Numéro 15 - Retour au sommaire

Même un moustique a été créé avant toi

Ecrit par Sonia Sarah Lipsyc. - Dramaturge et fondatrice de Ora-Connaissance du judaïsme (Montréal)

Bien étrange combat que celui auquel j’ai assisté dans une cour de récréation… Des animaux se présentaient devant un jury d’écoliers qu’ils devaient convaincre des vertus de leurs espèces. Le préau devenait ainsi une véritable arche de Noé. Chaque bête, oiseau, insecte ou poisson se présentait avec son interprète… une fille ou un garçon pour qui, un brame, un hululement, un aboiement, un cri-cri ou un miaulement n’avaient pas de secret. Ils avançaient devant une estrade où se tenaient trois juges, et tout autour les autres élèves. L’animal plaidait sa cause et son acolyte humain traduisait.

Royal, le cerf s’avança en premier. Il était connu pour être le plus vertueux des animaux car quand ils avaient soif, tous se rassemblaient autour de lui puisqu’il savait prier… « Comme le cerf supplie auprès des cours d’eau, ainsi mon âme Te supplie, ô Dieu », rappela le jeune adolescent qui l’accompagnait. Le cerf déclara « je représente ici toute ma famille… l’élan, la biche, l’orignal, le chevreuil, le bélier, le daim, l’antilope ». Et il commença à égrener les qualités de ses proches… « Notre vue est huit fois plus performante que celle des humains, et lorsque le danger approche, l’antilope, par exemple, nous prévient en faisant apparaître une large tache blanche sur son arrière-train que nous voyons tous de loin. Nous sommes solidaires. » Et il ajouta cette phrase énigmatique que personne ne comprit mais qui était poétique « et mon bois est le souvenir de l’arbre de vie ».

C’était difficile de lui succéder…

L’honneur échut au coq qui arriva dodelinant aux côtés d’un garçonnet à peine sorti de la maternelle. Et montant sur ses ergots, le gallinacé caqueta : « Le soleil se lève chaque matin. En témoigne mon chant qui permet de distinguer le jour de la nuit. C’est un miracle qui passe le plus souvent inaperçu ! Si Dieu ne renouvelait pas chaque jour sa création, le monde s’écroulerait. » Et il battit des ailes avant d’ajouter : « Alors ne prenez rien pour acquis et soyez toujours dans la reconnaissance. C’est ce que je m’efforce de répéter chaque matin », et il fit un « cocorico » que tout le monde comprit sans que son interprète ait à le traduire.

Puis une fillette marcha tenant en laisse un léopardeau, ce qui impressionna toute l’assemblée. D’abord parce qu’il était mignon et ensuite parce que c’était quand même un félin… « Sois téméraire comme le léopard », rugit-il, « et ne crains pas les moqueries ». La jeune fille se pencha et lui chuchota à l’oreille quelque chose et il acquiesça en feulant à nouveau : « Exactement comme vient de me le rappeler ma traductrice : soyez vous-mêmes, les autres sont déjà pris. »

Un jouvenceau se dirigeait vers l’estrade entouré d’un essaim d’abeilles qui tournaient autour de son visage. Mais il n’avait pas peur et gazouillait avec elles. « Voici ce qu’elles disent, énonça-t-il après s’être raclé la gorge : Des paroles agréables sont un rayon de miel, doux à l’âme, bienfaisant pour le corps. » Toutefois la reine s’empressa d’ajouter : « As-tu trouvé du miel, manges-en à ta suffisance mais évite de t’en bourrer, tu le vomirais. » « Ah bon, je ne savais pas que se gaver de bonheur pouvait nuire à la santé », lui rétorqua-t-il. Et une conversation s’engagea entre eux mais le jury, s’impatientant de ces apartés, les pria de laisser la place aux prochains candidats.

Une jeune fille élégante s’approcha, escortée d’une colombe qui s’amusait à voleter de gauche à droite et de droite à gauche. « J’ai une très bonne presse depuis que j’ai annoncé la fin du déluge, dit-elle, et j’essaie toujours de donner des bonnes nouvelles tout en évitant les snipers en tout genre. Que voulez-vous, je suis de la famille d’Aaron, comme lui, je cherche tout le temps à faire la paix. » Mais au fur et à mesure qu’elle se présentait, elle avait un tic… elle mettait constamment sa tête entre ses ailes comme pour éviter les balles. Et le public éprouva de la compassion, il comprit qu’elle ne se sentait nulle part en sécurité, qu’il fallait prendre soin d’elle et ne cesser de la protéger.

Un garçon fendit la foule pour se retrouver au milieu de la cour. Il tenait au creux de sa main une petite statue, une éléphante avec une trompe qui lui entourait son petit doigt. « Vous comprendrez qu’elle n’ait pu se déplacer », lança-t-il à l’assemblée en balayant du regard le modeste préau, « mais elle m’a prié, en tant que chef de troupeau, de vous transmettre ses salutations distinguées. Et je vais même vous lire le message qu’elle m’a fait parvenir à votre intention. » Et il consulta de son autre main son téléphone portable. Tous les enfants comprirent immédiatement qu’à l’instar de son espèce l’éléphante était très intelligente puisqu’elle savait se servir de sa trompe pour envoyer un texto. Le reste n’était que commentaire.

« Rien ne sert de courir, il faut partir à temps », radotait la tortue. « Vous avez peut-être gagné cette fois-ci », rétorqua le lièvre, « mais je ne regrette rien car je n’aurais eu point de gloire à vous battre ! ». Et il tournoya autour d’elle avec panache. « Savez-vous à quoi j’ai goûté en empruntant mes chemins de traverse ? Au vent, à l’herbe, aux landes ! On apprend beaucoup de choses parfois en faisant l’école buissonnière. » Et la jeune fille bilingue qui traduisait car elle était initiée à la fois aux cris de la tortue et aux couinements du lièvre s’aperçut que le débat se poursuivait dans le public entre les tenants de la prudence et de la ténacité et celles et ceux qui ne refusaient pas d’explorer d’autres sentiers. Le jury leur fit signe de s’éloigner et fit taire le public car ce n’était pas encore le moment de délibérer.

Avec la grâce qui le caractérise, un papillon se posa sur l’épaule d’une adolescente. Mais il resta immobile comme figé. « Pourquoi ne bouge-t-il plus ? » demanda l’un des membres du jury. « Parce que d’un battement d’ailes, je risque de provoquer des catastrophes », lui répondit le papillon… « Alors je m’économise, certes je butine, mais j’essaie aussi de mesurer les conséquences de mes actes. » Et tout le monde admira à la fois la beauté translucide de ses ailes et les couleurs de sa sagesse.

« Et toi, n’as-tu rien à dire ? » demanda une petite fille à une fourmi qui passait par là, tout près de nos pieds, musardant entre les brindilles et le gravier du préau.

Musarder ?! Une fourmi, il doit avoir erreur sur la personne. J’étais stupéfaite. N’était-il pas écrit… « Va trouver la fourmi, paresseux, observe ses façons d’agir et deviens sage. » Elle devait s’être égarée à moins que ce ne soit une fourmi rebelle comme il en existe dans les meilleures familles. Je baissai les yeux et l’aperçus, et, comme si elle avait lu dans mes pensées, elle me répondit dans un langage que je m’étonnai de comprendre : « Je ne vis pas loin d’une cigale et je crois qu’il y a à apprendre de chacun. » Alors je compris que certaines romances se nouaient devant lesquelles la raison s’inclinait plus souvent que l’on ne le croit. « Un tango ou une valse », proposa Dame cigale en esquivant quelques pas de danse. Et je leur cédai le passage.

Les impétrants se succédaient, le dernier fut un petit garçon portant un bocal avec des poissons rouges pour représenter toute la gent maritime. Mazette !

« Nous allons délibérer, dit le jury, mais vous aussi le public vous avez le droit de voter en glissant le nom du gagnant avec une petite pièce ou un bonbon dans la boîte de tsédaka, de bienfaisance, de l’école. De la sorte, il y aura deux prix. »

  • Mais à quoi ça sert, tout ça, demanda un grincheux qui se retenait depuis un moment ?

Je pensais que les élèves cherchaient un totem pour leur établissement ou un nom symbolique pour une nouvelle promotion.

  • C’est pour notre code d’éthique !, lui répondit une petite fille tout en mâchant son chewing-gum.
  • Mais la vie n’est-elle pas une jungle ?! Qu’aurions-nous à apprendre des animaux ?, lui répliqua-t-il d’un air dégoûté.
  • Un paquet de choses… En sus de tout ce que l’on vient de voir, comme le mérite d’œuvrer pour sa pitance et de traverser les saisons. « Interroge les bêtes et elles t’enseigneront, les oiseaux des cieux ils te rapporteront, les poissons de la mer te le raconteront », lui déclama-t-elle avec fierté.

Et comme il ne semblait pas convaincu, elle ajouta : « Si tu as les chevilles qui, d’orgueil, enflent, tu sauras que même un moustique a été créé avant toi au cours du big bang. » Et elle fit éclater sa bulle rose au moment où l’on annonçait le nom des récipiendaires des prix du jury et du public. Je ne les ai pas entendus mais j’ai bien souri. Et vous ?

 

Casting des sources (par ordre d’apparition)

Le titre s’inspire d’un enseignement dans Genèse Rabba 8,1. Pour les cervidés, je me suis appuyée sur Psaumes 42,2 avec l’éclairage de Rachi (XIIe siècle) ainsi que sur l’Abécédaire du langage des animaux, p. 23 notamment en citant le passage de la tache de l’antilope et p. 37 de Georges Lahy, 2004. Du même auteur, je me suis imprégnée, de façon générale, de sa traduction, du Perek Shirah, un texte du Xe siècle qui se lit comme une Ode à la création de la part de la nature et des animaux. En ce qui concerne le coq, je me réfère à l’une des bénédictions du matin. Le début d’une parole du sage de l’antiquité Rabbi Yéhouda ben Téma dans les Maximes des Pères 5,20 avec le commentaire du Baal Hatourim (XIVe siècle) rapporté p. 212 dans la compilation de Claude-Annie Gugenheim (1988), suivie d’une citation d’Oscar Wilde, tissent le passage sur le léopardeau. Le dialogue avec les abeilles mentionne les Proverbes 16,24 et 25,16. La colombe se réfère à un enseignement de Hillel l’Ancien dans Maximes des Pères 1,12 qui incite à être « disciples d’Aaron, aimant la paix et poursuivant la paix ». Vous avez reconnu Le lièvre et la tortue, l’une de mes fables préférées, de Jean de La Fontaine dont on ne se lasse pas. La citation au sujet de la fourmi est issue des Proverbes 6,6. Enfin le fait de s’inspirer de la sagesse animale est mentionné dans Job 12,7-8.

 

 

Publié le 31/05/2022


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