Numéro 15 - Retour au sommaire

Nécessaire frustration

Ecrit par Entretien avec Aldo NAOURI

La tradition juive valorise la notion d’effort, enseignant que ce qui est obtenu facilement n’a pas de saveur. Aldo Naouri, que pensez-vous de cela, et plus particulièrement de l’éducation des jeunes aujourd’hui en matière d’effort ?

À la première question, je dirais que la tradition juive est très diplomate. Elle utilise la métaphore alimentaire qui parle à chacun. En effet, l’expérience démontre que ce qui est obtenu facilement n’a aucune saveur et peut être même catastrophique dans ses conséquences comme je le montrerai. Il n’y a pas d’autre moyen de susciter le goût de l’effort que de s’appuyer sur le fond de la nature humaine, par essence profondément égoïste et mue par le principe de plaisir. Aussi, pour susciter le goût de l’effort, encore faut-il éventuellement accepter de frustrer l’enfant. C’est la difficulté que rencontrent les parents d’aujourd’hui dont le souci est que leur enfant ne manque de rien. Frustrer l’enfant consiste à ne pas répondre systématiquement à ses sollicitations arbitraires, insistantes, profuses et immédiates. La frustration est la seule manière de donner le goût de l’effort. Elle enseigne au petit enfant que tout a une valeur et que pour avoir ce qu’il demande il doit « payer » pour l’obtenir et la monnaie avec laquelle il paie c’est l’effort.

 

Quid de l’effort dans l’éducation d’aujourd’hui, dans les relations parents-enfants ou au sein de la fratrie ?

Je pense que l’éducation d’aujourd’hui est une véritable catastrophe. Pour une raison simple c’est qu’à partir du moment où l’enfant est gâté, comblé et qu’il a tout « gratuitement » pourquoi voulez-vous qu’il se casse la tête à faire un effort et qu’il accomplisse une action qui lui coûte ? Je relèverai que l’enfant comblé ignore le manque. Il est qualifié en latin de incestus : de in privatif et de cestus, supin du verbe careo, « je manque ».  Ce qui en dit long sur la transgression de la Loi de l’espèce.

Interrogeons-nous sur la raison qui conduit aujourd’hui les enfants et les jeunes à n’avoir plus le goût de l’effort : il n’y en a qu’une seule. Jusqu’à une date récente que je situerais il y a soixante ou soixante-dix ans, il était convenu que les enfants devaient tout faire pour se faire aimer de leurs parents. Aujourd’hui, ce sont les parents qui visent à se faire aimer de leurs enfants. Pour cela, ils les gâtent, ils ne les éduquent plus, ils les séduisent toujours en les assurant de leur amour. On n’arrête pas de répéter à un enfant : « Je t’aime, je t’aime », alors même que cela devrait être rare et réservé au moment où l’enfant a suffisamment grandi et appris le goût de l’effort pour pouvoir l’entendre.

Le renversement de la situation qui était que l’enfant devait se faire aimer de ses parents a été un tour de force extraordinaire de la société de consommation pendant les Trente Glorieuses. À l’époque, si vous aviez besoin de telle ou telle chose ce n’était pas un problème, on vous le fournissait et il ne vous restait juste qu’à payer à crédit. Les gens se sont installés dans la position d’être asservis à leurs besoins. Et de fait le meilleur moyen de les convertir à cet état d’esprit a été de valoriser l’enfant et de le mettre au sommet de la pyramide familiale. L’enfant est devenu le moteur principal et efficient de la consommation.

La conséquence de tout cela, c’est que l’enfant ne fait plus d’effort car on lui signifie que tout lui est dû et qu’il n’a aucune raison de ne pas le croire. On a vu éclore la génération des enfants qui décident que « tout leur est dû ». Les gens qui pensent cela sont classés par les psychiatres comme des « pervers ». Comme le goût de l’effort est généré par la frustration, les individus qui adhèrent à l’effort sont fascinés par ceux qui estiment que tout leur est dû et on a là un prosélytisme de la perversion.

Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple historique : Mai 68, que je considère pour ma part comme un événement majeur des plus destructeurs du XXe siècle. Or, Mai 68, on l’oublie, a été précédé par le mouvement du 22 mars. Sur le campus universitaire de Nanterre, des jeunes étudiants, et parmi eux Cohn-Bendit, réclamaient le droit pour les garçons d’aller dans le pavillon des filles, et vice versa. Cet interdit a existé depuis toujours et depuis toujours il a été transgressé sans qu’il y ait jamais eu de sanctions. L’important, c’était qu’il y avait un interdit, une frustration. Le mouvement du 22 mars a demandé la suppression de cet interdit. Cette action a été le fait d’individus qui estimaient que tout leur était dû. Ces jeunes gens n’ont jamais été frustrés car leurs parents qui avaient mal vécu leur propre frustration avaient décidé que leurs enfants ne le seraient pas. Quand la névrose est très profonde, le parent cherche toujours à se réparer par un comportement contraire à celui qu’il a connu de ses parents et il va donc combler ses enfants.

L’une des conséquences immédiates et visibles de cet engrenage, c’est le niveau scolaire qui est devenu catastrophique. Les enseignants ont été contraints par des dispositifs sociétaux et administratifs à supprimer les notes et les classements, les redoublements et les punitions, l’apprentissage par cœur, etc.  Et quand l’enfant n’accroche pas, qu’il n’a pas envie de faire d’effort, l’enseignant ne reste pas pédagogue mais devient un « pseudo-psy ».

 Il faut voir l’extraordinaire efflorescence de rééducateurs de toute sorte. Quand je me suis installé en 1965, il n’y avait pas un seul orthophoniste dans le 13e arrondissement, une quinzaine tout au plus dans tout Paris et pas plus de psychologues. Aujourd’hui, il y en a pléthore et c’est bien le symptôme que l’on est dans le tonneau percé des Danaïdes... Pour ma part, en tant que pédiatre, j’ai beaucoup veillé à l’éducation des enfants et à la manière dont un certain nombre de règles devaient être mises en place. J’ai rencontré pas mal de résistance.

Quelles conséquences cela a-t-il eu pour la socialisation des enfants ?

Les parents séduisent plus qu’ils n’éduquent et l’environnement séduit aussi. Et les enfants sont éduqués par les parents et l’environnement. Pour la fratrie, la séduction génère la jalousie et la concurrence. « Et pourquoi pas moi ? » Surgit la réclamation du droit.

J’ai noté pendant les consultations que quand un enfant faisait des bêtises, il disait « j’ai le droit ». Pourquoi ? Car la mère, dans sa crainte de ne pas être aimée, ne lui a jamais dit « non, je ne veux pas » mais « non, tu n’as pas le droit ». La grande leçon que j’ai apprise et donnée à mes patients c’est : quoi que vous fassiez, vous êtes condamnés à être autant aimés qu’haïs. Vous êtes condamnés à être aimés car c’est sur l’identification à vous-même que votre enfant fabriquera son identité et à être haïs car cette haine le portera et lui permettra de prendre ses distances.

L’enfant est un être de pulsion dont Freud disait qu’il était un pervers polymorphe. La racine du racisme, par exemple, est dans l’enfance. Les enfants ne tempèrent rien, ils aiment et détestent démesurément. C’est précisément dans le contact qu’ils ont avec cette dimension-là qu’ils en arrivent à comprendre ce qu’est la place de l’autre. Mais si on passe son temps à ne pas prendre de mesures de rétorsion, quand il tombe dans l’excès, on ne l’aguerrit pas au motif qu’il ne faut pas qu’il souffre et donc on lui coupe les ailes.

J’ajoute à propos de la socialisation, que les enfants bien éduqués sont pris à partie, tyrannisés par les enfants mal éduqués qui sont des meneurs, des voyous.

Toutes les fois que l’on pose un interdit à un enfant, toutes les fois que l’on ne le satisfait pas, on l’humanise. Car l’humanité est sortie de la bestialité quand les hommes ont décidé de façon arbitraire qu’il n’y aurait plus de rapports sexuels entre proches (loi de l’interdit de l’inceste). Nous fonctionnons tous sous l’empire de cette loi et c’est de cette loi et de ses applications multiples que sont nés les progrès de l’humanité. Aujourd’hui, si notre pays va très mal dans tous les secteurs, c’est depuis que l’on a décidé qu’il n’y aurait plus d’interdits (« il est interdit d’interdire »).

 

Pensez-vous que le judaïsme propose une approche spécifique dans ce domaine ? Et pensez-vous que les familles juives françaises ont une attitude différente sur les questions que nous avons évoquées ?

Au début de mon exercice, quand j’avais une consultation avec une famille juive, je me réjouissais. À la fin de mon exercice en 2002, quand j’avais une famille juive, pour moi c’était le cauchemar ! J’ai beaucoup réfléchi à cette mutation, et j’ai fini par comprendre que les familles juives allaient en Israël pour les vacances et qu’elles s’inspiraient des modes d’éducation israéliens. Or, de mon point de vue, les enfants israéliens sont les plus mal élevés au monde. Néanmoins, la chance d’Israël c’est le service militaire qui est la plus grande machine à rééduquer. À ce moment-là, on remet les pendules à zéro. Hélas, en France nous n’avons plus de service militaire et donc point de moyen d’apporter un correctif à l’éducation.

Dans le judaïsme, je pense qu’il y a une spécificité c’est la bar mitsva, et je peux témoigner en qualité de pédiatre qu’il y a un avant et un après et qu’au lendemain de la bar mistva les jeunes ne sont plus les mêmes. Ce rituel adolescent est fondamental parce que l’enfant est présenté à la communauté et, à ce moment-là, il a la charge de son discours ; même si d’autres ont contribué à son écriture, c’est lui qui le dit. Et l’enfant se sent responsable devant l’assemblée des mots qu’il prononce. Ce rituel de passage devrait exister pour tous les enfants du monde. Il existe dans les tribus primitives, et cela introduit l’adolescent dans le monde adulte et tout d’un coup cela lui donne une gravité qu’il n’avait pas jusque-là.

Pour ma part j’ai vu des enfants presque « irrécupérables » et qui, appelés ce jour à la Tora, face à cette posture de responsabilité, ont changé de façon spectaculaire.

 

Quel regard portez-vous sur l’avenir ?

C’est un regard inquiet et qui ne date pas d’aujourd’hui. Voilà quarante ans à peu près que j’ai cessé d’intervenir comme j’aurais dû le faire car j’ai estimé qu’on avait atteint un point de non-retour. Je ne suis pas du tout optimiste et je ne vois pas du tout comment on pourrait s’en sortir. Sur l’éducation, j’ai écrit un livre en 2008 : Éduquer ses enfants, l’urgence aujourd’hui. Le tirage a été extraordinaire mais j’ai fait l’objet de critiques féroces et j’ai été traité de conservateur d’extrême droite, alors que le livre était entièrement fondé sur un discours scientifique. Le débat n’a pas été factuel, on a rabattu ma démonstration scientifique sur l’idéologie.

 

Quel message souhaiteriez-vous délivrer aux jeunes ou à leurs familles ?

Si vous voulez bien, je voudrais délivrer un message aux jeunes et aux familles qu’ils vont construire. Quand vous fonderez une famille, dites-vous que le couple que vous formerez doit toujours passer au premier plan dans votre existence quelle que soit la durée de cette famille.

N’établissez pas avec vos enfants des liens horizontaux, les relations avec vos enfants doivent être verticales. Ce sont vos enfants et vous, vous êtes leurs parents. Il n’est pas question de quêter leur amour. Ce sont à eux que revient le mouvement de quêter l’amour de votre part !

 

Publié le 19/04/2022


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