ils ce défi à leur tour ?   

 

Pour beaucoup d'entre nous, le XIXe siècle semble bien loin, pas seulement à cause des années qui nous séparent de cette époque mais également à cause de ses valeurs et de ses espoirs, qui nous semblent aujourd'hui bien naïfs. En effet, la foi dans le progrès, l'espérance de l'humanisation de la société, l'optimisme de la modernité n'ont pas survécu aux tragédies des guerres mondiales et aux atrocités des idéologies politiques totalitaires. La cruelle réalité du XXe siècle a enterré bien rapidement la candeur du siècle précédent.

Il en est de même de la représentation répandue du franco-judaïsme du XIXe siècle en général et de ses rabbins en particulier. Les grandes synagogues érigées comme monuments publics il y a cent cinquante ans ne satisfont plus les attentes des fidèles d'aujourd'hui d'un lieu de prières et de rencontres communautaires, et l'héritage spirituel des grands rabbins consistoriaux ne peut rivaliser avec les lumières des Sages venus d'Israël qui sillonnent les routes de France ou le gré de la toile. En 1926 déjà, dans le paysage du judaïsme français qu'il traçait dans son roman L'Enfant prophète, Edmond Fleg dessinait le portrait d'un rabbin certes respectable, mais en décalage avec la jeunesse :

Je croyais que nous allions quitter la synagogue… Mais où me conduit monsieur Lobmann ? Vers ce beau rabbin, là-haut, qui a un nez de Jupiter et une barbe de Fleuve, et qui replie son châle à franges si soigneusement ? Il lui parle ! C'est de moi qu'il lui parle :

  • Monsieur le rabbin, voilà un garçon que je dois préparer pour faire le Bar-Mitswé ; et lui, il demande des questions comme pour faire le rabbin. Moi, je ne peux, ma foi, pas répondre. Vous, si vous pouvez, répondez !
  • Comment vous appelez-vous, mon jeune ami ?
  • Claude Levy.
  • C'est le fils de la Téléphonie sans Fil, ajoute glorieusement monsieur Lobmann.
  • Ah ? Dit le rabbin. Bien. Très bien. Et vous voulez faire votre Bar-Mitswé ? Bien. Très bien.

Il est beau, le rabbin. Mais qu'il a l'air découragé ![2].

Dans ce court article, je voudrais objecter à cet état d'esprit et essayer de démontrer, à l'aide de quelques exemples, comment l'action des rabbins français du XIXe siècle est susceptible d'inspirer nos dirigeants communautaires, à partir du moment où on l'entrevoit d'un regard nouveau.

 

Redéfinir les objectifs et les modes de l'enseignement juif

Le XIXe siècle est le siècle de l'enseignement public. La loi Guizot (1833) instituant la création de l'école communale, puis la loi Ferry (1881), qui affirme l'obligation de l'instruction et son caractère laïc, garantissent le droit à l'éducation de chaque enfant, de chaque citoyen. Dans le judaïsme, cette réalité n'est pas nouvelle. En effet, la religion juive exige de lire et d’étudier la Tora de façon journalière et continue. Il n’est donc pas étonnant que le peuple juif ait investi dans l’alphabétisation, l’instruction et l’éducation des générations à venir. Il ne s’agit pas d’une nécessité liée à la perpétuation de la collectivité grâce à un processus de socialisation autour des textes sacrés, mais bien d’un devoir religieux, faisant de l’éducation des enfants une obligation à laquelle tous les pères doivent se soumettre, alliant ainsi les diverses formes de savoir-faire et de savoir-vivre avec les savoirs traditionnels.

Dans l’Europe médiévale, les familles juives louaient les services d’un enseignant populaire, le Mélamed, pour satisfaire à ce devoir. Ce dernier accueillait les enfants, dès l’âge de 5-6 ans, dans une salle attenante à la synagogue, le Chéder (littéralement, la pièce) ou à son propre domicile, pour leur dispenser, tout au long de l’année, un enseignement quotidien consacré à l’apprentissage de la lecture, à l’étude de la Bible et à l’acquisition des rudiments nécessaires à l’étude du Talmud.

L'émancipation, l'égalité des droits mais également des devoirs bouleversent l'éducation juive. La plupart des jeunes enfants, scolarisés dans les écoles d’État, bénéficient d’un enseignement général qui leur est donné en commun avec leurs concitoyens. Ils retrouvent leurs coreligionnaires pour un enseignement religieux au sein même de l'école jusqu'en 1881, puis à la synagogue. Une nouvelle discipline apparaît : l'instruction religieuse. En effet, contrairement au catéchisme chrétien où le Credo tient une place centrale, l'éducation juive traditionnelle ne portait pas sur les croyances, mais sur la pratique religieuse. Mais maintenant, ce qui semblait évident ne l'est plus. Face à une nouvelle identité juive qui se greffe sur une identité nationale, l'instruction religieuse se doit tout d'abord d'expliquer à la nouvelle génération ce qu'est le judaïsme. C'est donc un regard du judaïsme sur lui-même.

Les artisans du franco-judaïsme, rabbins et instituteurs, se mettent à l'ouvrage : tout au long du XIXe siècle, mis à part quelques dizaines de livres scolaires consacrés à la lecture de l'hébreu et à l'enseignement de la Bible, de nombreux manuels destinés à l'instruction religieuse sont rédigés et publiés. Citons-en quelques-uns : le Catéchisme du culte judaïque du rabbin Lion Mayer Lambert (Metz, 1818), l' Instruction religieuse et morale d'Elie Halévy (Metz, 1820), le Nouveau Précis élémentaire d'instruction religieuse et morale de Michel Berr (Nancy 1839), l'Examen d'un Israélite à l'âge de 13 ans d'Albert Cohn (Paris, 1842), l'Instruction morale et religieuse des Israélites expliquée par des faits, de Benoît Levy (Strasbourg, 1847), Les Saintes Semences, ou Petit Cours d'instruction morale et religieuse d'Elie Lambert (Metz, 1853), le Cours d'instruction religieuse – développement des treize articles de foi, du grand-rabbin Isaac Levy (Bordeaux, 1895). Les plus célèbres sont le Précis élémentaire d'instruction religieuse et morale de Samuel Cahen (publié 26 fois entre 1820-1925 !), suivi du Recueil d'instructions morales et religieuses à l'usage des jeunes israélites français, du grand- rabbin Salomon Ulmann (Paris, 1842), traduit également en italien et en grec (!).

Dans tous ces nouveaux manuels, la définition de la religion juive, de ses dogmes et de sa morale joue le rôle principal. Les devoirs civils sont exposés en parallèle des devoirs religieux, et l’amour de la patrie est justifié par des versets de la Bible ou par des sentences rabbiniques. Il s'agit donc d'allier ensemble les deux côtés de l'identité juive moderne, en créant un lien intrinsèque entre ses deux facettes : le judaïsme et la francisation.

La plupart de ces ouvrages ont également adopté un mode d'apprentissage très répandu à cette époque : la rhétorique catéchèse. Que cette expression ne nous effraie pas, il ne s'agit pas d'une volonté d'imitation de la religion chrétienne mais bien d'un souci pédagogique. Présenté sous forme de questions et de réponses, ce mode rhétorique offre un résumé condensé d'éléments principaux, compréhensible par tous et que l’on peut aisément communiquer, mémoriser et enseigner. Initialement utilisé par Luther en 1529, puis repris par l’Église catholique, le catéchisme sort du cadre confessionnel à la fin du XVIIIe siècle lorsqu'il se transforme en un ouvrage de base qui résume une doctrine politique, un sujet scientifique ou même une pratique et un savoir-faire. Les rabbins n'hésitent donc pas à employer cette forme d'enseignement, qui permet une focalisation sur l'essentiel et laisse place à des développements ultérieurs.

L'instruction religieuse au XIXe siècle entraîne donc deux changements radicaux dans l'éducation juive : l’apparition de nouvelles thématiques et la constitution d’un support pédagogique inédit. Ces manuels représentent une nouvelle organisation des savoirs, une redéfinition du judaïsme et une reconstruction de l’identité juive dans un contexte moderne. Ils sont le fruit d'un regard pertinent sur les changements de la condition juive et d'une conscience responsable de la perpétuation du peuple juif.

 

Repenser le vécu de la prière

La deuxième dimension de la vie juive que le franco-judaïsme a modelé à sa façon est le monde de la prière. Certaines de ces nouvelles acquisitions nous semblent aujourd'hui évidentes, comme par exemple l'apparition de la langue française dans le Sidour, le livre de prières. Et pourtant, il fallait avoir l'audace de placer côte à côte la langue profane et la langue sacrée, contrairement à l'usage ancestral. En fait, le but de cette innovation est foncièrement traditionaliste : préserver la centralité de la prière dans le vécu juif, ainsi que le signale Joël Anspach qui, relevant ce défi, propose un Rituel des prières journalières à l‘usage des Israélites (Metz, 1820) :

« C’est dans les entretiens avec ma famille, que l’idée de traduire et de publier le recueil de nos prières m’a été inspirée ; entouré d’une épouse et de sœurs qui rendent à la divinité l’hommage qui lui est dû et dont le cœur éprouve le besoin de s’adresser à notre père céleste, elles m’ont souvent fait observer avec raison qu’elles ne faisaient qu’un jeu d’automate, en répétant machinalement des expressions qu’elles ne comprennent point… non seulement les femmes, même une grande partie des hommes qui n’ont point fait l’étude de la langue sacrée… » (p. I).

Plus qu'un objet rituel, le texte liturgique est une mosaïque de thèmes, de références et de symboles déposés sur la trame définissant les rapports entre Dieu et l‘Homme. Il interpelle le fidèle et définit le caractère de la relation sociale au sein de l’assemblée en prière, autour d’une histoire commune et d’une aspiration partagée. Sans la compréhension du texte original, la prière se vide de son sens.

Une autre initiative est-elle plus pragmatique : à la fin du rituel intitulé Prières journalières à l'usage des Israélites (Bordeaux, 1837), on trouve le texte du Kaddich en phonétique, « à l'usage des personnes auxquelles la connaissance de la langue sacrée est demeurée étrangère » (p. 409). Cet usage a été repris dans d'autres éditions et se perpétue encore de nos jours…

Avec l'introduction de la langue française, le rituel sort également de son cadre étroit. De nombreuses annotations dévoilent une vocation didactique. Dans l'introduction à son Tephillath Adath Yeschouroun (Paris 1850), Alexandre Créhange consacre une douzaine de pages à de courtes notes explicatives ; certaines d’ordre liturgique (note 4 : « Adon Olam », note 12 : « Kaddish »), d’autres d’ordre pratique (note 2 : « Des Tephilines », Note 33 : « Du Schophar »). Les notes à l’intérieur du rituel constituent souvent un descriptif de la vie juive traditionnelle :

« Le vendredi après-midi, à l’heure fixée par les chefs de la synagogue, à peu près une heure avant le coucher du soleil, tout travail cesse, et chacun, suivant ses moyens, revêt ses habits de fêtes en l’honneur du Sabbath. Vers l’heure de la prière, les femmes allument une lampe et prononcent la bénédiction suivante : Sois loué, Eternel notre Dieu… » (p. 110).

Isaac Levy, grand-rabbin de Bordeaux, publie, en fin de carrière, un recueil très particulier qui sort des sentiers battus : Prières pour tous les sabbats et fêtes de l’année (Paris, 1898). Cette initiative est très créative : elle propose pour chaque chabbat une prière de caractère méditatif, inspirée de la Sidra de la semaine. À qui est destiné cet ouvrage ? Cela n’est pas indiqué dans la courte préface de l’auteur, mais l’on comprend que son usage est domestique et l’on peut deviner qu’il s’agit d’une alternative à l’office public synagogal. Pour de nombreux Juifs travaillant le samedi, ce recueil permet de maintenir le lien avec le calendrier communautaire, en parallèle avec ce qui se passe à la synagogue. C’est une réponse religieuse nouvelle à une réalité sociale nouvelle.

Un autre exemple s'inscrit dans cette lignée : le tout petit Prière de l'après-midi du sabbath (Paris, 1858) nous apprend que l'office de l'après-midi du chabbat pouvait être une alternative à l'office du matin, pour ceux qui ne pouvaient y participer. Ne crions pas à la réforme : la Société israélite religieuse, à l'origine de la communauté orthodoxe non consistoriale de Strasbourg (Etz Haim), elle aussi, organisait le chabbat après-midi un office particulier avec lecture complète de la Sidra de la semaine, pour les écoliers et les étudiants qui ne pouvaient venir à l'office du matin. À Paris, une fois par an avait lieu un tel office pendant lequel on célébrait la majorité religieuse des jeunes garçons et des jeunes filles de la communauté. En effet, cet office en début de soirée permettait de réunir parents et enfants, proches et amis pour une cérémonie à la synagogue, avec lecture de la Tora précédée des prières et du Chema Israël généralement chantés à l'office du matin, le tout suivi d'un sermon du rabbin et de la prière pour les parents récités par les jeunes enfants. C'est donc une idée originale, qui fait preuve de souplesse et de créativité, tout étant conforme à l'exigence de la tradition. L'édition de 1892 du Rituel des prières journalières à l'usage des Israélites du rite allemand de Durlacher a conservé le « programme de la cérémonie de l'initiation religieuse à Paris » où une place égale est faites aux filles et aux garçons, bien que les garçons réciteront les prières en hébreu et les filles en français uniquement (sic !).

 

Être juif, c'est discuter avec son passé pour donner un sens à son présent, diront certains. Les rabbins emblématiques du franco-judaïsme ont su le faire avec beaucoup de créativité dans deux domaines fondamentaux du judaïsme : l'éducation et la prière. Les acteurs de la vie juive d'aujourd'hui relèveront-ils ce défi à leur tour ?

 

[1] Rabbin et docteur en philosophie, Yehouda Bitty forme des futurs enseignants et enseigne l'histoire de l'éducation juive à l'Institut Herzog. Ses recherches portent sur l'éducation juive en France au XIXe siècle.

[2] Edmond Fleg, L'Enfant prophète, Paris, Gallimard, 1926, p. 121.

Publié le 31/07/2022


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