Numéro 16 - Retour au sommaire

Edito

Les Français sont pessimistes !

Il s’agit d’un fait documenté scientifiquement, notamment par Claudia Senik, professeure à la Sorbonne et spécialiste de l’économie du bien-être : les Français expriment une morosité étonnante et se placent systématiquement au bas des classements lorsqu’il est question de « quantifier leur bonheur ». Et si les Juifs français étaient finalement des Français parfaitement comme les autres, y compris de ce point de vue-là ? Car, au risque de surprendre et de faire preuve de schizophrénie, il y a bien un paradoxe pour les Juifs en France.

D’un côté, les raisons de s’inquiéter sont tangibles. Les quelque vingt dernières années ont été éprouvantes : le sentiment d’abandon du pouvoir politique entre 2000 et 2002 lors de la forte recrudescence des actes antisémites, la petite musique antisioniste de plus en plus virulente, ainsi bien sûr que les assassinats effroyables et traumatisants entre 2006 et 2018 qui ont fait vaciller chez beaucoup la confiance en la protection de la République et en l’empathie de la nation.

Mais, de façon plus souterraine et moins spectaculaire, il existe néanmoins des signaux démontrant une incroyable vivacité du judaïsme français. Commençons par de l’anecdotique : lorsque je suis à l’étranger et notamment aux États-Unis, la première chose dont les Juifs me parlent, avant même l’antisémitisme, c’est l’extraordinaire quantité et variété de restaurants casher, toujours bondés, situés en plein Paris et souvent fréquentés par une jeunesse extrêmement active. C’est une raison d’émerveillement, y compris pour un New-Yorkais ou un habitant de Chicago !

Certains territoires connaissent également un développement de la présence juive incontestable : c’est le cas de Paris, ville empreinte de culture juive à bien des égards, du Val-de-Marne ou des Hauts-de-Seine où de très nombreux projets de synagogues, d’écoles et de centres communautaires fleurissent, mais aussi d’une ville comme Strasbourg, où le concordat associé à une tradition d’étude bien ancrée attire de très nombreuses familles.

Sergio Della Pergola, le célèbre démographe spécialiste du peuple juif, montre par ailleurs, dans sa dernière étude sur le judaïsme européen, une diminution de l’assimilation et un regain d’intérêt pour la tradition juive[1]. Surprenant, pour qui pensait cette tendance assimilationniste inéluctable et irréversible !

Et si l’on voulait aussi démontrer que les Juifs contribuent pour une part importante à la vie culturelle et scientifique de la France, on pourrait, au choix, remarquer que trois des cinq derniers Prix Nobel de physique français sont juifs[2], que l’animateur de télévision le plus célèbre de France s’appuie en prime time sur des expressions en judéo-arabe, ou encore que les trois plus gros succès du cinéma français ? ont tous été réalisés par des Juifs revendiqués[3].

Alors, cet alliage particulier entre les Juifs et la France est-il en train de s’éteindre ou de connaître un nouvel âge d’or ?

Ce numéro souhaite contribuer au débat. La réponse ne peut pas être définitive car elle s’inscrit dans un cadre dynamique d’interactions entre les Juifs de France et la société environnante. Plus qu’une réponse, c’est d’un cadre conditionnel qu’il faudrait parler, pour favoriser l’épanouissement fécond et durable d’un nouveau franco-judaïsme. Qu’il me soit permis de l’esquisser à grands traits :

- D’un point de vue externe, et si l’on s’en réfère à l’histoire, le talon d’Achille de toute communauté juive de diaspora est le rapport qu’elle entretient avec le pouvoir politique. Si celui-ci venait à flancher et à refuser de combattre les manifestations d’antisémitisme, y compris les plus récentes, prenant la forme d’un antisionisme débridé, le dynamisme de la communauté s’en trouverait durablement entravé.[4]

- Il faudra également être vigilant à ce que la pratique du judaïsme puisse s’effectuer dans les conditions de liberté que la laïcité garantit. Il faut lire le formidable livre récemment paru Tertullien et moi de Stéphanie É. Binder[5] pour constater qu’une certaine culture française anticléricale rejette certains brillants sujets en dehors de l’écosystème universitaire et intellectuel du pays, au détriment du rayonnement de la France

- Mais il faudra aussi et surtout, d’un point de vue interne à la communauté cette fois, démontrer que, pour chaque Juif de France, il y a un sens à rester juif au XXIe siècle. Cela nécessite un vrai travail de réflexion, de recherche intellectuelle et existentielle, mais aussi la reconnaissance de la nécessité d’une diversité d’approches incarnée dans les principales institutions de la communauté. Pourquoi nous restons juifs ? est un beau livre de Leo Strauss[6]. Notre ambition, à L’éclaireur, est de travailler résolument à apporter une réponse pertinente à cette question pour le Juif francophone des années 2020.

[1] Cf. son interview dans l’excellente revue K. : https://k-larevue.com/on-est-revenu-en-effet-au-meme-pourcentage-de-juifs-en-europe-que-celui-qui-prevalait-au-moyen-age.

[2] Georges Charpak, Claude Cohen-Tannoudji et Serge Haroche.

[3] Dany Boon, Éric Toledano et Olivier Nakache, Gérard Oury.

[4] Voir notamment les thèses documentées mais aussi inquiétantes du sociologue Danny Trom.

[5] Tertullien et moi, de Stéphanie É. Binder, Les Éditions du Cerf, 2022.

[6] Pourquoi nous restons juifs ? Révélation biblique et philosophie, de Leo Strauss, éd. La Table Ronde, 2001.

Publié le 14/06/2022


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=432