Constate-t-on une baisse de la capacité à fournir des efforts dans les établissements scolaires, et notamment dans les écoles juives ? Et si oui, comment y remédier ?
Guil Zenou. Directeur du groupe scolaire Gan-Ami, jardin d’enfants -maternelle-primaire-secondaire (Marseille)
Les enseignants de votre établissement constatent-ils un rapport à l'effort plus difficile aujourd'hui (comparativement à la situation d'il y a quelques années) ? Les enseignants mais aussi les parents se plaignent en effet d'un rapport des enfants à l'effort généralement plus difficile aujourd’hui qu’hier. À mon sens, cette même question peut être transposée aux adultes, en réalité à notre société : nos modes de vie ont été transformés ces dernières décennies avec des progrès techniques et technologiques croissants impactant notre potentiel d'efforts. Ma grand-mère ne disposait guère d’une machine à laver ou d'un micro-ondes, alors qu'aujourd'hui des robots peuvent pétrir ou cuisiner à votre guise… Adolescent, je me rendais à la bibliothèque municipale pour mes recherches documentaires, il me fallait sélectionner des livres, sans être sûr qu'ils correspondent à mes besoins. Des heures de recherche/consultation, parfois infructueuses, vous l’aurez compris. Google est une bibliothèque immense avec une particularité : vous êtes sûrs de trouver les bons livres. Mais pas seulement : ils sont ouverts à la bonne page et inutile de vous déplacer... Tout cela fait que les efforts requis par notre vie au quotidien sont moindres. La valeur donnée aux choses a été également altérée : un verre d’eau puisée dans un puits a-t-il la même valeur qu’un verre d’eau recueillie grâce à un robinet de cuisine ? Alors oui, le rapport à l’effort est plus difficile aujourd’hui, il est surtout différent mais nous ne devons aucunement nous résigner. La culture de l’effort est une notion éducative fondamentale à cultiver par nous, parents : il nous faut sans cesse rappeler que l’effort est synonyme de succès. En échangeant avec mes élèves au sujet de leur travail, de leurs résultats et de leurs efforts, je fais référence au judaïsme qui, entre autres, prône : - Une régularité dans l’effort. Nos textes recommandent la constance : se fixer un temps quotidien pour l’étude, qui sera ainsi mieux assimilée. - Le fait que « ce n’est ni la quantité ni même la qualité qui comptent, mais l’intensité avec laquelle on étudie ». L’« intensité » correspond à l’effort, en tout cas à mes yeux…
On parle beaucoup de la baisse des exigences scolaires et du niveau des épreuves : est-elle le reflet (la cause ou la conséquence ?) d'une plus grande difficulté à exiger des élèves un effort plus soutenu, un travail plus approfondi ? Je ne vais pas trop me prononcer sur les programmes d’enseignement sinon pour rappeler qu’en quelques décennies ils ont connu de profonds changements, mais pas nécessairement sur le plan des exigences. L’élève a gagné quelque peu en liberté, l’enseignant en autonomie dans sa pratique pédagogique : doit-on considérer cela comme un inconvénient ? Pas sûr… Les programmes et donc les exigences restent fort ambitieux, je vous l’assure. Mais est-ce que les modes d’apprentissage sont toujours adaptés aux élèves du XXIe siècle ? C’est la question… Je pense en réalité que, sur ce sujet comme sur le précédent, il convient de porter un regard large : l’élève du XXIe siècle vit une époque singulière où le savoir est à portée de clavier. Il n’est pas pour autant moins inspiré, moins créatif, moins efficient… Les réformes de l’éducation qui se succèdent tant en France qu’ailleurs ne sont pas fortuites. On est en quête constante d’un modèle satisfaisant. |
Josée VAISBROT. Directrice de l’EJM (École juive moderne), écoles maternelle et primaire à Paris.
Vous et votre équipe, avez-vous le sentiment que les enfants ont plus de mal à « faire des efforts » qu’il y a quelques années et, si oui, que mettez-vous en œuvre pour leur communiquer « le goût de l’effort » ? Depuis quelques années, c’est vrai, on mesure davantage les effets d’un mode de vie consumériste sur les élèves. Les nôtres viennent en partie de milieux favorisés où les choses sont aisées, où une nounou les aide, où ils « mettent les pieds sous la table », etc. Ce qui explique, chez certains enfants, une volonté que tout soit immédiat, facile et rapide. Mais notre projet d’établissement vise précisément à aller dans le sens contraire puisque tout est fait pour rendre l’enfant acteur. Lors des repas, par exemple, les enfants mettent la table et débarrassent. Durant les « conseils d’élèves » mensuels, qui réunissent les enfants délégués, ces derniers sont associés à la prise de décision (concernant les menus, par exemple) et responsabilisés (comme durant la crise sanitaire à propos des mesures à prendre). Bref, tout est fait pour limiter leur attitude de « consommateurs » peu propice à l’effort personnel. Il en va de même avec les parents, qui sont personnellement impliqués dans la vie de l’école et qui donnent de leur temps et de leur énergie. Par exemple, 60% d’entre eux sont « parents protecteurs » et participent, de temps en temps, à la sécurité de l’école. Les parents doivent aussi, régulièrement, assurer le « dépose minute » devant l’établissement, c’est-à-dire aider les enfants à descendre de la voiture pour fluidifier la circulation. Une telle implication des parents comme des enfants, bien qu’exigeant des efforts, contribue à faire en sorte que chacun trouve sa place à l’EJM et ait le plaisir de contribuer au bien commun et à la réussite de tous. Dans le même esprit, nous pratiquons au primaire une « pédagogie de projets » qui mobilise les différentes disciplines. Par exemple, nous travaillons en ce moment sur l’héritage des familles et le lien intergénérationnel (qui a été mis à mal durant la pandémie). Ce projet, qui comprend de nombreuses activités transversales et qui fera l’objet d’un film documentaire, est une grande source de motivation pour les enfants et les enseignants. Or, quand on est motivé, on peut fournir un grand effort et une belle énergie avec enthousiasme et sans rechigner à la tâche. Il en va de même avec les sorties scolaires, au moins une par mois, qui aiguisent la curiosité des enfants et leur donnent envie d’aller chercher, partout où c’est possible, de quoi se nourrir intellectuellement.
Sur le plan purement scolaire, comment faites-vous pour cultiver le plaisir du travail, l’attention et la détermination des élèves ? Faites-vous une différence entre l’enseignement général et l’enseignement juif ? Les professeurs font tout pour que l’élève soit au cœur de son apprentissage. Par exemple, quand l’enfant fait une erreur, en mathématiques, en français, etc., l’enseignant entoure la faute mais c’est à l’élève de trouver ce qui ne va pas et ce qui doit être amélioré. Cette « médiation des apprentissages » le pousse à chercher les réponses de manière autonome. Depuis quatre ans environ, conseillés par des neuropsychologues et divers spécialistes et inspirés par la méthode Montessori, nous privilégions l’expérimentation, la découverte par le corps et les sens, préalablement à l’acquisition de l’écriture et de savoirs abstraits (ce qui viendra plus tard). Et nous remarquons que cette approche progressive donne de meilleurs résultats une fois qu’on arrive à l’apprentissage de l’écriture et à des choses plus abstraites. Pour en revenir à votre question, je dirais donc que le respect du développement de l’enfant et notre volonté de trouver le bon rythme et le bon calendrier dans les apprentissages rendent ces derniers moins laborieux. Et, encore une fois, plus on est à l’aise avec un projet, une connaissance, un enseignement, plus on y met de l’énergie, sans ressentir de lassitude. Pour les matières juives, nous avons fait le choix de ne pas mettre de notes et de ne pas sanctionner d’éventuels retards ou manques de travail. L’enseignement juif se fait de façon beaucoup plus informelle. On pourrait croire que l’absence de notes est démotivante pour les élèves mais c’est exactement le contraire qui se produit : ils ont un intérêt accru pour les matières juives, l’étude des textes et la découverte des pratiques. Là encore, l’effort qu’ils fournissent est favorisé par une plus grande motivation. |
Rav Binyamin Mergui, professeur certifié de mathématiques, directeur des Institutions scolaires du Beth Loubavitch.
Les enseignants de votre établissement constatent-ils un rapport à l'effort plus difficile aujourd'hui, comparativement à la situation d'il y a quelques années ? On a souvent l’idée qu’il y a nécessairement « yéridat hadorot » (la décroissance des générations). Que les générations d’avant étaient plus sérieuses, plus cultivées, etc. que celles d’aujourd’hui. Que nous sommes des nains par rapport aux géants qu’ils étaient. Cependant nos sages nous rassurent en affirmant qu’au contraire nous sommes comparés à un nain mais sur les épaules d’un géant de sorte que nous voyons plus loin que ce dernier. Nous pouvons cultiver chez nos enfants les mêmes efforts, mais avec des moyens différents car les temps ont changé. Si nous savons nous adapter aux nouveaux standards des jeunes, nous pouvons certainement solliciter leur motivation, leur enthousiasme et donc leur effort.
On parle beaucoup, en France, de la baisse des exigences scolaires et du niveau des épreuves nationales. Est-elle selon vous le reflet ou la cause d'une plus grande difficulté à exiger des élèves un effort plus soutenu ? La baisse des exigences scolaires dans certaines matières n’est pas due au manque d’efforts des élèves mais à la multiplication des compétences qu’on veut leur faire acquérir. Si on ajoute de l’informatique, de nouvelles spécialités, des travaux pratiques, il est clair que les programmes doivent en tenir compte. Le baccalauréat français qui a réduit ses exigences s’est simplement aligné sur les normes européennes.
Faites-vous le même constat concernant les études de kodesh (matières juives) ? Encore une fois, tout est dans la motivation. Le combat est parfois inégal tant la pression de la civilisation est arrogante. Il faut plus de virtuosité mais c’est possible.
Pouvez-vous nous donner quelques enseignements issus de la ‘hassidout à propos de la notion d’effort ? On dit que la ‘hassidout a été pétrie dans deux choses : l’amour du prochain et le dépassement de soi (messirout néfech). L’amour conduit au dépassement de soi. Nous devons essayer de donner l’amour de la Tora, l’amour de notre peuple, l’amour d’Hachem à nos jeunes. Ils sauront alors se dépasser. D’autre part, il n’y a aucune valeur qui puisse être transmise durablement sans sim’ha, joie et enthousiasme. La joie est un outil indispensable pour amener nos enfants à l’adhésion, à l’effort. Toutes les occasions d’inspirer la sim’ha à nos élèves doivent être saisies. Et comme l’arme absolue de l’éducation est l’exemplarité, si nous, adultes, faisons des efforts enthousiastes, les enfants le constateront et s’en inspireront. |
Isaac Touitou, directeur du Lycée ORT Daniel Mayer de Montreuil – Directeur général adjoint d’ORT France
Les enseignants de l’ORT constatent-ils un rapport à l'effort plus difficile aujourd'hui, comparativement à la situation d'il y a quelques années ? Trouver les promotions d’élèves moins performantes que les précédentes est une constante, que ce soit du point de vue du niveau ou de celui de l’investissement. Indépendamment des faits objectifs, on a toujours tendance à idéaliser un peu les capacités des générations passées. Je pense pour ma part que les élèves d’aujourd’hui développent des compétences et des aptitudes différentes des attentes d’autrefois qui rendent les comparaisons difficiles. Il n'en demeure pas moins que les deux dernières années, du fait de la pandémie, ont cassé quelque chose et on constate une perte d’endurance, d’entrain et de capacité à produire des efforts. Ceci étant, la notion d’effort « scolaire » ne peut et ne doit se résumer au fait de faire ses devoirs ou de participer en classe. Nous avons des élèves qui font preuve d’un engagement remarquable. Ils sont parfois éprouvés, personnellement ou dans leur famille, et font d’incroyables efforts pour être présents et pour surmonter leurs difficultés. Il faut donc prendre en considération l’effort dans l’ensemble des domaines. Les efforts sont parfois plus difficiles à accomplir et plus remarquables sur le plan personnel que sur le plan scolaire. Et, en la matière, je constate chez nos élèves des capacités étonnantes. C’est peut-être lié au contexte particulier de l’ORT puisque nous nous efforçons de comprendre et d’accompagner nos élèves de façon globale. Seul un accompagnement personnalisé qui prend en compte tous les aspects de la personne peut conduire à la réussite. Cette idée est au cœur de notre projet d’établissement et si l’on veut actionner le levier de l’effort scolaire, ce qui est essentiel, il faut prendre en compte de façon large la réalité de la vie de chaque élève.
Justement, comment faites-vous pour cultiver le plaisir du travail et la détermination ? La nature même de notre établissement d'enseignement général, professionnel, technologique et supérieur induit une relation de l’élève au travail qui est très particulière. L’apprentissage professionnel en atelier, par exemple, dans ce qu’il a de très concret et de très proche de la réalité, fait appel à d’autres compétences que celles qu’il faut déployer dans un apprentissage plus abstrait. L’élève met ce qu’il apprend en relation avec son bon sens et avec ses propres découvertes et expériences, capitalisées lors de ses stages notamment. En réalité, on peut avoir la même démarche pour l’enseignement général, en mathématiques ou en lettres. Quand un élève ne travaille pas, très souvent, c’est qu’il cache derrière son attitude des souffrances, des difficultés affectives, de santé, sociales ou familiales. Et donc, si l’élève est assidu et plutôt ponctuel, son seul attachement à l’école constitue déjà en soi un effort qu’il faut valoriser. On ne peut donc pas fonder toute notre appréciation de ses efforts sur le simple fait qu’il accomplisse ou non ses devoirs régulièrement.
Avez-vous malgré tout constaté une baisse des exigences scolaires ? La baisse des exigences est réelle et je suis très critique quant à la réforme du baccalauréat général et technologique qu’on a complètement dénaturé. Je trouve que la vision qui a été retenue a tendance à sous-estimer les élèves. Le contrôle continu est une bonne chose mais pourquoi renoncer à l’examen terminal dans sa forme « historique » ? Cette réforme nous éloigne de la culture de l’effort. L’idée du grand oral est intéressante mais j’ai l’impression qu’on se satisfait de plus en plus de peu de choses. On peut aisément faire illusion durant un grand oral sans qu’il y ait en amont un véritable travail de fond. L’idée de développer le savoir-être et les « soft skills » est précieuse, mais il y a, en l’occurrence, des carences éducatives majeures à plusieurs niveaux dans notre société. Voilà un domaine dans lequel il me paraît essentiel d’exiger des jeunes de très gros efforts, c’est ce que nous nous employons à faire, dans notre établissement.
Y a-t-il à l’ORT un enseignement juif spécifique ? La question de l’effort y est-elle abordée ? L’enseignement juif revêt dans les établissements de l’ORT des formes très différentes. Néanmoins, il y a une constante : l’éveil à la réflexion. À Montreuil, nous travaillons par exemple sur les Maximes des Pères (Pirké Avot) à partir desquelles les élèves sont invités à réfléchir à leurs paroles et à leurs actes. Les élèves apprennent l’importance qu’il y a à être acteur de sa vie et engagé au sein de la société. Nous insistons donc essentiellement sur l’effort à apporter dans la relation à l’autre. Il est question notamment actuellement, dans notre société, de problèmes de harcèlement scolaire. Avant d’envisager des sanctions, nous insistons en premier lieu sur les façons d’éveiller un sentiment d’empathie pour l’autre. C’est donc toujours le même état d’esprit qui nous anime : nous nous demandons sans cesse ce que peut révéler un comportement donné. J’en reviens donc à la notion d’effort sur laquelle vous m’interrogez : il faut être très prudent car on ne connaît jamais véritablement la nature et l’intensité des efforts accomplis par les élèves qui nous sont confiés. Il me paraît essentiel de ne plus juger les efforts fournis à la lumière seule des résultats scolaires. Un élève qui n’a pas une vie facile fait déjà montre d’un très bel effort par sa présence même à l’école. |
Publié le 10/05/2022