Yann Boissière, dans votre livre Heureux comme un Juif en France ?, vous relatez votre conversion. Pourquoi vous être converti et pourquoi en faire le récit ?
Quand j’ai entrepris d’écrire ce livre, mon premier objectif était de témoigner de mon engagement en tant que rabbin, en tant que militant du judaïsme libéral, et aussi de mon engagement dans Les Voix de la Paix, qui en est le prolongement.
Les Voix de la Paix est une association fondée en 2015 à la suite des attentats terroristes. Il m’a semblé intéressant, à l’époque, de reprendre les bases du dialogue interreligieux – auquel je participais déjà abondamment – en le faisant évoluer, notamment en l’élargissant pour intégrer des philosophes, des intellectuels, le monde de l’entreprise, bref, toutes les personnes qui ont des convictions. Il était aussi important de replacer ce dialogue élargi dans le cadre de la laïcité. La laïcité non comme une opinion, mais comme une norme en surplomb, qui dans la société française permet à chacun d’avoir une place, une voix. Les Voix de la Paix, c’est donc un dialogue « inter-convictionnel », placé sous le drapeau de la laïcité.
Au moment de l’écriture de mon livre s’est imposée à moi la nécessité de raconter qui j’étais et d’où je venais – il aurait été difficile de parler de ma trajectoire sans évoquer ma conversion. Au final, s’est imposée une démarche cohérente incluant la totalité de mon parcours, mon engagement au-delà du judaïsme, au sein du judaïsme, mais aussi vers le judaïsme, car je viens des extérieurs du judaïsme.
Pourquoi je me suis converti ? La conversion est pour moi de l’ordre de la rencontre, par définition imprévue. Ce n’est pas quelque chose que j’avais en tête, même si j’ai toujours été curieux intellectuellement et spirituellement. Un jour, tout simplement, on rencontre une ou des personnes, c’est comme une rencontre amoureuse, elle bouleverse tous les critères ou les représentations que l’on pensait avoir, et elle se transforme en une adhésion forte, irrésistible, et finalement évidente.
L’étincelle s’est produite lorsque j’ai par hasard assisté à un cours de Pierre-Henry Salfati, et là, j’ai eu une sorte de choc, car tout ce qui était dit me semblait d’une évidence absolue ; la moindre des paroles me touchait en mon centre. C’est ça, le judaïsme ? Alors oui, j’étais juif. Ce sentiment d’être totalement à la maison m’a conduit à faire une démarche de conversion.
Vous avez choisi la voie libérale, et vous dites qu’elle est l’héritière du judaïsme prophétique et rabbinique. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Je ne voudrais pas donner l’impression d’une captation exclusive, car toutes les sensibilités juives religieuses sont évidemment aussi héritières du prophétisme et du rabbinisme. Cela dit, il y a une sorte de consonnance du judaïsme libéral, dès sa création au XIXe siècle, avec l’ouverture et le dynamisme de la pensée prophétique et la révolution rabbinique. Historiquement, tout d’abord, existe chez les premières générations de réformateurs une sorte de préférence pour les prophètes plutôt que vers le Talmud. Ces premiers réformateurs, on le sait, n’étaient pas des talmudistes (le véritable fondateur idéologique du judaïsme libéral, quelque temps plus tard, Abraham Geiger, l’était), mais sans doute trouvaient-ils dans le prophétisme un aspect universel qui leur semblait en harmonie avec l’air du temps (le fameux « Zeitgeist » !).
De manière plus profonde, les prophètes ont été des révolutionnaires en leur temps, ils ont apporté, par rapport à la vision hébraïque qui s’exprime dans la Tora, des idées nouvelles et une vision tournée vers la grande histoire et l’universalisme. Avec l’idée, notamment, que Dieu est le Dieu de toute l’histoire, de tous les peuples et nations, et pas seulement un Dieu national – on trouve ici un élargissement de l’horizon qui parle au judaïsme libéral. Une autre valeur importante est la dialectique entre particularisme et universalisme. Cultiver, développer et le cas échant défendre son identité, c’est essentiel, mais à la condition que ce particularisme soit contributif pour l’humanité, qu’Israël soit « une lumière pour les Nations », or la-Goyim.
Les rabbins, quant à eux, après la destruction du Temple, ont eu le génie d’apporter des changements très profonds – « structurels » comme on dirait aujourd’hui – au judaïsme pour dépasser la catastrophe et assurer la pérennité du judaïsme. Ils ont notamment repensé le modèle d’autorité fondé sur le charisme et l’inspiration d’un seul homme, pour instaurer le modèle du pluralisme des voix et de la discussion argumentée.
On pourrait illustrer ce changement fondamental par la scène suivante : la discussion talmudique dite « du four d’Akhnaï », opposant rabbi Eliézer, rabbin faisant encore appel à l’inspiration et aux « voix du ciel », et rabbi Yéhochoua, incarnant le nouveau modèle de la révolution rabbinique, qui conclut par « la Tora n’est plus au ciel mais elle est sur terre, elle se discute et les décisions se prennent à la majorité ». Un pluralisme cher au judaïsme libéral. Dans la vision libérale, l’évolution est ainsi le moteur de l’histoire, et au cœur du judaïsme réside l’idée selon laquelle toute la Loi et ses enseignements n’ont pas été donnés en une seule fois, et une fois pour toutes, au mont Sinaï ; mais que la révélation est « progressive » (c’est le sens de l’expression progressive judaism), elle se révèle pour chaque génération à travers ses interprètes inspirés, ce qui à la fois en assure le renouvellement et lui conserve sa pertinence.
Une culture de la pluralité et de la discussion argumentée, la nécessité de prendre en compte l’évolution pour permettre la pérennité et la pertinence du judaïsme : toutes ses valeurs sont héritées des rabbins, et le judaïsme libéral se sent en affinité particulière avec elles.
Dans votre livre, le titre comporte un point d’interrogation, pourtant il est optimiste. Vous indiquez que les Juifs sont partie prenante de l’histoire et doivent le demeurer. Qu’en est-il ?
Mon éditeur, à un moment donné, a envisagé de ne pas garder le point d’interrogation, je lui ai dit que c’était impossible ! Il y avait effectivement de ma part la volonté d’afficher un certain optimisme, mais sans rien nier des difficultés – le point d’interrogation s’imposait donc.
L’idée centrale est simplement de dire que la communauté juive française est la plus importante d’Europe et que l’on ne peut pas décréter simplement que nous n’avons plus rien à faire ici, comme on l’a parfois entendu. Nous sommes profondément ancrés dans le tissu de l’histoire de France, il existe des communautés organisées depuis le IIe siècle, profondément liées à l’histoire européenne et française. Quand on parle de Rachi, par exemple, on parle d’un personnage d’exception, mais il est emblématique de beaucoup plus que cela – de tout un judaïsme qui, au cœur des drames médiévaux, a aussi eu ses pages glorieuses, celui de « Tsarfat » comme on disait à l’époque, qui fut un véritable phare. On se précipitait depuis toute l’Europe pour aller étudier chez Rachi et chez les tossafistes, et aussi dans les yeshivot de Bourgogne et de Normandie.
Plus tard, c’est la France qui, la première, a reconnu les Juifs comme des citoyens et a accordé l’émancipation. Pendant tout le XXe siècle a pu ainsi se déployer la congruence, l’harmonie entre le judaïsme et les droits de l’homme – en atteste cette belle représentation des Tables de la Loi sur lesquelles sont inscrits les droits de l’homme : Moïse et le bonnet phrygien, même combat ! Il y a une forte reconnaissance de cela de la part des Français juifs, des Juifs français, des Israélites – quel que soit le nom qu’ils aient pu se donner, et il est impossible d’oublier cela.
Bien sûr il y eut de graves « accrocs au contrat » entre les Juifs et la France, l’affaire Dreyfus – dont il faut tout de même souligner la fin heureuse, la réhabilitation après le procès en révision –, Vichy et la Shoah… Malgré les vicissitudes, je pense que les Juifs sont intimement liés à la fabrique de l’histoire de France et qu’il serait étrange, destructeur, pour le judaïsme et pour la France, de quitter notre poste, c’est cela, ma thèse de fond.
Vous insistez beaucoup sur le pacte de reconnaissance. Pouvez-vous expliciter cette idée ?
Le pacte, c’est celui de 1791, celui de la toute dernière loi de l’Assemblée constituante qui octroie l’émancipation citoyenne aux Juifs alors présents sur le territoire, avec des communautés très différentes entre l’Est, Bordeaux, etc. Communautés qui ne se connaissaient pas et ne se parlaient pas. La France, gonflée à la pensée des Lumières, a été la première à voir l’homme dans le Juif, et le citoyen dans l’homme.
Pendant tout le XIXe siècle, c’est la reconnaissance de ce pacte qu’ont porté les « Israélites français », qui de fait a vu l’intégration économique, politique et culturelle des Juifs en France – celle de toutes les sphères dont ils avaient été exclus, la reconnaissance, également, de l’histoire juive et de sa contribution propre –, cette reconnaissance, je le pense, est toujours au cœur, aujourd’hui, de la psyché juive en France. Il est clair que les événements négatifs, tragiques, sont aussi jugés à l’aune de ce pacte. Ils sont d’autant plus douloureux qu’ils se rapportent à cette promesse fondamentale, parfois bafouée, qui lie les Juifs à l’histoire française.
Dans ce numéro, nous nous intéressons au « franco-judaïsme » et à l’existence d’une pensée juive originale féconde dans sa capacité à faire se rencontrer philosophie occidentale et Talmud. On pense par exemple à Neher ou à Levinas. Une telle pensée existe-t-elle encore, selon vous ?
On n’est plus aujourd’hui porté par ce mouvement de l’École d’Orsay et cette génération extraordinaire de grands hommes et de grands penseurs qui a contribué de façon exceptionnelle à la survie de la pensée et de la philosophie juive après la catastrophe de la Shoah. Toutefois, s’il n’est rien de comparable à un tel mouvement aujourd’hui, cela ne signifie pas pour autant que l’on ait arrêté de penser, et il y a aujourd’hui une production intellectuelle en France qui poursuit cet héritage. N'oublions pas par exemple les apports séfarades après les années 1960 avec des hommes et des femmes venant d’autres horizons qui ont apporté, non pas à la manière de Neher ou Levinas, mais distinctement, une contribution forte à ce grand projet de conjuguer des mondes culturels différents, de mettre en dialogue la culture juive, l’identité juive et la civilisation française. Aujourd’hui, il y a de nombreux penseurs pertinents, il ne s’agit pas de les citer tous ici, mais on pensera aux travaux de David Banon, lettrés et ancrés à la jointure du religieux et de la philosophie, ou encore à Thierry Alcoloumbre, Danielle Cohen-Levinas, Perrine Simon-Nahum, François Rachline, Dan Arbib, qui mettent à disposition de la pensée rationnelle les ressources de la tradition juive. Je pense aussi à des rabbins comme Rivon Krygier, qui mêle les saveurs de la halakha à la philosophie, à Marc-Alain Ouaknin, qui ajoute à la filiation d’Orsay les contributions de la mystique juive, ou encore à Delphine Horvilleur, qui revivifie des sujets éminemment actuels comme la place des femmes, la filiation ou l’identité. Et il y en a bien d’autres.
Au-delà des œuvres des uns et des autres, le dialogue continue et l’on insistera sur la pertinence très forte de la philosophie juive par rapport aux sujets du moment, notamment la détérioration du débat démocratique. La pensée juive a des ressources précises à faire valoir sur le politique, une pertinence propre sur l’art de la discussion et du dissensus organisé, quelque chose de précieux aujourd’hui au regard de l’état lamentable du débat sur les réseaux sociaux, la culture du clash et la cancel culture. Sur l’identité, aussi, un des thèmes majeurs de l’époque, la culture juive a quelque chose à dire sur la préservation des identités, une préservation qui ne se réduit pas à l’obsession monolithique mais qui fait place à l’altérité. Non, la « filiation d’Orsay » n’est pas morte, elle est simplement « l’école d’aujourd’hui », et dispose de toutes les ressources pour alimenter ce débat.
Quel message d’espoir souhaiteriez-vous adresser aux jeunes Juifs ?
J’espère que les jeunes vont prendre leur envol, apprendre, découvrir et oser. Je rencontre beaucoup de jeunes et, il est vrai, la culture religieuse n’est pas toujours une donnée première pour eux – si on n’a pas reçu de transmission, c’est très difficile de s’y intéresser soi-même. Et pourtant, quand on leur en parle, ils s’y intéressent !
Je leur dis qu’ils peuvent avoir toutes les positions par rapport à la tradition mais qu’en tant que Juifs ils ne peuvent être ignorants… C’est une mission sacrée de toute personne, et de toute personne juive en particulier : la connaissance, l’impératif de connaissance. Je leur transmets un message de connaissance, et, pour autant que je sache, ils y sont sensibles.
Il y a aussi un message politique, très important pour notre contexte actuel, et ici je me contenterai de transmettre une parole très forte délivrée par quatre survivants de la Shoah (Judith Elkàn-Hervé, Esther Senot, Ginette Kolinka et Elie Buzyn que j’ai réunis le 17 octobre dernier pour un événement de transmission où étaient présents de nombreux jeunes) : sachez, car nous l’avons vécu, que toutes les personnes qui créent de l’obscurité en mettant constamment l’accent sur les dangers, sur des perspectives de décadence, ou qui se plaisent à diagnostiquer la guerre civile, n’ont qu’un seul but : laisser imaginer qu’un sauveur pourrait régler tous les problèmes, et, à coup sûr, qu’elles pourraient se positionner elles-mêmes comme ce sauveur ! Méfiez-vous de ceux qui prêchent la haine ! Ici, la pensée du rabbin Abraham Isaac Kook ouvre une perspective précieuse : « Les véritables justes ne récriminent pas contre l’iniquité, mais instaurent la justice ; ils ne récriminent pas contre l’hérésie, mais confortent la foi ; ils ne récriminent pas contre l’ignorance mais répandent la sagesse. »
Publié le 28/07/2022