Claude Riveline, comment définir l’effort ?
L’effort est une réponse à quelque chose qui résiste et contre lequel, donc, on se bat. On se bat contre autrui, contre une situation donnée, contre ses propres faiblesses, contre sa paresse. Il y a une question qui est connexe à celle de l’effort, c’est celle de la liberté : je mesure ma liberté lorsque je me réveille le matin et que j’hésite, vu l’heure, à me lever ou à ne pas me lever. Là, j’ai un sentiment extrêmement vif de ma liberté. C’est que rien ne me contraint à me lever alors que je n’en ai pas vraiment envie et en même temps j’en ai l’idée. Pour me lever, je fais un effort. La résistance, en l’occurrence, s’exerce entièrement envers moi-même. Un effort c’est au fond ce qui nous habite lorsqu’il y a quelque chose qui résiste. Dans l’effort, il y a le déploiement d’une force qui veut vaincre une autre force. De quelle nature est cette autre force ? Cela peut être une force hostile, une force naturelle. Il peut aussi s’agir de sortir de quelque chose qui semblerait aller de soi. Bref, cela veut dire faire quelque chose d’autre qui n’est pas évident.
Quels personnages de la Bible incarnent l’effort ou l’opiniâtreté ?
Moïse est un exemple extraordinaire. Rien n’est naturel, rien n’est spontané, rien n’est facile dans les initiatives de Moïse. C’est un homme coléreux, parfois même violent et qui a eu des manifestations d’hostilité à l’égard de son environnement. Songez que lorsque les Hébreux ont eu des aventures sentimentales avec les filles de Midian, il y a eu 24 000 morts et Moïse n’intervint pas ! Devant le veau d’or et alors que Dieu veut anéantir le peuple et recommencer l’aventure avec Moïse seul, cette fois-ci ce dernier, au contraire, conteste Dieu et brise ensuite les Tables de la Loi alors même qu’elles avaient été écrites et gravées par Dieu. Les derniers mots de la Tora sont : לְעֵינֵי כָּל יִשְׂרָאֵל, « Aux yeux de tout Israël » (Deut. 34,12) et selon le commentaire de Rachi cette phrase fait allusion à la brisure des Tables aux yeux de tous, acte courageux que Dieu accepta.
Je crois que si la vie de Moïse a été une telle succession d’efforts c’est qu’au fond il ne voulait pas de cette mission. Il a refusé cinq fois avec toute sorte de prétextes et Dieu a fini par se mettre en colère, lui retirant la prêtrise qu’il a donnée à Aaron. Il ne voulait pas de cette mission car il était fondamentalement un Égyptien qui a passé quarante ans à la cour de Pharaon comme un prince de sang et comme petit-fils adoptif de Pharaon. Il est sorti de là en s’arrachant à son statut princier pour s’exposer à la peine de mort car il avait tué un Égyptien qui avait frappé un Hébreu. Il a donc volontairement renoncé à une situation confortable et facile, ce qui lui a demandé un immense effort. Par la suite il a toujours été à contre-courant par rapport au peuple hébreu. Et cette situation a duré pendant quarante ans.
On peut évoquer un autre personnage : le roi David qui s’est heurté à une montagne de difficultés et d’hostilité pour accéder au trône. Et encore, il n’y est pas tout à fait arrivé puisque seul son fils, le roi Salomon, a eu le droit de construire le Temple. David a été un poète exquis et on lui attribue les Psaumes. Ce fut aussi un formidable guerrier et, depuis la pierre qu’il a lancée dans le front de Goliath, sa vie a été une succession de batailles. On ne peut pas se lancer dans des guerres incessantes sans déployer d’immenses efforts et sans faire preuve de courage, de réflexion et de stratégie. Ce fut un homme constamment déchiré.
Alors que Moïse était un maître, David était un chef
Bien sûr, tous les autres héros bibliques ont eu le mérite d’avoir surmonté de terribles difficultés.
Quelle leçon peut-on tirer de ces exemples ?
Dans l’effort, il y a l’idée de continuité : un effort, on le maintient longtemps. Il faut ainsi distinguer Jonas de Moïse, en ce sens que Jonas s’est rebellé plus qu’il n’a mené d’actions dans la durée. L’effort est une résistance, une manifestation de liberté et si on résiste c’est qu’on n’est pas soumis à la force principale. L’effort c’est ce que l’on fait quand on renonce à fuir, quand on renonce à être paresseux mais cela veut dire aussi ne pas s’accepter comme on est et se transformer. Si l’on regarde de près, Moïse, en fait, n’est pas allé complètement jusqu’au bout puisqu’il a frappé le rocher à tort au bout de quarante ans (Nombres 20,11), comme il l’avait fait au début (Exode 17,6). Si Moïse n’est pas allé jusqu’à la transformation suprême de sa propre personne, c’est qu’il était l’esclave de sa mission et que tous ses efforts ont été tendus vers l’entrée en Canaan du peuple hébreu.
L’objectif de l’effort est la transformation de soi. La morale de l’effort c’est d’accepter de s’engager dans une histoire. Je vais vous raconter une anecdote personnelle. Alors que j’intervenais devant un auditoire d’Éclaireurs israélites, une jeune fille m’a dit : « Êtes-vous convaincu de l’immortalité de l’âme ? Et quelle preuve en avez-vous ? » Je lui ai dit que, pour moi, la preuve était mon petit-fils assis à côté d’elle. Quand je le vois étudier, prier, mettre les téfillin, je me dis que mon âme est passée dans la sienne. C’est mon immortalité. Comme être de chair et de sang, je mourrai comme tout le monde, mais j’ai une deuxième vie qui est celle de serviteur de Dieu et c’est ma liberté ; et pour cela, je dois vaincre ma paresse en faisant l’effort de me lever chaque matin. Et la vie du Juif est un effort continu et il accomplit cet effort en étant entouré d’une famille, en faisant comme sa communauté, en se confrontant aux textes. En étudiant, on contribue à faire advenir un monde meilleur. L’effort, donc, c’est le fait de ne pas accepter les forces spontanées en se laissant aller à obéir aux choses telles qu’elles sont.
Avons-nous dans nos textes des exemples à ne pas suivre, en la matière ?
Le peuple hébreu dans son ensemble a été tenté par la lâcheté de nombreuses fois… On en trouve bien des exemples dans le livre des Nombres/Bamidbar et notamment dans l’épisode de la manne quand les Hébreux se sont plaints et ont envisagé de retourner en Égypte. La traversée du désert fut un vrai effort que le peuple n’avait pas vraiment envie d’affronter. Il a été gravement puni puisque la génération du désert n’est pas arrivée en Terre promise.
On entend souvent dire que les jeunes d’aujourd’hui ont moins le goût de l’effort que leurs aînés. Partagez-vous cette réflexion ?
J’ai trois grands fils et dix petits-enfants mais je ne les fréquente pas de suffisamment près pour mesurer la façon dont ils abordent l’effort. Ce que je constate toutefois, c’est qu’ils font de grands efforts grâce auxquels ils sont brillants dans leurs études et brillants dans leur métier ; ils se donnent beaucoup de mal tout en étant des Juifs très pratiquants.
Ma philosophie comme père - et je vois que mes fils m’ont suivi dans cette voie -, c’est d’avoir traité mes propres enfants comme des adultes responsables, même dans leur petite enfance. Je me rappelle l’organisation d’une table ronde avec des parents d’élèves où, en tant que président d’association, j’avais invité un pédopsychiatre avec lequel j’avais préparé la réunion. Dans ce cadre, il m’a demandé de me définir comme père. Je lui ai dit : « Vous savez, docteur, je suis un Juif pratiquant qui a beaucoup étudié et je m’inspire de tout cela dans ma relation avec mes fils. Pour résumer : je leur disais, voilà les textes auxquels j’obéis, je vous les montre pour que vous puissiez choisir ceux qui vous conviennent le mieux. » À cela, il a réagi en disant que si tout le monde faisait comme moi, le métier de psychiatre disparaîtrait !
Pour vous répondre plus généralement, je pense que les adolescents d’autrefois, quand il n’y avait pas de télévision et d’écrans en tout genre, ne voyaient rien du monde. Ils ne savaient que ce qu’ils apprenaient à l’école et en famille. La vraie différence, c’est l’accès à l’information. Car il y a toujours eu des façons de se divertir ou de perdre du temps et on pouvait jadis gâcher son éducation avec des lectures frivoles ou des activités vaines en trop grand nombre. Il ne faut donc pas idéaliser le passé.
[1]Claude Riveline est ancien élève de l’École polytechnique, ingénieur général des mines honoraire, professeur et chercheur en sciences de gestion à l’École des mines de Paris où il a fondé dans les années 1960 le Centre de gestion scientifique. Il a été l’élève de Léon Askénazi (Manitou), de Théo Dreyfus, d’Émeric Deutsch et du rabbin Daniel Gottlieb. Plusieurs de ses conférences sont disponibles sur le site Akadem.
Publié le 12/04/2022