Le franco-judaïsme est mort
C’est une tendance commune à chaque époque que de se croire singulière. Chacune croit affronter des difficultés nouvelles, traverser des crises à nulle autre pareilles. Un jour viendront des historiens, ou le simple recul du temps, pour démentir cette impression, atténuer l’héroïsme des audaces supposées nouvelles. En va-t-il de même pour notre temps ?
Peut-être, je ne sais ; mais il est difficile de se défaire de l’impression de « crise permanente », d’une succession de petites crises qui en réalité n’en font qu’une seule. Quelque chose sous nos pieds se fissure. Un peu comme Hazard avait dépeint « la crise de la conscience européenne » qui s’abattait sur l’Europe de la fin du XVIIe siècle, il semblerait que se ferme aujourd’hui la grande parenthèse ouverte par les Lumières, en fait déjà par l’âge classique. En veut-on une preuve ? La catégorie de contrat social, sur laquelle se fonde la société politique dans laquelle nous devrions encore nous reconnaître, n’est plus opérante aujourd’hui pour décrire des sociétés qui ne repoussent plus dans leurs marges la figure du non-citoyen et qui ne revendiquent plus leur caractère d’État-nation. Qui donc pensera, pour l’avenir, le fondement du politique à même de succéder au contrat social ? Cette conceptualité nouvelle pourtant devra s’imposer ; mais on n’y est pas encore, et l’on doit à l’immense entre-deux où nous sommes plongés le sentiment d’étrange indécision qui nous habite, comme si le monde se pensait lui-même en des termes anachroniques : nous ne sommes déjà plus du monde ancien, mais le monde nouveau n’est pas encore advenu.
Dans cette parenthèse que caractérisent si bien les Lumières européennes, et notamment françaises, et qui occupe un grand arc entre la fin de la Renaissance et la Seconde Guerre mondiale, une certaine situation du Juif français avait émergé, qu’on a parfois baptisé franco-judaïsme. Synthèse admirable, issue de la Révolution, entre la citoyenneté française et la religion de nos pères, de la morale universelle des républicains et des Tables de la loi. Cette association, on le sait, connut ses grandes heures pendant la IIIe République : « Juifs d’État » (J. Birnbaum), intellectuels et savants de premier plan, tous se disaient autant républicains que juifs, et républicains parce que juifs. De l’une à l’autre identité, aucune scission, aucune rupture, aucune tension. Évoquait-on la loi des ancêtres, immédiatement se pressait à la bouche la morale laïque républicaine, peu importait d’ailleurs qu’on la conçût comme la traduction sécularisée de l’enseignement catéchétique. La France paraissait réaliser l’idéal que prescrivait le Dieu de la Bible à l’homme juif. Ainsi ce dernier n’avait-il point à choisir entre son judaïsme et son identité française : il était israélite – symbiose exaltante, nullement honteuse, nullement haineuse, nullement problématique, même aux yeux de ceux qui s’en prévalaient, entre deux projets de libération de l’homme et d’élévation de l’esprit qui, dans le fond, ne faisaient qu’un, pourvu seulement qu’on n’eût pas le regard trop troublé par les lunettes sales de l’antisémitisme. Naturellement, de ce franco-judaïsme il y eut plusieurs figures, il y eut une histoire qui ne fut pas sans péripéties ni déceptions[1] ; je ne trace ici qu’un idéal-type – mais enfin, quand revient parfois le rêve nostalgique de ce franco-judaïsme, n’est-ce pas à cet idéal-type qu’on songe ?
Or, cette figure très remarquable et très estimable de l’Israélite, je crains, hélas ! qu’elle ait tout à fait disparu. Et sa disparition est si totale, sa relégation si complète, qu’on peut douter qu’elle reparaisse un jour. En vain quelques nostalgiques la convoquent-ils encore, comme on en appelle aux mânes des ancêtres : en guise de prière. Car non seulement cette figure n’alimente plus aucun rêve, mais elle semble même avoir perdu tout sens. En un mot, le franco-judaïsme est mort. Il ne s’agit pas ici de s’en réjouir ; je serais d’ailleurs pour ma part plutôt porté à le déplorer, nostalgique moi aussi d’une exaltante synthèse qui a donné des fruits dont nous n’avons pas à rougir. Mais regretter une époque bénie doit interdire, précisément, de la retrouver indûment dans le présent, comme par un plaquage illégitime sur notre époque de catégories d’un autre temps. Exit, donc, le mauvais esprit pour lequel constater un fait, c’est s’en féliciter. Qu’il me soit seulement permis de donner ici les quelques raisons qui inspirent ce constat : que le franco-judaïsme est mort.
La première, nous l’avons pour une part déjà dite. Le franco-judaïsme était l’état du Juif des Lumières accompli ; or cet âge des Lumières est maintenant derrière nous. Que signifie cela ? Non seulement que les principales conquêtes des Lumières relèvent à nos yeux du passé, mais aussi qu’elles-mêmes sont en crise. Comme le christianisme radicalisé conduisait aux yeux de Nietzsche à la dévaluation de toutes les valeurs, en raison même de l’esprit d’honnêteté qui animait le christianisme, les Lumières ont aujourd’hui accouché de leur contraire. La tolérance, que le XVIIIe a tant promue, s’insurge aujourd’hui contre le concept même de contrat social qui en était le pendant. Mieux, c’est l’idée même de France qui semble aujourd’hui en crise, et le nihilisme avoir atteint l’idée d’un corps politique dont les membres, libres et égaux en droits, seraient liés entre eux par leur attachement à un passé commun (qu’importe que ce passé soit fictionnel s’il agit comme fiction fondatrice) et leur élan vers un communauté de destin. C’est proprement un mal français, de nos jours, que de ne plus croire à la France. Or, comme Français, les Juifs de France n’y croient pas davantage. La part française dans d’identité de l’Israélite non seulement ne répond plus à l’appel, mais n’est plus même appelée. Le Juif français est en crise parce que l’idée même de France est en crise pour tous les Français. L’une des plus nettes marques du déclin de l’idée française est la crise de l’idée même de laïcité. On sait que ce concept (en fait la « séparation ») s’élevait sur fond d’une équivoque séminale : tantôt la laïcité se voulait ignorance délibérée des spiritualités (ainsi l’État se distinguait-il de la société, dont il libérait du même coup les possibilités spirituelles et intellectuelles), tantôt elle se proposait comme nouvelle spiritualité, une spiritualité qui, mettant à l’honneur la dignité de l’esprit, édifiait les enfants de France dans une vertu mâtinée de cartésianisme fénelonisé (générosité et mérite), de spinozisme (liberté) et de kantisme (devoir). Beaucoup des hommes de la IIIe République ne virent qu’identité entre le Décalogue et cette morale universelle qui tendait à devenir religion officielle de la République. Quel heureux confort que d’approuver de toute la piété de son âme les lieux communs de la moralité commune ! Las, cette équivalence a fait long feu. Le retour à une pratique juive se voulant plus précise, l’irréductibilité de la loi juive à la seule « justice et charité » qui, selon Spinoza, définissait le programme républicain et l’horizon de la citoyenneté, en somme l’affirmation nette que la loi juive ne prescrit pas seulement l’universel amour mais bien 613 commandements engageant aussi bien l’intériorité d’un être que son extériorité (ce qu’il est convenu d’appeler, à tort sans doute, le rite juif). Finie donc la foi juive « intériorisée » vécue comme un christianisme sans sacrements ! Pour beaucoup, la pratique juive doit à présent s’affirmer dans l’espace public non comme un défi à la discrétion réclamée par l’État ou la société, mais comme la position libre et décomplexée de sujets pour qui la pratique ne constitue plus un problème. Ainsi apparurent les kippot dans l’espace public, les premières revendications communautaires, les demandes de dérogation. Non que ces attitudes fussent toutes contraires à la laïcité, mais elles brisèrent et continuent de contrarier le tranquille refoulement de la pratique juive sur lequel s’était longtemps établi l’israélitisme. Ainsi la laïcité elle-même, qui avait tant protégé les Juifs et dont eux-mêmes se sont tant réclamés, quand ils n’ont pas eux-mêmes travaillé à l’imposer, s’affaiblit-elle dans nos rangs, et jusqu’à aujourd’hui – constituant une version proprement juive de la crise de la laïcité à la française.
Sur ce constat général, se greffent plusieurs singularités juives. La première tient à l’histoire récente des Juifs de France. Ceux qui nourrissaient encore le rêve israélite ont dû affronter la dure réalité de la collaboration, du pétainisme : ce dans quoi ils avaient mis toute leur foi devenait à présent l’instrument complaisant de leur persécution ; les Juifs d’Algérie, si jaloux de leur francité, longtemps moqués pour leur désir d’être « plus français que les Français », se virent retirer la nationalité française dont ils étaient si fiers depuis le décret Crémieux. En somme, la France payait le rêve avec la déchéance, elle trahissait ses Juifs. Je ne sais si ces derniers gardèrent longtemps rancune contre la France ; mais une confiance s’effritait, un rêve français s’évaporait au douloureux réveil d’une France traîtresse à ses propres Juifs. Parallèlement arrivaient, pour grossir ces troupes juives amincies et psychologiquement anémiées, les Juifs d’Afrique du Nord. À ceux-là, le rêve de l’israélitisme, quelques efforts qu’ait déployés l’Alliance israélite pour l’inculquer, était beaucoup moins puissant. D’abord parce que le fait de la migration relativisait à leurs yeux, qu’ils en fussent conscients ou non, l’absoluité d’une nationalité, l’inconditionnalité d’un attachement et la perfection d’une régime politique. Ensuite, parce que ces Juifs ne partageaient pas les mêmes rêves, les mêmes idéaux, le même passé, les repères culturels que les « Israélites » ; la France pour eux était une métropole ou un pays protecteur, mais rien qui fut de nature à faire vibrer les cœurs. Ainsi, entre les Juifs déniaisés et ceux qui n’avaient peut-être jamais souscrit au rêve français, se dessinait un étrange échange de courants et de vents contraires les uns aux autres. Ces deux types de Juifs ont modelé la France d’aujourd’hui ; les uns, petits-enfants ou arrière-petits-enfants de déportés, aiment la France comme on aime une épouse adultère, les autres ne connaissent le projet de l’Israélite que comme un rêve qu’ils n’ont pas fait.
À cela est venu s’ajouter le rêve sioniste. Pourquoi, pouvaient demander un Blum ou un Mendès France, un État juif si les Juifs étaient pleinement juifs en étant citoyens de France ? Or c’est un fait qu’Israël s’est progressivement imposé dans la conscience juive comme le terminus de la pérégrination millénaire des Juifs ; que, en un lieu plus ou moins conscient de l’âme des Juifs de France, la France est devenue comme un lieu de passage, où l’on peut bien s’arrêter une ou deux générations, mais dans lequel nul (ou si peu) n’entrevoit la possibilité d’un séjour définitif. Le rêve sioniste s’est substitué, dans l’imaginaire des Juifs de France, au rêve français. Le deuil de la France, déjà amorcé depuis Vichy, s’est compliqué d’un espoir nouveau, que la France n’a pas toujours chéri, voire qu’elle a parfois contredit, puisque depuis 1967 la politique française au Proche-Orient, qui s’est voulue un libre équilibre entre le jeu des forces en présence, a paru aux Juifs de France comme le cache-sexe d’une hostilité viscérale à Israël, elle-même héritière de l’atavique antisémitisme européen. Ainsi le divorce entre les Juifs et la France était consommé, même si nul n’osait le prononcer. Ce divorce demeure encore un non-dit ; on peut bien le dissimuler derrière des malentendus volontairement et diplomatiquement entretenus et inélucidés, il est à l’arrière-fond de la conscience des Juifs de France. Il faut bien entendu saluer l’effort de certaines personnalités politiques pour suturer la béance, pour rappeler que les Juifs et la France ne font qu’un ; il faut joindre le cœur à leurs efforts ; mais quelque chose, de toute façon, s’est brisé. Le diable gisait déjà dans la concurrence que l’État d’Israël avait fait, par sa naissance même, à la France, pensée elle aussi comme État messianique. Les Juifs de France en avaient conçu une secrète mais grave mélancolie, qui avait nourri le sentiment d’un décalage entre eux et la France, à présent conçue comme une puissance fondamentalement défavorable à ce que l’identité juive pouvait porter en elle de plus profond – le rêve sioniste.
Ainsi les dernières décennies sonnèrent-elles le glas de l’identité juive à la française, merveilleuse synthèse républicaine propre au grand moment des Lumières. Encore une fois, c’est là un constat de médecin légiste ; et qui reprocherait à un médecin légiste la mort qu’il découvre ? La place manque ici pour dessiner les contours d’une figure juive française pour l’avenir. Une chose est sûre : elle ne se passera pas d’une redéfinition complète de l’identité française tout court – autrement dit d’une inventivité politique propre à répondre aux apories posées aujourd’hui par les concepts de contrat social, de laïcité, et peut-être plus fondamentalement de république. Il y a loin de la coupe aux lèvres, et la partie n’est pas encore gagnée. Mais ce devrait être le chantier des prochaines décennies.
[1] Voir la parfaite mise au point de D. Charbit, « Déclinaisons du franco-judaïsme », in D. Biale, éd., Les cultures des Juifs, Paris, 2005, p. 1003-1042, en dépit d’un concept plus large de « franco-judaïsme ».
Publié le 25/07/2022