L’étude traditionnelle de la Tora connait, en particulier aux Etats-Unis, un regain d’intérêt et un renouveau dans son approche. C’est notamment le cas avec l’enseignement du rav Fohrman dont Naty Riahi, qui nous accorde cet entretien, est un élève zélé qui permet, par ses ouvrages de présentation et de traduction, de faire connaitre ces enseignements et cette méthode au public francophone.
Naty Riahi, pouvez-vous nous dire quelques mots du rav Fohrman, de sa formation et de ses activités ?
Rav David Fohrman a étudié pendant dix ans à la Yéshiva puis au Collel de Ner Israël à Baltimore auprès de rav Yaakov Weinberg. Puis, en parallèle de ses études à l’université Johns Hopkins, il a travaillé à la rédaction puis à l’édition de plusieurs ouvrages de traduction du Talmud aux éditions ArtScroll (il a par exemple traduit le premier volume du traité Chabbat et une bonne partie des deux premiers volumes du traité Kidoushin). Il réside aujourd'hui à New York et anime un Beit Hamidrash dont la thématique centrale est l'exégèse biblique. Depuis 2007, sur les conseils enthousiastes du rabbin Moshé Shapira de Jérusalem, il a ouvert un centre de e-learning du nom de Aleph Beta pour y dispenser ses enseignements. Plus de trois cents écoles ont déjà souscrit à ce programme. Son site (alephbeta.org) est en anglais, mais une petite partie de son contenu a été traduite en français : alephbeta.fr. Rav Fohrman est l’auteur de deux livres traduits en français : Adam & Eve, Caïn & Abel et La Reine que vous pensiez connaître. Son troisième livre n’est pour l’instant disponible qu’en anglais : The Exodus You Almost Passed Over.
Quelle est l’originalité de l’approche du rav Fohrman dans l’étude et l’interprétation des textes bibliques ?
A en croire rav Fohrman, il n’y a rien d’original dans sa démarche ! Il prétend suivre les traces des sages du Midrash. Je le pense aussi, mais, pour avoir approfondi nombre de ses enseignements, j’ai pu remarquer qu’il avait une approche assez systématique dans son étude.
Tout d’abord, il faut réapprendre à lire la Tora et éliminer ce qu’il appelle l’« effet berceuse ». En effet, le fait que nous connaissions trop bien les histoires de la Bible retarde notre aptitude à poser ou même à percevoir les questions véritablement importantes que le Texte nous invite à soulever. Il faut lire lentement, de préférence en hébreu, et se poser la question suivante : « Si je lisais ce texte pour la première fois, qu’y trouverais-je d’étrange ? » Essayez, et vous verrez le nombre incroyable de questions qui se posent.
Ensuite, il faut toujours considérer que les questions sont « nos amies ». Elles sont des fenêtres à une bonne compréhension des textes. C’est pour cela que rav Fohrman passe une grande partie de ses cours à poser des questions.
Toujours au sujet des questions, il faut savoir poser les bonnes. En particulier, rav Fohrman pense que seules les questions qui émergent du texte lui-même (les questions internes) sont intéressantes. Ce sont les questions que le texte lui-même pose et non les questions qui nous dérangent (les questions externes). Un bon exemple de question externe est le cas suivant : dans le Livre de Jonas, on raconte que ce dernier est resté trois jours dans le ventre d’un poisson. On pourrait se demander comment cela est possible de rester trois jours et trois nuits sans boire ni manger ; mais ce serait une question externe. Car le texte ne présente pas cela comme un fait extraordinaire et se situe dans un univers de miracles.
Pour analyser les textes, rav Fohrman étudie à la fois les structures et les mots. Lorsqu’un auteur écrit un texte, la structure qu’il lui donne est porteuse de sens, autant que les mots eux-mêmes. Ceci est aussi vrai pour la Tora. Cela signifie que si l’on veut vraiment comprendre ce qu’un texte dit, il faut comprendre à la fois sa structure interne – comment il est composé – et sa structure externe – comment il s’insère avec les autres textes qui l’entourent. Il existe une structure de texte que rav Fohrman affectionne particulièrement. Il s’agit du chiasme ou atbach (אתבש) . C’est une technique littéraire consistant à écrire un texte en mettant face à face le premier élément avec le dernier, le deuxième avec l’avant-dernier et ainsi de suite. Cela peut paraître ésotérique mais quand on se familiarise avec cette technique, on se rend compte que la Tora l’utilise sans cesse. Quel est l’intérêt d’une telle construction ? D’abord, il s’agit d’une technique à la fois économique et très puissante. C’est une manière de donner au texte la capacité de s’auto-commenter. Deux éléments mis face à face s’éclaireront mutuellement. Ensuite, elle permet de définir l’objet central d’un passage de la Tora. L’élément central d’un texte écrit en atbach correspond à l’élément principal de la narration, peut-être même au message que le texte veut faire passer. En résumé, dans l’atbach, c’est la Tora qui s’auto-commente et qui indique elle-même le centre de gravité du texte.
Quant à l’étude des mots, rav Fohrman utilise l’intertextualité. Il s’agit d’une analyse sémantique comparée de deux textes. Elle consiste à répondre à la question : « Où, dans la Bible, a-t-on déjà vu ces mots ou ces expressions ? » Chaque fois que l’on retrouve un mot ou une expression commune à deux passages, cela constitue une connexion. Si les connexions sont nombreuses, cela dépasse la simple coïncidence et montre que les textes doivent être mis en relation. Si deux histoires sont liées textuellement, c’est que chacune d’elles donne un éclairage et un angle de compréhension nouveau à la seconde. L’une permet de mieux comprendre la seconde.
Ces techniques, quand elles sont combinées, décuplent leur puissance et aident à parvenir à une compréhension profonde des textes.
Pourriez-vous donner à nos lecteurs un exemple précis permettant de comprendre la manière dont le rav Fohrman nous invite à appréhender le texte de la Tora ?
J’aimerais vous donner l’exemple qui a éveillé en moi le désir de mieux connaître rav Fohrman et qui montre comment il dépasse l’ « effet berceuse ». On connaît tous l’histoire du serpent qui incite Eve à manger du fruit de l’arbre défendu. Pourtant, cette histoire, si on la relit avec des yeux adultes, soulève de nombreuses questions. En voici quelques-unes : Quelle est la nature de cet arbre interdit ? Quel est son nom ? Il s’agit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; On peut donc supposer qu’il procure à celui qui en consomme la connaissance du bien et du mal. Soit. Mais n’est-ce pas une bonne chose d’être capable de discerner le bien du mal ? Bien sûr que si ! Imaginez un homme normal à tous points de vue, marié et père de famille, possédant un travail, une maison et deux voitures. Il a un seul petit problème : il ne sait pas distinguer le bien du mal. Voudriez-vous être le voisin de cet homme ? Non ! Pourquoi ? Parce que non seulement il est dangereux, mais pire, il n’est même pas conscient qu’en faisant du mal il fait du mal. Il pourrait tuer quelqu’un avec la même facilité que vous et moi tondons notre pelouse ! Ceci soulève une question : Dieu voulait-Il vraiment que nous ressemblions à cet homme ? Mais vous pourriez toujours me dire que cette question est externe et que peut-être que Dieu voulait que les hommes fussent sociopathes. Alors allons un peu plus loin dans l’analyse. Comment était l’homme avant de manger le fruit de l’arbre ? Il ne savait pas distinguer le bien du mal. Il ne savait donc pas qu’il était « mal » de manger de cet arbre. Comment se fait-il alors qu’Hachem le punisse après ? De quoi est-il responsable ? Il n’avait pas la capacité de savoir que c’était mal de manger ! Voilà ! Ça, c’est une vraie question interne, soulevée par le Texte.
Permettez-moi de vous donner un autre exemple marquant. Tout le monde connaît la Akeida, la ligature d’Isaac par Abraham (Genèse 22,1-14). Cet épisode est difficilement compréhensible : que Dieu cherchait-il à tester chez Abraham en lui demandant d’apporter son fils en sacrifice ? Un peu d’analyse de structure montre que ce texte est écrit en atbach. Vous voulez quelques exemples ? Au début, Abraham est appelé par Dieu et il répond : « Me voici ! » A la fin, c’est l’ange de Dieu qui l’appelle et Abraham répond de manière identique. En allant vers le centre, on aperçoit Isaac avec du bois attaché sur le dos. De l’autre côté du chiasme, on retrouve Isaac ligoté sur le bois. Bref, on arrive au centre, composé d’un dialogue entre Abraham et son fils. Isaac interpelle son père et lui dit : « Père. » Ce dernier répond : « Me voici, mon fils ! » Alors Isaac demande : « Voici le feu et le bois, mais où est l’agneau ? » Ce à quoi Abraham répond : « Dieu pourvoira l’agneau, mon fils. » Point. Saviez-vous que ce dialogue est le seul échange que nous connaissions entre Abraham et son fils dans toute la Tora ? Eh bien, voyez-vous, tout le test de la Akeida se trouve dans ce dialogue. Et en particulier au centre de ce dialogue, lorsque Abraham dit à Isaac : « Me voici, mon fils. » Quel défi Abraham a-t-il relevé en prononçant ces quelques mots ? Si cette question vous interpelle, c’est que vous êtes prêts à découvrir et à étudier avec rav Fohrman !
Merci pour cet entretien.
A lire ou à regarder :
Les Preuves d’Avraham (Editions Atbash, 2018)
Et Joseph fit un rêve (Editions Atbash, 2016)
Un Eléphant dans la pièce (Editions Lichma, 2014)
Vidéos pédagogiques en français sur le site alephbeta.fr
Transcriptions de cours en français sur le site ravfohrman.fr
Publié le 04/01/2019