Numéro 15 - Retour au sommaire

Eloge de l'effort

Ecrit par Entretien avec JD NASIO

Docteur Nasio, on entend souvent dire que notre génération a moins le « goût de l’effort » que les précédentes. Partagez-vous cette réflexion ?

Tout d’abord, je suis très content de répondre aux questions de L’éclaireur et de contribuer à cette revue de pensée juive car, bien que n’étant pas juif moi-même, je pense qu’une grande partie de ce que je vais vous dire s’inscrit dans l’esprit de la Tora.

Avant tout, il faut définir l’effort. L’effort est une action, une activité, l’« agir » d’un être conscient cherchant à résoudre une difficulté ou bien visant à vaincre une résistance pour atteindre un but voulu. Il s’agit donc d’employer sa force et son énergie pour surmonter cette résistance. Cette résistance peut être soit extérieure, venant de la réalité, soit intérieure, venant de soi. La première est un conflit avec la réalité, la seconde un conflit avec soi-même, un conflit entre plaisir et déplaisir. C’est ce qui m’arrive par exemple quand je suis en train de dormir, que le réveil sonne à 6 heures alors que j’ai envie de sommeiller encore un peu : à ce moment-là, ma conscience – le psychanalyste dirait mon surmoi – me rappelle ce que j’ai à faire : recevoir mes patients, finir d’écrire un livre, préparer cet entretien, tous les motifs qui vont me pousser à donner la priorité à l’effort de me lever et donc de vaincre une résistance interne réclamant le plaisir de continuer à dormir. Ajoutons qu’il existe deux types d’effort selon la nature de l’activité : l’effort physique et l’effort intellectuel. En outre, si nous pensons au ressenti, l’effort peut être pénible ou joyeux. Le premier type, l’effort pénible, semble interminable et infructueux ; il est vécu avec douleur et doit se répéter avec insistance de façon ardue. Le second, l’effort joyeux, exige une forte dépense d’énergie mais qui n’est pas vécue douloureusement ; les choses semblant au contraire fluides et fructueuses. Une fois l’acte accompli, l’effort, qu’il soit pénible ou joyeux, entraîne toujours une satisfaction. C’est pourquoi je tiens à faire l’éloge de l’effort et à vous dire qu’un acte accompli sans effort est un acte sans valeur. C’est l’effort qui imprime à l’acte sa valeur.

Pourquoi glorifier l’effort ? Pourquoi la vertu est-elle toute dans l’effort ? Pourquoi n’y a-t-il pas de création sans effort ? Certes, je me sens valorisé d’avoir surmonté une résistance. Mais cette réponse n’est pas suffisante. Si je me sens meilleur grâce à l’effort, c’est parce qu’au moment où je mobilise toutes mes forces je ne me sens pas tout-puissant, au contraire, je me sens humble face à l’adversité. Or me sentir humble stimule mon désir de me dépasser et confirme ma condition d’humain inférieur à Dieu. L’effort m’oblige à reconnaître que je ne suis qu’un homme. C’est cette réflexion sur l’humilité inhérente à l’effort, humilité stimulante, qui nous rappelle les enseignements de la Tora. L’effort nous fait prendre conscience de nos limites humaines et nous donne envie d’aller toujours plus loin et de devenir meilleur. L’effort est une chance qui nous permet de nous hausser au-dessus de nous-mêmes. En un mot, l’éloge de l’effort n’est rien d’autre que l’éloge de l’humilité. Laissez-moi vous lire un passage de mon dernier livre, Tout le monde peut-il tomber en dépression ? (éd. Payot), qui concerne la question que vous me posez : « Je voudrais vous parler de mon métier de psychanalyste. Nous savons que le travail est un excellent remède pour éviter la dépression. Chaque fois que je donne un rendez-vous à un patient, chaque fois que j’engage une cure, chaque fois que j’écris les premières lignes d’un texte, j’affirme sans m’en rendre compte la volonté de persévérer dans mon être, de continuer à être, de vouloir exister le plus possible et de développer au maximum mes potentialités. Cette poussée vers l’avant, ce désir de persévérer dans ce que je suis pour être mieux que je ne suis, cette volonté renouvelée chaque jour est mon idéal le plus cher. Aussi, je vous confierai que l’idéal qui me guide n’est pas tant d’atteindre un objectif que d’avoir la ténacité pour l’atteindre, d’avoir la force d’accomplir ce que je dois accomplir. Incontestablement, l’effort est plus précieux que l’œuvre achevée, car, grâce à l’effort, on savoure la joie intime de vaincre les résistances du quotidien et de se dépasser. Dirons-nous alors que notre pratique nous préserve de notre tristesse ? L’exercice de l’écoute que nous recommençons chaque matin est un apprentissage à être disponible sans penser que nous le sommes. En écoutant la plainte de mon patient, je laisse de côté mes propres tristesses, je m’oublie moi-même et, paradoxalement, je suis plus que jamais moi-même. »

Pour revenir à votre question, il est vrai que la vie moderne tend à nous épargner tant l’effort intellectuel que l’effort physique comme si elle était tout animée par la volonté de faire disparaître l’effort, comme si nous avions l’illusion que les objets pourraient venir à nous au lieu que nous allions vers eux. Tout nous serait dû et nous n’aurions qu’à attendre passivement. Cela concerne aussi bien les jeunes que les adultes. À l’échelle de la société, ce qu’on attend aujourd’hui c’est de travailler moins. Or les choses ne sont pas près de changer car la tendance à la facilité est profondément inscrite dans l’esprit de beaucoup d’entre nous.

 

Des parents ou des éducateurs peuvent-ils susciter le goût de l’effort à un enfant ou à un adolescent, ou est-ce une question de « personnalité » ?

Après vous avoir expliqué la richesse de l’effort, il importe en effet de se demander comment susciter le goût de l’effort chez les jeunes. Cette question n’est pas simple et je n’ai pas de réponse idéale. Dans le cas de l’éducation scolaire, pour prendre un exemple précis, il est certain que l’enseignement est souvent rebutant pour les élèves. Pourtant, rien ne peut être fait sans la volonté de l’enfant de saisir la connaissance, de l’élaborer et de la restituer. Ce sont là les trois temps essentiels de l’apprentissage : saisir, retenir et restituer. Pour certains, il y a une difficulté à chacune de ces trois étapes. D’autres saisiront sans retenir et d’autres encore arriveront à saisir et à retenir mais auront des difficultés à restituer. Cette dernière étape est sans doute la plus difficile des trois. Quand on a du mal à restituer, c’est que la saisie initiale n’a pas été bonne. Les bons élèves sont généralement ceux qui suivent bien le cours, qui sont attentifs. Un bon professeur parle avec beaucoup de clarté, en articulant distinctement et en faisant preuve d’une éloquence qui aidera à capter l’attention de l’élève, ce qui permettra la saisie de la connaissance, son élaboration et sa restitution future. Les difficultés de mémorisation résultent souvent d’un problème d’attention initiale au moment de la captation de l’enseignement. Donc comment faire pour susciter le goût de l’effort face à une tâche ? Je n’ai que trois méthodes à vous recommander.

La première, c’est de ne jamais affronter le jeune en exigeant cet effort. Il ne faut surtout pas dire : « Il faut que vous fassiez un effort. » Pire encore, il ne faut pas dire : « Si vous ne faites pas l’effort, vous n’aurez rien, vous ne réussirez rien. » Ma longue expérience avec les jeunes me conduit à dire que quand on déclare à un jeune : « Si tu ne fais pas cela, tu n’arriveras à rien », le jeune n’écoute que la seconde partie et se dit : « Je n’arriverai à rien. » Exiger du jeune un sursaut, le menacer, le piquer au vif, cela ne marche pas et, au contraire, c’est une erreur que font beaucoup de parents ; cela décourage l’enfant et lui ôte l’estime de soi. Le discours de la mère, que j’ai observé des centaines de fois, consistant à dire : « Si tu continues à ne pas travailler, tu n’arriveras à rien dans la vie » est compris ainsi par l’enfant : « Ma mère pense que je n’arriverai à rien dans la vie. » Le jeune vit le moment présent, il n’est pas sensible à ce qui concerne l’avenir. Il doit donc vivre dans le temps présent l’expérience de l’effort et le plaisir, par exemple, de lever la main en classe parce que, grâce à son effort d’attention, il connaît la réponse. Il entre ainsi dans un cercle vertueux : le plaisir d’avoir levé la main pour répondre lui donne envie de travailler davantage.

Deuxièmement : pour stimuler le goût de l’effort, l’adulte – parent, enseignant, éducateur, ami – doit se montrer intéressé, enthousiaste et passionné par ce qu’il enseigne. Comme l’écrit si merveilleusement Victor Hugo : « Un homme persuadé persuade. » Et de même, un homme convaincu convainc, un homme passionné passionne. La curiosité du jeune et sa capacité à faire des efforts pour saisir un savoir sont totalement liées à la passion que met l’éducateur dans ce qu’il dit. Troisièmement, cette passion induit l’exemplarité. Si l’enseignant est passionné, il transmet à l’élève combien sa passion est le fruit de l’amour du savoir. Prenons l’exemple de notre interview : si je vous parle avec tant d’enthousiasme, c’est parce que j’ai pris beaucoup de plaisir à travailler pour cet entretien. La conviction avec laquelle je vous parle est à la mesure du temps passé à préparer cette rencontre pour L’éclaireur.

Ne pas forcer l’élève mais éveiller sa curiosité ; lui transmettre le savoir avec passion ; et enfin lui faire sentir notre plaisir de travailler, voilà donc les trois recommandations que je vous propose pour susciter chez nos jeunes le goût de l’effort. 

Publié le 03/05/2022


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