Numéro 16 - Retour au sommaire

Le particulier et l'universel

Rachi

Ce nom est l’acronyme de rabbi Chlomo (Salomon) Its’haki. Rabbin, décisionnaire et commentateur de la Tora et du Talmud, Rachi (1040-1105) était également vigneron. Dans ses commentaires, il a parfois recours au français (dialecte champenois du Moyen Âge). Selon le linguiste Claude Hagège, les commentaires de Rachi constituent « l'un des plus précieux documents que l’on possède sur l’état réel du français tel qu’il était parlé dans la seconde moitié du XIe siècle[1] ». C’est l’un des rares rabbins à avoir influencé de grands penseurs non juifs comme Abélard ou Nicolas de Lyre. Martin Luther s’est inspiré de ses gloses pour sa traduction de la Bible.

Ses petits-enfants (le Rachbam et Rabénou Tam notamment), arrière-petits-enfants (rabbi Isaac de Dampierre par exemple) et ses élèves (comme rabbi Sim’ha ben Samuel de Vitry) furent eux aussi de célèbres commentateurs et décisionnaires. Rachi fonda à Troyes une académie talmudique qui attirait des érudits de toute l’Europe. À son époque commencèrent les croisades et les massacres de certaines communautés juives, et Rachi bénéficia de la protection du comte de Champagne.

L’anecdote raconte qu’il eut l'idée de son commentaire de la Bible en entendant, dans une synagogue, un père se tromper en donnant à son fils l'explication d'un verset. Il décida alors de réunir dans un unique commentaire toutes les réponses aux questions qu'un enfant de 5 ans pourrait se poser en adoptant un style aussi concis que possible. Rachi était connu aussi bien pour l’immensité de son érudition que pour sa grande simplicité et sa modestie.

Même si Rachi fonde ses commentaires bibliques sur des sources préalables (Talmud, Midrash), il oriente toujours son exégèse vers la dimension éthique de la Tora et l’on pourrait qualifier sa démarche d’humaniste[2]. Par exemple, il existe une controverse entre deux sages du Talmud pour savoir quel est le verset le plus important de la Tora, celui qui en reflète véritablement l’esprit. Un sage (rabbi Akiba) pense qu’il s’agit du verset du Lévitique (19,18) « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ce choix va à l’encontre de celui d’un autre maître (Ben Azaï) qui pense que c’est plutôt le verset rappelant que l’homme fut créé à l’image de Dieu qui est le plus important. La tradition retient ce deuxième avis. Pourtant, c’est le premier que cite Rachi en commentant ainsi le verset du Lévitique : « C’est là un principe fondamental de la Tora », signifiant par là que rien ne compte davantage que l’amour des hommes et pas seulement du fait de leur création à la ressemblance divine.

Commentant l’épisode de la tour de Babel, Rachi constate que la génération du Déluge a été entièrement détruite, contrairement à celle de la tour de Babel dont la punition a juste été la multiplication des langues. La rébellion contre Dieu, dans le second cas, était pourtant assumée. Explication de Rachi : la génération du Déluge était violente tandis qu’il y avait de la fraternité et de la collaboration à l’époque de Babel, donc les hommes de cette époque ont été châtiés moins sévèrement. « On peut en déduire, poursuit-il, que la division entre les hommes est haïssable, et que la paix est la valeur suprême. » De ce commentaire il ressort qu’il est plus grave de faire du mal à autrui que de mal se conduire envers Dieu.

Commentant un verset du Deutéronome (10,12), Rachi, citant un passage talmudique, écrit : « Tout est entre les mains du ciel, sauf la crainte du ciel. » Il existe d’innombrables avis, dans le Talmud, quant à la liberté de l’homme. Rachi fait pour sa part le choix, dans toute son œuvre, de souligner le libre arbitre humain et le fait que Dieu lui-même n’empiète jamais sur cette liberté.

Les exemples de cette nature sont innombrables. Même si, comme nous l’avons dit, Rachi n’invente pas ses explications, il commente toujours la Tora en retenant ou en reformulant les interprétations qui soulignent la liberté et la dignité humaines, l’importance du respect d’autrui et de la paix.

Les tossafistes, élèves puis héritiers de Rachi en France et en Allemagne jusqu’au XIVe siècle, ont eu un immense impact sur le rayonnement du judaïsme français et européen au Moyen Âge et bien au-delà. Pour preuve de la vitalité du judaïsme français de l’époque, citons quelques noms bien connus des érudits : rabbi Simon Ben Abraham de Sens, rabbi Moïse de Coucy, rabbi Ye’hiel de Paris (l'un des principaux protagonistes de la disputation de Paris en 1240), rabbi Joseph ben Isaac d’Orléans, rabbi Isaac ben Moché de Tours et son grand-père et maître Nathan ben Méïr de Trinquetaille (Arles).

 

Le Méiri

Rabbi Ména’hem haMéiri[3], rabbin de Perpignan au XIIIe siècle (1249-1316), fut un érudit dont les décisions halakhiques font autorité en bien des domaines. Il est notamment connu pour son magistral commentaire du Talmud, le Bet habé’hira. Mais il fut aussi un précurseur du dialogue interreligieux en développant une pensée très originale à propos du christianisme et de l’islam dont il considère qu’ils contribuent au salut. Les relations entre Juifs et non-Juifs n’ont pas toujours été simples et l’on sait que le judaïsme rabbinique est assez méfiant à l’égard des autres religions. Cette méfiance concerne aussi les sciences profanes et la philosophie. Le Méiri fut impliqué dans une violente controverse sur ce sujet entre 1303 et 1306. Il prit la défense des sciences et de la philosophie conçues par lui comme des moyens de parvenir à la connaissance divine en complément des rituels religieux et de l’étude de la Tora. Il écrit : « Si les Juifs s’abstiennent de telles études, les nations déclareront qu’ils forment un peuple stupide au lieu de proclamer : voici un peuple sage et avisé. » Rationaliste, le Méiri critique toutes les formes de superstition, l’astrologie divinatoire, l’utilisation des amulettes, etc. Comme Maïmonide avant lui, il s’efforce de montrer la rationalité des textes et des pratiques.

Le Talmud associe souvent le non-Juif à l’idolâtre. Si les musulmans sont considérés comme de purs monothéistes, Maïmonide considère en revanche le christianisme comme une forme de polythéisme (à cause du dogme de la Trinité) et d’idolâtrie. C’est là que l’apport du Méiri est décisif. Tout d’abord, explique-t-il, quand le Talmud parle (sévèrement) des Nazaréens (notrism), il n’évoque pas les chrétiens mais les Babyloniens, adorateurs du soleil (et notre auteur d’apporter de nombreuses preuves à son interprétation). Selon le Méiri, les chrétiens comme les musulmans observent les commandements universels donnés par Dieu aux nations[4] et, à ce titre, doivent être considérés comme des frères. Conséquence pratique : rien de ce que le Talmud exige à propos des idolâtres ne s’applique aux fidèles des religions du Livre. Au contraire, on doit faire preuve à leur égard de fraternité (rapporter les objets trouvés, transgresser le chabbat pour leur sauver la vie en cas de danger, etc.).

Par ailleurs, le Talmud fait de nombreuses déclarations concernant Israël. Par exemple : « Israël n’est pas soumis au déterminisme astral. » De façon très originale, le Méiri considère que le nom d’Israël concerne non seulement les Juifs mais aussi l’ensemble des adeptes des religions monothéistes (Bet habé’hira sur Chabbat, p. 156a). Plus généralement, chrétiens et musulmans sont donc les alliés du peuple juif dans la mise en œuvre du projet divin.

Un Juif qui quitte le giron du judaïsme est sévèrement condamné par le Talmud. Mais cela s’applique-t-il à un Juif qui se convertirait au christianisme ou à l’islam ? De façon très originale, là encore, le Méiri ne confère pas le statut d’apostat à une telle personne et la considère au contraire comme digne de respect.

Ce rabbin français de premier ordre est donc à l’origine d’une pensée originale qui envisage d’une façon inédite et audacieuse les relations entre judaïsme, christianisme et islam, et considère comme essentiel le dialogue entre la pensée juive et la philosophie occidentale. Maïmonide, sur ce dernier point, avait certes ouvert la voie mais le Méiri reprend le flambeau en en tirant explicitement des conséquences pratiques. 

Napoléon et les Juifs

Bonaparte rencontre pour la première fois une communauté juive en 1797 pendant la campagne d'Italie. Les Juifs y vivent dans un ghetto bouclé la nuit. Ils portent des bonnets jaunes et des brassards avec l’étoile juive. Bonaparte ordonne de leur enlever le bonnet et le brassard, et d'y substituer la cocarde tricolore. C'est la première décision symbolique du futur empereur qui donna par la suite des instructions afin que la communauté juive accède à la liberté de culte et de circulation. Ces mesures s'appliqueront par la suite aux Juifs du reste de l’Italie.

De nombreux citoyens français se plaignaient de la non-intégration des Juifs à la vie nationale. Ils ne portaient à l'époque pas de nom de famille, les mariages mixtes étaient rares, etc. Ce qui conduit à une flambée de violence contre la communauté juive en Alsace, en 1806. On leur reproche notamment le prêt à intérêt (usure). En mai de cette année, l'empereur prend un décret prévoyant « qu'il sera formé au 15 juillet prochain, dans notre bonne ville de Paris, une assemblée d'individus professant la religion juive et habitant le territoire français ». L'assemblée juive, appelée Assemblée des notables, réunit donc 95 députés. Parmi les notables ainsi assemblés, on trouve des rabbins tels David Sintzheim. Les délibérations durèrent pendant presque un an. Ces députés juifs doivent répondre aux douze questions suivantes :

  • Est-il licite aux Juifs d'épouser plusieurs femmes ?
  • Le divorce est-il permis par la religion juive ? Le divorce est-il valable sans qu'il soit prononcé par les tribunaux et en vertu de lois contradictoires à celles du code français ?
  • Une Juive peut-elle se marier avec un chrétien et une chrétienne avec un Juif ou la loi veut-elle que les Juifs ne se marient qu'entre eux ?
  • Aux yeux des Juifs, les Français sont-ils leurs frères ou sont-ils des étrangers ?
  • Dans l'un et l'autre cas, quels sont les rapports que leur loi leur prescrit avec les Français qui ne sont pas de leur religion ?
  • Les Juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? Ont-ils l'obligation de la défendre ? Sont-ils obligés d'obéir aux lois et de suivre toutes les dispositions du Code civil ?
  • Qui nomme les rabbins ?
  • Quelle juridiction de police exercent les rabbins parmi les Juifs ? Quelle police judiciaire exercent-ils parmi eux ?
  • Ces formes d'élection, cette juridiction de police et judiciaire sont-elles voulues par leurs lois, ou seulement consacrées par l'usage ?
  • Est-il des professions que la loi des Juifs leur défende ?
  • La loi des Juifs leur défend-elle de faire l'usure à leurs frères ?
  • Leur défend-elle ou leur permet-elle de faire l'usure aux étrangers ?

 

De longues discussions, il ressort que les citoyens juifs doivent se soumettre au Code civil. De plus, « ils doivent défendre la France jusqu'à la mort ». La mesure est votée à l'unanimité. Concernant les mariages mixtes, les députés se divisent et les rabbins sont contre. L'usure est abandonnée sur le plan dogmatique mais non sur le terrain pratique. Napoléon veut ressusciter le  Grand sanhédrin pour transformer les principes qui se dégagent de ces discussions en véritables lois religieuses.

Le 9 février 1807, la première séance du sanhédrin a lieu. Elle comprend 45 rabbins et 26 laïcs. Le rabbin de Strasbourg David Sintzheim la préside. Napoléon lui envoie ses instructions de Pologne. Le Grand sanhédrin doit organiser le culte juif, prévoir un tiers de mariages mixtes et, entre autres, fixer les conditions d'exercice du commerce. Cette assemblée ne réalise pas tous les souhaits de l'empereur mais elle accomplit l'essentiel de ce que l'on attendait d'elle. Le 7 mars 1807, la communauté juive remercie Napoléon : « Béni soit à jamais le Seigneur Dieu d'Israël, qui a placé sur le trône de France un prince selon son cœur. Dieu a vu l'abaissement des descendants de l'antique Jacob et a choisi Napoléon le Grand pour être l'instrument de sa miséricorde. À l'ombre de son nom, la sécurité est rentrée dans nos cœurs et nous pouvons désormais bâtir, ensemencer, moissonner, cultiver les sciences humaines, appartenir à la grande famille de l'État, le servir et nous glorifier de ses nobles destinées. »

Le règlement du culte juif est publié le 17 mars 1808. Les Juifs y sont organisés du point de vue religieux en circonscriptions territoriales, dotées chacune d'un consistoire composé de Juifs laïcs. Ces consistoires doivent dresser la liste des Juifs étrangers, exhorter les Juifs à l'exercice de professions utiles, surveiller l'application du règlement du culte et faire connaître aux autorités le nombre de conscrits de la circonscription. Un consistoire centralisé est institué à Paris. À la différence des pasteurs et des prêtres, les rabbins ne sont pas rémunérés par l'État mais par les communautés.

En organisant le judaïsme français sur un modèle centralisé et hiérarchisé, le consistoire, Napoléon l'a intégré dans le régime des « cultes reconnus ». Mais alors que la Révolution et le Code civil avaient garanti l'égalité juridique de tous les citoyens, Napoléon impose aux Juifs en 1808 des décrets discriminants, dont le décret du 17 mars 1808, interdisant l'entrée en France des Juifs étrangers et interdisant aux Juifs français le remplacement lorsqu'ils tiraient un mauvais numéro à la conscription. Certains louent Napoléon pour avoir reconnu et structuré le judaïsme à l'égal des autres cultes. D'autres y voient au contraire une prise de contrôle par l'État et une « assimilation par contrainte ».

 

Le grand rabbin Joseph-David Sintzheim 

Lui-même issu d’une lignée de rabbins, Joseph-David Sintzheim (1745-1812) vécut en Alsace. Il dirigea une yeshiva à Bischeim puis devint rabbin de Strasbourg. Il entretint une correspondance avec les grands maîtres du judaïsme de son époque. Époux de la sœur de « Cerf Berr » (philanthrope alsacien qui lutta pour les droits et l’émancipation de ses coreligionnaires), il fut l’un des délégués des Juifs d’Alsace aux États généraux de 1789, joua un rôle important dans l’assemblée des notables convoquée par Napoléon en 1806, puis fut nommé président du sanhédrin qui la suivit. Il devint le premier grand rabbin du Consistoire central, c’est-à-dire le premier grand rabbin de France.

Ce sage était d’une grande modestie et d’une remarquable érudition. Du fait de ses positions lors du sanhédrin de Napoléon, on oublie qu’il fut un très grand talmudiste et décisionnaire, auteur d’un livre important, le Yad David. Il s’opposa fortement aux « aménagements » de la halakha que certains envisageaient. Mais il sut le faire avec diplomatie en faisant reposer ses positions sur des arguments solides issus de la littérature talmudique et rabbinique. Ses vues concernant le judaïsme français et sa « compatibilité » avec la citoyenneté française sont donc fondées sur la plus pure tradition talmudique.

Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Quand il apprit sa disparition, le très conservateur rabbin Moché Sofer, qui l’avait rencontré dans sa jeunesse, fit à Presbourg son éloge funèbre en le comparant au Joseph biblique (dont il portait le prénom) qui sut défendre ses frères auprès du Pharaon avec courage et sans concessions, comme le fit Sintzheim auprès de Napoléon.

 

Elie Benamozegh et Aimé Pallière

S’il est né et a vécu en Italie, le rabbin, kabbaliste et philosophe Elie Benamozegh (1823-1900) a surtout écrit en français et c’est en France qu’il cherchait le relais de ses idées originales sur les liens entre Israël et l’Humanité (titre de son ouvrage le plus célèbre), même s’il publia aussi des livres en hébreu (commentaires bibliques et textes halakhiques) et en italien (pensée juive et philosophie). Son œuvre eut une grande influence, notamment sur Edmond Fleg, Jacob Gordin, Léon Askénazi et Jacques Lacan.

Selon Benamozegh, le peuple juif est investi d’une mission sacerdotale au sein des nations. Le but du judaïsme, c’est donc l’universel, et il résume ainsi la vocation juive : « L’universalisme comme but, le particularisme comme moyen. » Il rappelle que, selon le Talmud, on n’attend pas d’un non-Juif qu’il se convertisse mais qu’il observe sept commandements universels (c’est le « noachisme », du nom de Noa’h, Noé, à qui Dieu a, en premier, donné cette Loi universelle). Selon Benamozegh, « le culte spécial d'Israël est la sauvegarde, le moyen de réalisation de la vraie religion universelle ou noachisme ». Les commandements observés par les Juifs (les 613 mitsvot) sont une extrapolation des sept commandements universels, visant à en conserver la mémoire en octroyant, par ailleurs, un statut sacerdotal au peuple juif chargé de diffuser ce message universel. La religion juive, souvent critiquée pour son repli sur soi, est en fait, explique notre auteur, portée vers le salut de toute l’humanité. C’est pourquoi, explique Benamozegh, en s’appuyant sur de très nombreuses références bibliques et talmudiques, le Dieu de la Bible n’est jamais présenté comme un « dieu national » mais comme le Dieu de tous les hommes, désireux de guider l’humanité tout entière vers la vertu et le bonheur. L’antisémitisme a empêché les Juifs, des siècles durant, de délivrer ce message universel (la loi noachique) aux nations. Mais ils l’ont fait malgré tout, indirectement, par le biais du christianisme et de l’islam. Critique à l’égard de la divinisation de Jésus, Benamozegh pense que l’homme Jésus avait justement comme désir de dévoiler au plus grand nombre la dimension universelle contenue dans la tradition juive au sein de laquelle coexistent mosaïsme et noachisme. D’où cet appel de Benamozegh : « Nous nous tournons vers les fils des deux messianismes, chrétiens et musulmans. C’est aux chrétiens en particulier que nous voudrions adresser une franche et respectueuse parole […] Pourquoi le judaïsme et le christianisme n’uniraient-ils leurs efforts en vue de l’avenir religieux de l’humanité ? Pourquoi le christianisme éprouverait-il une difficulté à s’entendre avec cette religion dont il est issu ? » De quelle nature serait cette collaboration ? Pour notre auteur, il s’agit, moyennant le renoncement à quelques points de dogme (comme la divinité de Jésus ou la volonté de convertir les Juifs), de la diffusion par l’Église des sept lois de Noé, ce qui est déjà, de fait, le cœur de son message évangélique. Ce faisant, elle renouerait avec ce qu’aurait dû être, selon notre auteur, la voie des premiers chrétiens, à savoir le mosaïsme pour les Juifs et le noachisme pour le reste du monde. Mais les premiers apôtres envisagèrent deux options très différentes : soit la conversion de tous au mosaïsme (voie qui fut rejetée), soit la conversion de tous, Juifs compris, au noachisme (qui recoupe les valeurs chrétiennes), voie qui fut suivie et qui fut à l’origine de la tension deux fois millénaire entres judaïsme et christianisme.  

Dans les derniers jours de sa vie, tandis qu’il vivait retiré à Livourne et n’avait plus la force d’aller prier à la synagogue en minian, Benamozegh mettait son talit et ses téfilin et, en entendant le son des cloches d’une église voisine, se sentait en communion avec ces croyants qui, sans le savoir, agissaient en disciples des anciens maîtres d’Israël[5].

Le « promoteur » des idées de Benamozegh en France fut Aimé Pallière (1868-1949), qui se chargea de la première édition d’Israël et l’Humanité à partir de papiers laissés par Benamozegh et dont il rédigea la préface. Issu d’une famille catholique dévote, Pallière avait prévu d’entrer dans les ordres. Mais il découvre les Juifs, un peu par hasard, un jour de Kippour. Il est attiré vers ce peuple bien vivant que la théologie chrétienne, selon Pallière, ne présentait que comme un peuple moribond depuis le « passage de relais au christianisme ». Pallière envisage alors de se convertir mais il en est dissuadé par Benamozegh qui voit justement en lui l’occasion d’un renouveau du christianisme allant dans le sens de ses thèses sur le noachisme, code qui devrait être au cœur de l’enseignement chrétien acceptant les Juifs comme peuple sacerdotal. Sans se convertir, Pallière observa malgré tout de nombreux commandements juifs. Il contribua par ailleurs à la création du judaïsme libéral français. Il écrivit des livres et des articles, signant parfois en hébreu Lo étmol (« pas hier », ce qui ressemble à Pallière).

 

Edmond Fleg

Edmond Fleg (1874-1963) étudia à l’ENS et passa une agrégation d’allemand. Il s’intéressa à sa judéité avec l’affaire Dreyfus et devint un célèbre écrivain, philosophe, poète et dramaturge.

« Chef Fleg », comme l’appelaient les E.I.F[6], fut président du mouvement au moment de sa création par Robert Gamzon. C’est lui qui encouragea ce dernier à faire des E.I. un mouvement pluraliste ouvert à tous[7]. Durant la Seconde Guerre mondiale, il eut une grande influence spirituelle et intellectuelle sur les cadres des E.I. Il fonda par ailleurs l’Amitié judéo-chrétienne en 1948 et fut membre, après guerre, de l’A.I.U.

Fleg s’inscrit dans la démarche du franco-judaïsme dont Bernard-Henri Lévy, évoquant Fleg dans Pièces d’identité (2010), dit que son « grand postulat était que le judaïsme et la république, c’est la même chose ; que la Tora et les droits de l’homme ont, au fond, le même contenu et que s’il est possible d’être français et juif, s’il est finalement si facile d’être les deux, c’est qu’il y a identité substantielle entre le message prophétique et la révolution de 1789 ». Après la Seconde Guerre, le judaïsme français, traumatisé par la Shoah, prend toutefois acte du fait que la France, ce fut aussi Vichy… Mais Fleg contribue à redonner au franco-judaïsme un dynamisme salutaire. Les choses se compliquent à nouveau avec l’aventure sioniste et la création de l’État d’Israël. Malgré tout, Fleg montre que le destin d’un Juif français n’est pas forcément d’immigrer en Israël et que le choix de la vie juive en Diaspora est tout à fait légitime, la Diaspora pouvant apporter bien des choses à Israël et réciproquement[8]. « Si, actuellement, un grand souffle vient d’Israël vers la Diaspora, il se peut que quelque inspiration encore puisse venir de la Diaspora vers Israël », dit-il, à la fin des années 1950.

 

Pourquoi je suis juif

Edmond Fleg

Je suis juif, parce que, né d'Israël, et l'ayant perdu, je l'ai senti revivre en moi, plus vivant que moi-même.

Je suis juif, parce que, né d'Israël, et l'ayant retrouvé, je veux qu'il vive après moi, plus vivant qu'en moi-même.

Je suis juif, parce que, la foi d'Israël réclame, de mon cœur, toutes les abnégations.

Je suis juif, parce qu'en tous lieux où pleure une souffrance le Juif pleure.

Je suis juif, parce qu'en tout temps où crie une désespérance le Juif espère.

Je suis juif, parce que la parole d'Israël est la plus ancienne et la plus nouvelle.

Je suis juif, parce que la promesse d'Israël est la promesse universelle.

Je suis juif, parce que, pour Israël, le monde n'est pas achevé : les hommes l'achèvent.

Je suis juif, parce que, pour Israël, l'homme n'est pas créé : les hommes le créent.

Je suis juif, parce qu'au-dessus des nations et d'Israël Israël place l'Homme et son Unité.

Je suis juif, parce qu'au-dessus de l'Homme, image de la divine Unité, Israël place l'Unité divine, et sa divinité.

 

 

 

*

La pensée juive française a joué un rôle prépondérant dans l’ouverture aux autres religions, l’harmonie entre la pratique juive et la citoyenneté, et la capacité à dresser des ponts avec la philosophique occidentale.

[1] Voir Héritages de Rachi (ouvrage collectif, sous la direction de René-Samuel Sirat, Éditions de l’Éclat, 2006).

[2] Nous nous inspirons ici des enseignements du rabbin Claude Sultan, et notamment de sa conférence « Rachi, le maître de l’exégèse juive » en ligne sur le site Akadem.

[3] Notre présentation s’inspire largement du livre du rabbin Philippe Haddad Le Méiri, le rabbin catalan de la tolérance (éd. Mare nostrum, 2001).

[4] Voir à ce propos Les Mots pour le dire.

[5] Témoignage d’A. Pallière dans sa préface à Israël et l’Humanité (éd. Albin Michel, 1961, p.18)

[6] Voir le chapitre qui lui est consacré dans Robert Gamzon, d’Isaac Pougatch (1971, éd. STE).

[7] Voir à ce sujet l’entretien avec Lia Rosenberg Gamzon dans le n°11 de L’éclaireur.

[8] Sur cette question et son actualité, voir le n°4 de L’éclaireur.

Publié le 16/06/2022


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=433