Numéro 15 - Retour au sommaire

De la flemme à la flamme

Ecrit par Philippe LEVY - Directeur de l'Action Jeunesse ( FSJU)

‘Havrouta express[1] 

Réunis en petits groupes autour du 15e verset du chapitre 2 de Béréchit (Adam vient d’être créé), les participants interrogent le texte puis le confrontent au commentaire de Rachi.[2]  

 

וַיִּקַּח יְהוָה אֱלֹהִים אֶת הָאָדָם וַיַּנִּחֵהוּ בְגַן עֵדֶן לְעָבְדָהּ וּלְשָׁמְרָהּ

L’Éternel-Dieu prit donc l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden

pour le cultiver et le garder

 

Homme objet ?

« L’Éternel-Dieu prit l’Homme et l’établit… » D’emblée, tous sont intrigués par l’usage des verbes vayika’h (« prendre ») et léania’h (« poser »), avec un sentiment de contraste saisissant entre la position et l’imposition. Beaucoup relèvent le caractère désincarné de cet acte qui place l’Homme comme un pion dans cet échiquier bien ordonnancé du Gan Éden.

Oren G. « L’Homme ne serait-il donc qu’une simple marionnette pour être pris, puis posé ? »

Nathanaël G. « Vayani’héou : cela affirme plus le côté objectal (« poser »). Ce sont des mots, même en hébreu moderne, qui renvoient effectivement à la préhension d’un objet (prendre un couteau par exemple) mais pas un être humain, sujet animé d’une pensée ! »

Sonia R. « Ce qui nous a frappés dans notre groupe, c’est l’impression d’imposer, d’obliger sa volonté, un acte autoritaire en quelque sorte. »

Sarah F. tempère : « Homme objet, peut-être parce que l’Homme vient d’être créé de la Terre. Hachem lui a à peine insufflé la vie : comme il aurait pris un arbre pour le planter, voulant l’acclimater dans ce nouvel environnement, et le faire grandir. »

Daphné A. « Sans le chosifier, je pense qu’on l’envisage ici dans sa globalité : son corps et son âme ; l’objet alors dénué de connotation péjorative ne serait-il pas le reflet d’une forme d’intégrité /intégralité ? »

 

Cultiver et garder (Léovda oulchomra)

D’emblée, on se demande pourquoi Dieu n’a pas fait un jardin « programmé » pour faire des fruits, autogéré :

Tamara S. « Pourquoi le jardin d’Éden devrait-il, en effet, être cultivé alors qu’il représente au départ une utopie, un endroit parfait ? Quel effort à faire pour garder, cultiver un tel endroit qui semble se suffire à lui-même ? »

Dan E., Débora D.  « l’Homme était-il, en effet, obligé de travailler pour exister et grandir, anoblir son statut d’objet et passer à celui de sujet agissant ? »

Eden H. « ‘’Garder’’ n’est-il pas à entendre dans les deux acceptions, à savoir ‘’conserver dans un état’’ (préserver) mais aussi ‘’protéger contre des modifications, l’extérieur’’ ? »

Karen A.  léovda (cultiver la terre) vient de la racine laavod, « travailler », qui donne aussi éved, l’esclave.

Nathanaël G. précise que le terme avoda (travail) est consubstantiellement lié au travail de la terre. « C’était pour mémoire la punition de Caïn », rappelle-t-il.

Karen A. : « D’ailleurs, le travail est-il vraiment une malédiction quand on pense à la femme qui connaît cette période dite de travail, certes dans la douleur, mais qui nous fait réfléchir, car il s’agit d’une étape vers la délivrance, la naissance de l’enfant et donc la vie ! »

Mendy M. relève une contradiction entre ‘’léovda’’ (au sens où on s’adapte à son entourage, on le protège) et ‘’léchomra’’ (on protège de son entourage).

Yonathan G. note, quant à lui, une certaine tension dans le lien qu’entretient Hachem avec l’Homme : les deux verbes dont Dieu est le sujet vayika’h (‘’il a pris’’ au sens presque brutal) / vayani’héou (poser de façon délicate).

Sarah F.  « Sans jeu de mots, le travail au sens de l’effort porte ses fruits. Mériter le jardin d’Éden, c’est être acteur de ce jardin, et par extension de notre monde. »

Jonas B.  « Dans une sorte de contrat social, Dieu te fait un cadeau, mais à toi de le « garder » (chomer /le préserver), le chérir pour garder l’Homme dans une relation (de confiance) à Dieu. »

 

Garder le jardin ?

Que penser de l’opposition entre « cultiver » et « garder » : y a-t-il une dissonance entre les deux ordres ?

Daphné A.  « L’Homme est ainsi obligé de travailler pour grandir : l’homme s’émancipe en devenant un sujet agissant ! »

Tamara S.  « Dieu ne cultive-t-il pas l’Homme, lui apprenant à se garder et à se cultiver lui-même ? (Jardin intérieur, estime de soi par le truchement de l’action).

 

Au regard du commentaire de Rachi :

« Il le prit avec des paroles de douceur pour le persuader d’entrer dans le Gan Éden »

 

Mais pourquoi persuader Adam ? Aurait-il eu un a priori négatif sur le Gan Éden ? Oui, parce qu’il n’y aurait dans ce jardin paradisiaque aucun travail à fournir.

Eden B.  « Je décèle une peur chez l’Homme ne pas se sentir utile. » Selon elle, l’Homme, par nature, vit à travers le travail. « Il a besoin de récolter ce qu’il a semé ; il ne trouve pas juste de recevoir sans avoir rien fourni… et encore moins à la sueur de son front. »

Yonathan G.  « Qu’est-ce qui dérange Rachi pour qu’il ait besoin de citer le midrash se rapportant au terme ‘’vayika’h’’ et en quoi l’explication de Rachi répondrait-elle à son problème ? Je pense que ce que veut dire Rachi, avec tout mon respect, c’est qu’Hachem a pris l’Homme de manière trop forte, en lui intimant de garder le Gan Éden. Autrement dit, en extrapolant sur notre sujet autour du goût de l’effort, il convient de ne pas être trop péremptoire dans l’effort que l’on demande. Cette relation avec l’autre, ici de Dieu à l’Homme, et dans notre contexte : l’adulte à l’enfant, doit être formulée de façon plus accompagnatrice, plus participative. »

Philippe L.  « Donner un challenge aux jeunes, les garder motivés, leur donner des responsabilités, les ‘’ garder‘’ engagés et pas simplement ‘’consommateurs’’ (comme le serait Adam dans le Gan Éden), mais bel et bien acteurs, garants et maillons d’un héritage à conserver, à perpétuer, à fructifier. N’est-ce pas une transition rêvée pour parler de transmission et de posture de l’éducateur pour éveiller l’enfant à cet effort et se faire son accompagnateur ? »

 

Retour d’expérience

Le deuxième temps de l’échange a permis aux éducateurs de partager leurs constats, de façon aussi empirique - à partir de leur vécu sur le terrain - que sociologique, en évoquant les grands traits de la nouvelle génération, en prise avec les réseaux sociaux, dont l’attention s’émousse, et qui fait face au changement de paradigme du travail dans nos sociétés modernes.

Oren G. interpelle le panel rassemblé en plénière : « On entend souvent dire que les jeunes d’aujourd’hui (qui passent beaucoup de temps face aux écrans) ont moins le ‘’goût de l’effort ‘’ que leurs aînés. Partagez-vous ce constat ? »

 

Dans l’instinct et dans l’instant : ‘’génération zap’’

Les participants entendent d’emblée ne pas verser dans un couplet décadentiste et moralisateur, conscients de la persistance de certains stéréotypes générationnels qu’ils projetteraient, en tant qu’adultes, sur la jeunesse d’aujourd’hui : « ‘’De mon temps, c’était mieux avant’’ ; ‘’on ne rechignait pas à aller bosser’’… autant de poncifs inadmissibles pour un éducateur ! » (Yonathan G. et Nathan G.), et sont, au gré des débats, capables de nuances qui déconstruisent le travail comme le Graal absolu de nos sociétés modernes.

Il n’en reste pas moins qu’ils constatent chez les jeunes qu’ils côtoient une résistance au fait d’entrer dans la vie active, et donc dans l’âge adulte, c’est-à-dire une difficulté à « trouver le courage de vivre dans un monde incertain sans rien céder au désespoir », comme le dit la philosophe Susan Neiman[3], étape synonyme de fortes responsabilités, de devoirs liés au contrat de travail, et d’efforts inscrits dans le temps. En contrechamp, la crainte de ne pas décrocher un emploi inquiète toute une classe d’âge, les étudiants en tête, qui redoute le chômage.

La société de consommation, une éducation laxiste, l’hédonisme ambiant, le fast and clic, l’actu qui tel un clou chasse l’autre, le temps record passé sur les écrans (entre 1 700 heures pour un écolier de cours moyen et 2 400 heures pour un lycéen du secondaire, soit 2,5 années scolaires[4]), etc., tous ces maux accentueraient la « flemme » d’une génération qui goûte peu la contrainte, qui plus est dans un courant d’accélération sociétale qui démobilise même les plus vaillants des parents, qui s’estiment dépassés par les nouveaux médias auxquels sont addicts leurs enfants, « et des éducateurs qui font les choses à la place des jeunes pour suppléer, dans l’organisation d’une activité, par exemple » (Sarah F.). Pas simple, dès lors, de leur faire toucher du doigt cette notion de « temps long », d’effort, qui porte ses fruits à force de travail, de discipline personnelle et de concentration, alors qu’en un clic ils accèdent à une information, fût-elle partielle et parcellaire, à un bien sur Amazon, ou qui zappent d’une série à une autre sur Netflix. Ubérisation de la société de consommation qu’ils sont pourtant les premiers à critiquer.

« C’est sans compter le manque de continuité dans la réalisation d’une tâche. Ils ne peuvent tenir sur une chaise plus d’une heure à l’école », ajoute Yaël A., directrice du centre aéré du CCJ 94 et mère confrontée au « zapping » permanent des préados et à cet effritement de l’attention qui semble irréversible.

Tamara S.  « Tout va trop vite et cela déteint sur les jeunes, réputés volatiles, qui peuvent donner l’impression, au travail, d’être moins consciencieux et rigoureux que leurs aînés. »

Beaucoup d’études neuroscientifiques vantent la plasticité neuronale et le potentiel multitâche des préados notamment, qui ne doivent pas inquiéter les parents. Mais rien n’y fait, « nos jeunes sont dans l’instant et dans l’instinct » (P. Lévy) et il leur est difficile de conscientiser qu’au bout de l’effort se trouvent la gratitude, la satisfaction de soi et d’autrui (parents, professeurs, managers…).

Sonia R.  « Ce qui [leur] manque, c’est la patience ! ils ne persévèrent pas, sont dans une forme d’instantanéité, de ‘’prémâché’’, de peur d’un raté (…) Or l’échec est bénéfique ! Entre besoin de satisfaction immédiat et caprice, l’enfant-roi du XXIe siècle, conforté par des parents qui hésitent à sévir dans une société qui, à juste titre, punit la brimade mais dissuade la remontrance, va au-devant, selon moi, de bien des déconvenues, s’il ne comprend pas que le chemin n’est pas tout balisé et qu’il y a des obstacles à surmonter. »

 

Travail : aliénation ou émancipation ?

Cette question aux accents marxistes sur la perception du travail, qui asservit ou libère, agite les participants. Ils voient dans leur propre travail, au sein du secteur associatif, une vocation autant qu’un tribut payé de retour lorsqu’ils parviennent à recueillir les fruits de leur investissement éducatif auprès des jeunes fréquentant leurs structures qui, à leur contact, grandissent, s’épanouissent et deviennent des Juifs accomplis dans la Cité.

Pour certains, ce ‘’sacerdoce’’, car il n’est pas toujours aisé de distinguer la part militante de l’implication professionnelle, intimiderait presque les postulants à la relève. « On veut leur renvoyer une image valorisante de notre fonction mais elle est, à leurs yeux, souvent corrélée à des horaires impossibles, à des soirées qui s’éternisent et à de nombreux week-ends de présence » (Débora D.), alors que de nombreux jeunes souhaitent trouver un travail qui ne soit pas trop chronophage et leur permette de préserver leur bien-être ou leur future vie de famille. »

Dans leur environnement, certains des participants se retrouvent donc en butte à un public qui ne retient qu’une approche abrutissante du travail, assimilé à un labeur[5], un désenchantement, aspirant à l’utopie d’un travail libéré[6] ou pronostiquant même la « fin du travail », mythe postmoderne réactivé par les fantasmes transhumanistes[7] où l’intelligence artificielle se substituerait à l’Homme.

Beaucoup, désormais, veulent « réussir leur vie » et pas nécessairement « dans la vie », estime avec consensus le groupe qui raconte que bon nombre d’animateurs ou de directeurs de colos quittent, avec regret, le monde de l’animation socio-culturelle et des mouvements de jeunesse, modèle de cohésion et d’un management différent de l’enseignement formel et de l’entreprise, vue comme un ‘’bagne’’.

« Notre génération veut être épanouie, trouver un travail plaisant, un ‘’kiff ‘’ même, un job qui ne nous asservisse pas ! Les injonctions du type ‘’Tu seras médecin, mon/ma fils/fille !’’ projetées par les parents sur les enfants ont sans doute fait long feu », témoigne Inès F., 21 ans, qui se sent concernée.

Oren G.  « Il faut dire en plus que la crise est passée par là ; elle a rebattu les cartes et pu montrer l’envers d’un travail dégradé, peu reconnu, ou sacrificiel (allusion tant aux ‘’premiers de corvée’’ pendant la crise, qu’au burn-out des cadres soumis aux pressions des objectifs, NDLR). Nos jeunes ne veulent plus s’éreinter à la tâche. Soit ils ont vu leurs aînés trimer pour une faible reconnaissance, voire un déclassement, soit ils estiment que le travail ne conduit pas toujours au sens qu’ils entrevoient dans leur engagement au sein des mouvements de jeunesse. Bref, pour reprendre un slogan : ils ne veulent pas ‘’travailler plus’’ mais travailler mieux ! »

Dans l’ensemble, malgré le fait qu’ils fréquentent des jeunes animateurs engagés, par nature militants, donc motivés et volontaristes, ils convergent sur la pente d’une passivité générale qui ne correspond pas à leur standard. « Sans doute daté », s’exclame Daniel B., qui ne voit pas s’installer pour autant une forme d’oblomovisme.

« Si nos jeunes paraissent moins prompts à l’effort, moins endurants, ils ont un investissement sélectif et peuvent se ‘’défoncer‘’ pour une cause solidaire ou un projet qui les galvaniseC’est alors à nous de jouer pour entretenir cette ardeur et cette a’hdout (unité) ! » (Lire plus loin « Les jeunes, nos solutions »).

Daphné A.  « C’est certain, l’aiguillon de l’effort tient aux ressorts de la motivation. S’ils n’ont pas d’affinités, ils y vont à reculons et traînent la patte (…) Sans tomber dans des généralités, les jeunes consomment à la carte, ne s’embarrassent plus trop des usages professionnels encore trop calqués sur l’exigence de présentéisme. Ils savent qu’ils ne resteront pas comme leurs parents toute leur vie dans une boîte ! L’’’agilité’’ est le maître mot du moment, mais on peut se demander si elle ne produit pas une forme de désinvolture, du moins une versatilité qui les fait reculer devant les efforts à fournir… »

Philippe L.  « Dans le même temps, pourquoi s’acharneraient-ils à rester dans un écosystème qui les rebute ?  Le phénomène de ‘’brown out’, dont parlent beaucoup les médias, traduit pour une bonne partie des ‘’boomers’’ que nous sommes (sourire) un ras-le-bol des ‘’bullshit jobs’’ (‘’jobs à la con’’)[8] et le télétravail, induit par la crise sanitaire, reflète un eldorado qui séduit de plus en plus de jeunes diplômés qui se voient à Phuket en bord de plage, via leur bureau nomade, échapper aux bourreaux de travail de la capitale anxiogène. »

La recherche de sens est donc bien au cœur de cette génération de millennials, cadres militants, qui lorgnent du côté du secteur non marchand (ONG, entreprises du Care, de l’économie sociale et solidaire…) pour faire rimer « effort » et « épanouissement » et mesurer tangiblement l’impact de leur intervention.

 

« Les jeunes, nos solutions » : accompagner !

En conclusion, les participants, interrogés sur leurs méthodes actives pour susciter ce goût de l’effort, ont défendu le rôle déterminant du mouvement de jeunesse, en relais des parents et de l’enseignement formel. Un véritable plaidoyer de « l’école de la vie » qui prend l’enfant par la main et le met sur son chemin !

 

Le but, c’est le chemin !

Mais alors, comment leur donner le goût de l’effort ? « Par un travail sur soi, pardi ! Par l’implication du modèle positif [9], l’exemplarité de ceux qui se bougent et illustrent par leur engagement quotidien une constance et même une opiniâtreté ! » (Michael B.). Et Daniel B. de compléter : « En leur donnant de l’autonomie, quitte à ce qu’ils se plantent. C’est ainsi qu’ils se débrouillent et qu’ils verront le cheminement critique d’un projet ! En s’impliquant, ils s’appliqueront ! »

Dans cette pédagogie de l’effort par mimétisme et refus de l’infantilisation, les éducateurs ouvrent la voie, montrent ainsi la dynamique vertueuse d’une trajectoire à parcourir, les paliers successifs qui conduisent à la satisfaction personnelle, à la reconnaissance des pairs et des référents. « Le but, c’est le chemin ! » résume Jonas B.

Sonia R. file la métaphore : « Nos randos, qui demandent une endurance physique et mentale, sont à elles seules des moments de pédagogie active ! On encourage ceux qui faiblissent et on demande aux plus endurants de venir les soutenir ! Même si, je l’avoue, par souci de sécurité et la pression des parents, nous prenons des chemins de plus en plus balisés qui sapent le travail d’orientation préparatoire des jeunes marcheurs. »  

« Si on met l’enfant sur les rails de la réussite, l’enfant se rend compte qu’il récolte les fruits de son travail. À l’instar des E.E.I.F., nous faisons des explos, et c’est à chaque fois l’activité préférée de nos jeunes en colo. L’été dernier, c’était sous la pluie, nos petits citadins ont avalé des kilomètres et, au bout du compte, ils ont adoré faire ces efforts, parce que nous les avons autonomisés, encouragés, et impliqués à chaque étape du parcours ! » raconte Yonathan G.. Oren G. surenchérit : « Quand on fait monter nos jeunes à Massada, en Israël, dès 4 heures du matin, ils râlent dans la montée… et quand, au sommet, ils voient le soleil se lever, ils sont récompensés de leurs efforts. Mais, tout du long, nous chantions et les motivions à faire une marche de plus, à aider ceux en difficulté. C’est notre rôle ! »

« Tout ce travail d’éducateur, c’est justement d’accompagner l’enfant sur son chemin et ce n’est pas tant ‘’après l’effort, le réconfort’’, mais ‘’pendant l’effort, le réconfort !’’ : c’est le sens même de notre accompagnement !’’, explique Karen A.

Le goût de l’effort, c’est aussi transmettre l’envie de passer des étapes, mais surtout de ne pas en brûler. « Nous avons des jeunes très partants que l’on détecte très tôt et dont nous exalterons le potentiel, mais ils ne sont pas forcément légion », poursuit Sarah F., et Oren G. de préciser : « À l’image des aide-animateurs repérés pour leur envie de faire des colos, où de l’autre côté du miroir ils savent que se trouve la responsabilité des autres ; nous les coachons en formation interne pour les y amener. » Karen A. souscrit à cette approche de la savlanout (« patience » en hébreu) qui est l’un des piliers du mouvement scout où les rites de passage d’un statut à l’autre (du chef d’équipe au chef de camp) se font à l’aune d’une expérience progressive et convaincante, qui s’inscrit dans un cursus qui démontre les bienfaits de la persévérance. « Et c’est bien à l’éducateur de montrer le chemin ! » rappelle-t-elle dans l’étymologie même du terme madrikh (« guide » mais aussi « animateur »).

 

Décélérer pour mieux se reconnecter

Nouer un autre rapport au monde pour se reconnecter à autrui, réapprendre les vertus de la patience, mettre sur pause la frénésie ambiante dans cette quête perpétuelle de performance, comme le préconise depuis des années le sociologue allemand Hartmut Rosa[10], tout cela aurait une vertu cardinale. « Donner du temps au temps », ajoute Inès F., qui reprend, sans le savoir, le slogan mitterrandien. La coordinatrice du Kiosque Solidaire au sein de Passerelles - un service du FSJU qui met en relation des prestataires (aide à la personne) et des jeunes bénévoles avec des rescapés de la Shoah - mesure à quel point ces jeunes apprennent à ne pas se précipiter et à mener les missions (courses, soutien informatique, dépannage, etc.) « dans une minutie qui [les] surprend et un remarquable sens du travail bien fait ! ».

Sarah F. poursuit : « Pas de place non plus pour la précipitation ou l’interruption lorsqu’on fait circuler la parole dans un groupe, un cercle d’étude ou une veillée et qu’on leur apprend l’écoute active, c’est-à-dire accueillir les différences de points de vue : effort intellectuel indispensable dans leurs apprentissages et leur présence aux autres. »

Enfin, cette « slow attitude », vantée par le néo-management et qui ne s’apparente pas au « droit à la paresse[11]», mais plutôt à l’art de la nuance, du « faire mieux », pourrait bien inverser cette tendance court-termiste qui gagne toutes les couches de la société et mine souvent le débat politique. 

« Il faut aussi prendre le temps de dédramatiser auprès de la jeune génération des situations ou des enjeux dont ils se font une montagne par simple appréhension. N’oublions pas que beaucoup de combats ont été menés par leurs parents et grands-parents et que les jeunes héritent d’un monde plutôt pacifié, fruit de révoltes antérieures »,  

déclare Oren G.

 

Cultiver le jardin… de l’altruisme

À l’évidence, dès qu’un ado cultive une passion ou a le déclic de ce pour quoi il mobilise son énergie, il devient aux yeux de l’éducateur un individu à faire grandir. Il est souvent décelé pour sa prise d’initiatives, « son tempérament, son charisme, une envie d’aider, une capacité d’écoute, de l’empathie… autant de compétences comportementales tournées vers autrui, qu’il nous revient de flatter par le bénévolat, les actions caritatives, la Tsédaka… car le jeune veut être pris au sérieux et ressembler à son madrikh (animateur) solidaire » (Oren G. et Sabine A.).

Daniel B.  « Lorsqu’ils passent par nos filets (sourire), ceux de nos bogrim (animateurs) aguerris aux méthodes actives, nous les sensibilisons à ne pas produire de bitoul avoda (« travail vain ») mais plutôt une tâche utile qui porte ses fruits pour le kahal (communauté) - faisant allusion au verset commenté durant la ‘havrouta - , celui dont les efforts épanouissent l’enfant en lui faisant toucher du doigt une réalisation au bénéfice du collectif (…), la récompense de son investissement, immédiat ou à venir, fortifie alors son centre d’intérêt pour autrui. »

« En somme, et en cela je suis moins d’accord avec Inès qui parle de recherche de jobs plaisants, susciter la quête de sens qui donne à l’action et aux efforts inhérents un véritable supplément d’âme ! » ajoute Oren G.

 

 

De la flemme à la flamme : repenser l’accompagnement des jeunes

« De l’impatience à la passion, il n’y a souvent qu’un pas ! » commente Eden B., volontaire en Service civique FSJU auprès de la Coopération féminine, chargée du dispositif de lutte contre le décrochage scolaire en partenariat avec le CASIP. Tous les jours, les étudiants-enseignants qu’elle supervise et adresse aux familles défavorisées dont les enfants ont des difficultés scolaires, voire des troubles dys, lui rapportent les écueils évoqués précédemment : manque d’attention, agitation, dépréciation, fracture numérique les privant d’outils pour étudier correctement. « Nous proposons aux enseignants de ce soutien scolaire, le plus souvent diplômés BAFA, ou dotés d’une solide expérience en mouvement de jeunesse, une formation adaptée ainsi qu’une boîte à outils regorgeant de méthodes ludo-pédagogiques inspirées de l’éducation positive pour rendre l’élève acteur, et lui re-donner le goût d’apprendre et de progresser », précise-t-elle.

Dans le champ de l’informel, la posture est assurément différente des apprentissages conventionnels : être moteur, susciter l’intérêt de l’enfant, aiguiser ses leviers motivationnels, lui donner confiance en soi, l’éveiller au respect, attiser la petite flamme, déclencher « l’impulsion » qui le fera grandir, « réveiller des talents » sont des principes conducteurs inhérents au courant de l’éducation populaire, dont sont issus bon nombre de nos mouvements de jeunesse. Et si le but ultime était effectivement de rendre l’animateur inutile, du moins en position de veille, de parade, en favorisant la prise de responsabilité chez l’enfant, en lui permettant de se débrouiller par lui-même ?

 

C’est le sens de la conclusion de Karen A., rejointe par le panel des responsables éducatifs.

Foncièrement optimiste dans le pouvoir transformateur de l’éducateur, elle résume ainsi cette séquence d’échanges foisonnants : « Nous travaillons sur les savoir-être et le ‘’faire ensemble’’. Aux E.E.I.F., nous ne leur mâchons pas le travail. Les enfants montent leur tente, cuisinent, épluchent les carottes, car peut-être qu’à la maison ils ne les ont vues que râpées… C’est grâce à eux-mêmes qu’ils peuvent manger ! Cette contribution à l’effort collectif, entre pairs, accélère leur maturité, donne littéralement du cœur à l’ouvrage, fait des émules, les motive, grâce aux chefs d’équipe qui vont aller chercher les jeunes et abattre leurs résistances, leur apathie (…) C’est indéniablement la force des mouvements de jeunesse : les faire passer de la flemme à la flamme, si je puis dire, leur montrer le bien commun, et leur donner le goût, voire la passion de l’effort, du moins les mettre sur ce chemin. » 

 

 

 

 

[1] Dans cet article, les verbatim des participants sont reproduits en italique et entre guillemets.

[2] Ce verset et ses commentaires sont également évoqués plus haut dans l’article de Karen Allali, p. 10.

[3] Grandir. Éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise (éd. Premier Parallèle, 2021).

[4] Chiffres tirés de nombreuses études internationales rappelées dans l’essai de Michel Desmurget, docteur en neurosciences : « La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants » (éd. Seuil, 2019). L’auteur y fustige la consommation numérique aux effets nocifs (‘’écrans : poison lent’’) sur les apprentissages des élèves, et plus généralement sur la santé mentale des jeunes.

[5] Allusion à l’étymologie du terme « travail », du latin tripalium (instrument de torture).

[6] Lire les analyses de Dominique Méda, professeur de sociologie à Paris Dauphine-PSL : « Le travail. Une valeur en voie de disparition ? » (Champs essais Flammarion, 2010).

[7] Voir L’éclaireur n°5 sur le transhumanisme.

[8] Référence au livre de David Graeber : « Bullshit Jobs » (2018, éd. Les liens qui libèrent) démontrant que notre société moderne repose en grande partie sur l’aliénation de la majorité des employés de bureau.

[9] Voir l’enquête de L’éclaireur n°13 sur les modèles, menée conjointement avec le département Jeunesse du FSJU.

[10] En 2005, Hartmut Rosa a connu un succès critique et public avec son ouvrage traduit en quinze langues : « Accélération, une critique sociale du temps » et plus récemment : « Remède à l’accélération » (Champs essais Flammarion, 2021).

[11] Allusion au livre de Paul Lafargue, auteur du XIXe siècle, qui recommande à l’Homme de ne travailler que trois heures par jour et à « fainéanter ». 

Publié le 26/04/2022


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