Le Créateur se repose-t-il ?
En lisant la Tora (Exode 20,10), on pourrait croire que le Créateur « se reposa » au sixième jour de son œuvre. Ce n’est pas la bonne lecture du verbeוינח associé à l’œuvre du Créateur dans ce verset des dix paroles données au Sinaï. C’est la première fois que nous risquons d’imaginer que le Créateur puisse avoir eu besoin de « repos » au sens commun du terme. Or, en vérifiant dans le récit de la Genèse (2, 1-3), nous nous rendons à l’évidence : les dix verbes décrivant l’action divine à l’entrée du premier chabbat du monde, excluent le champ sémantique du repos.
וַיְכֻלּוּ הַשָּׁמַיִם וְהָאָרֶץ, וְכָל-צְבָאָם. וַיְכַל אֱ-לֹהִים בַּיּוֹם הַשְּׁבִיעִי מְלַאכְתּוֹ אֲשֶׁר עָשָׂה וַיִּשְׁבֹּת בַּיּוֹם הַשְּׁבִיעִי מִכָּל מְלַאכְתּוֹ אֲשֶׁר עָשָׂה. וַיְבָרֶךְ אֱ-לֹהִים אֶת-יוֹם הַשְּׁבִיעִי וַיְקַדֵּשׁ אֹתוֹ כִּי בוֹ שָׁבַת מִכָּל-מְלַאכְתּוֹ, אֲשֶׁר בָּרָא אֱ-לֹהִים לַעֲשׂוֹת
“Ainsi furent achevés les cieux et la terre, avec tout ce qu'ils renferment. D. acheva le septième jour l’œuvre faite par lui; il cessa (de créer) le septième jour toute l’œuvre qu'il avait faite. D. bénit le septième jour, le sépara en l’élevant parce qu'en ce jour il cessa (de créer) toute l’œuvre qu'il avait créée ex nihilo, pour (que l’homme puisse la) parfaire.” (traduction personnelle).
Ces versets ne laissent aucune place à l’idée d’un Créateur se reposant de l’effort de création. Étant l’unique Créateur, il ne peut être « épuisé ». Il ne se repose pas, il crée l’abstention totale de travail.
Un monde volontairement inachevé
Le dernier verset cité (2,3) ajoute que l’univers créé ex nihilo est conçu comme perfectible : bara Elokim laassot ברא א-לקים לעשות : « Créé pour que l’homme puisse le parfaire ». Serait-ce l’introduction de l’effort proposé aux humains ?
Hachem ne crée pas le pain, mais les céréales, et l’olivier ne contient pas l’échelle pour atteindre les meilleures olives, celles de la cime.
Après la faute d’Adam, la Tora ne dit pas du tout que l’homme fut maudit (lui qui devra gagner son « pain à la sueur de son visage »). Seuls le serpent et la terre sont qualifiés de arour et aroura (« maudit(e) »). La malédiction de la terre crée un environnement propice à l’amendement, au tikoun de l’homme et le met dans des conditions qui exigeront la privation, l’effort permanent, le labeur, voire la souffrance. Consommer le le’hem (« pain ») dont parle le verset, c’est lutter (l’hm est aussi la racine de mil’hama, « la guerre »). Le rabbin S.R. Hirsch dans son commentaire sur ce passage (Genèse 3 ,19) dit : « Si l’homme pouvait être libre de ne se préoccuper que de son esprit, sans avoir à se battre pour le pain quotidien, il n’aurait pas à se battre avec son prochain, et la notion d’acquisition aurait moins d’impact sur sa vie (…) La malédiction de la terre visant au tikoun de l’homme est un premier exemple prouvant que le rendement de nos champs ne dépend pas uniquement de l’ensoleillement, de la pluie et des techniques agricoles, il est également fonction de la fidélité de l’homme aux injonctions divines. » Or celles-ci ont été résumées en deux mots, à l’heure où Hachem plaça l’homme dans le Jardin : « travailler » et « garder ».
L’effort serait-il agréable et aurait-il du goût ?
“Hachem-Elokim prit l’homme et le fit se poser (on voudrait l’épeler “se pauser”) (en lâchant prise) dans le jardin d’Eden pour le travailler et le garder.”
Rachi commente ainsi l’amorce de ce verset : “Il le « prit » avec des paroles de douceur, pour le persuader d’entrer dans le Jardin (Beréchith rabba 16, 8)”.
On trouve également dans le Midrash (Avot de Rabbi Nathan, version 2, 8) le commentaire suivant : « Rabbi Meïr dit qu’il est essentiel d’avoir une occupation professionnelle, car quiconque ne travaille pas durant la semaine finira par travailler le chabbat. D’où émerge cette conclusion ? Imaginez quelqu’un qui se serait laissé aller à la fainéantise le dimanche, se retrouvant sans rien à manger le lundi, il s’est mis à voler, s’est fait prendre et livrer aux autorités qui l’ont contraint à faire ce qui est interdit le chabbat. Qu’est-ce qui l’a mené à faire une melakha interdite le chabbat si ce n’est le fait de n’avoir pas œuvré durant la semaine ? Rabbi Yehouda dit : travailler est essentiel, et c’est bien le désœuvrement qui conduit l’homme à la mort. »
Le travail est donc valorisé et c’est lui qui donne son goût aux choses.
Ces textes et commentaires insistent donc largement sur l’importance du travail et de l’effort. Mais comment s’exprime l’idée de goût associé à l’effort et que recouvre-t-elle ?
Au tout début de la prière du matin, nous formulons le vœu qu’Hachem rende les paroles de Tora savoureuses (vehaarev - והערב) dans notre bouche et dans la bouche du peuple d’Israël. Ce que nous avons traduit par « savoureuses » pourrait avoir des synonymes, à commencer par taïm (טעים) de la racine taam (le goût) - mais les auteurs de ce paragraphe de la prière ont porté leur choix sur cet adjectif-là, que nous trouvons par exemple dans le Cantique des Cantiques (2, 14), pour décrire la voix suave de la bien-aimée. Or, dans la Tora, et par osmose dans les textes de la Tora orale et dans ceux de nos prières, il n’y a pas de synonymes visant uniquement l’esthétique littéraire. Le choix de la racine arèv est délibéré et il évoque simultanément l’idée de mélange/intégration et celle de volonté de se porter garant, de prendre ses responsabilités. En étudiant, j’espère, au moins durant un temps, effacer mes certitudes et, à l’image d’un fondu-enchaîné, entendre les voix plurielles, voire contradictoires du texte. Erev, comme dans arvit (la prière du soir), c’est le fondu-enchaîné du jour qui s’avance vers la nuit. Ce n’est pas encore le noir évident de la nuit. Quant à arev, cela évoque ce que Yehouda (Juda) dit à son père Jacob, lorsqu’il veut emmener son frère Benjamin chez le vice-roi d’Égypte : anokhi eervénou (אנכי אערבנו), « Je m’en porte garant dès à présent et pour toujours ». Ainsi, cette prière matinale dirait : « Permets-moi de m’impliquer dans l’étude, de m’engager avec courage dans cette association, pour ne pas répéter des formules dénuées de sens, pour transformer en actes ce que mes pensées vont découvrir, me confronter avec les messages déchiffrés et les faire vivre. » C’est cela qui est « savoureux », ce qui s’accompagne de la pluralité de sens et de l’engagement.
Offrandes et volonté
Affinons cette conception juive du goût à partir de la question des sacrifices.
Le prophète Jérémie (6,20) dit au peuple :
עֹלוֹתֵיכֶם לֹא לְרָצוֹן וְזִבְחֵיכֶם לֹא עָרְבוּ לִי
« Vos offrandes de ola, entièrement consumées par le feu, ne sont pas conformes à ma volonté, ne me sont pas agréables, et vos offrandes partiellement consumées et partiellement consommées (zeva’him) n’ont pas la saveur qui me sied. »
On voit ici que le prophète mentionne deux sortes d’offrandes, dont l’absence de « goût » mentionnée ne peut pas être de même nature.
La première, la ola, est apportée pour tenter de se faire pardonner d’avoir manqué d’accomplir une mitsva, ou pour avoir fomenté une transgression – mais pas pour avoir transgressé. Pour se faire pardonner, il y a, lorsque le Temple existe, une obligation d’apporter un korban (offrande). Pourtant, même obligatoire, cette dernière doit être le miroir de la liberté de choix de celui qui offre. La racine de korban (KRV) exprime en effet la proximité et la volonté de se rapprocher, après s’être éloigné par la tentation de transgresser. Jérémie nous transmet l’idée suivante : l’acte d’apporter l’offrande de ses contemporains n’est pas doublé de ratzon, de la volonté sincère de rapprochement et par conséquent ne pourra être ni agréé ni agréable. La racine ratzo se conjugue dans la réciprocité : lirtzot c’est « vouloir » et lératzot c’est « apaiser, obtenir l’agrément, créer l’agréable ». D’ailleurs, l’expression לֹא לְרָצוֹן contient à la fois l’absence de volonté du donneur et l’absence d’agrément du bénéficiaire.
Sans attendre Jérémie, dès sa première mention dans le Lévitique (1,3), la règle du jeu était précisée et l’ambiguïté délibérée au sujet du רָצוֹן était présentée de façon similaire (voir le verset et le commentaire de Rachi). Voilà pour la première partie de la proposition : עֹלוֹתֵיכֶם לֹא לְרָצוֹן à propos d’une offrande imposée (‘hova).
Dans la seconde partie de la phrase de Jérémie, וְזִבְחֵיכֶם לֹא עָרְבוּ לִי, nous ne parlons plus de ola obligatoire, mais de זבחי שלמים (ziv’heï shelamim) une offrande facultative, manifestation généreuse de l’offrant. À la différence de la ola qui est entièrement consumée par le feu de l’autel, la consommation des zeva’him se partage entre l’autel, les cohanim (prêtres) et l’offrant : et nous retrouvons le fondu-enchaîné exprimant la saveur agréable et le goût de la démarche réciproque évoquée plus haut. Plus élaborée que le simple agrément (leratzot), c’est la racine arèv qui est ici employée pour évoquer l’effet plaisant qui suppose l’effort de l’engagement. Cette implication favorise quelque chose qui pourrait s’approcher un instant du fusionnel. Comme le jour et la nuit à leur rencontre vespérale. On s’éloigne de l’indifférence, les ziv’hé shélamim invitent à l’effort du perfectionnement (shalem).
Revenons sur la polysémie de la racine ratzo : « désirer » ou « être agréé », selon la structure verbale employée. Dans son livre Aley Shour, le Rav Wolbe (p. 257 du 1er tome, édition hébraïque) s’intéresse à l’une des expressions du vidouy (aveux des fautes) de Yom Kippour où nous demandons pardon pour avoir fait « courir nos pieds pour faire du mal », comme si nos jambes se mettaient à courir de leur propre initiative. Or, dit-il, le mot ratzon est justement en hébreu de la même racine que routz « courir ».
Pour mieux comprendre la portée de cette remarque, souvenons-nous de la description d’Abraham le troisième jour après sa mila (circoncision) : des individus se présentent et tout le paragraphe (Genèse 18, 1-8) nous décrit le patriarche dans la course, la hâte et la précipitation. D’où sait-il le goût que doit avoir l’effort ? Le midrash (Béréchit rabba 61) en propose une hypothèse étonnante :
“(…) et médite cette Tora jour et nuit (Psaumes 1, 2)”
Rabbi Shimon dit : [Abraham] n’avait pas de père en mesure de la lui apprendre, ni de maître, alors d’où apprenait-il la Tora ? De manière opportune, Hachem rendit ses deux reins disponibles comme deux maîtres qui lui distillaient Tora et Sagesse. C’est ce qu’exprime le verset (Psaumes 16,7) : Je bénis Hachem, qui a été mon conseiller : même de nuit, mes reins m’enseignent l’éthique.”
Citant les Psaumes, le Midrash affirme que celui qui y médite la Tora n’est autre qu’Abraham. Observant le ciel, il avait découvert le Créateur de l’Univers. Ici, il étend sa compréhension à son propre corps, à commencer par le cœur qui bat le rythme de sa vie, l’éclairant sur la bonté du Créateur qui la lui accorde. Mais le verset des Psaumes cité par le Midrash mentionne également les reins qui, mis à part leur fonction d’épuration et d’équilibre du milieu intérieur, produisent des hormones qui régulent la tension artérielle. Tout comme les midrashim classiques dans lesquels nous lisons la découverte du monothéisme par Abraham observant les corps célestes, le Midrash cité parle des reins comme la clé de compréhension de la morale qui régit les mitsvot et que Moïse transmettra ultérieurement. Sondant ses reins, Abraham pourrait apprendre que quiconque heurte son prochain en sera lésé lui-même, ce que la Tora reçue au Sinaï résumera par la mitsva de l’amour du prochain. C’est le sens que donne le Midrash ci-dessus au verset (16, 7) des Psaumes qui conclut le paragraphe.
Ce que le Midrash nous présente comme étant découvert par la sensibilité d’Abraham à travers l’observation de son corps, Moïse l’enseignera plus tard par l’intellect. Le goût de l’effort est dans l’ADN même des mitsvot de la Tora, et l’interprétation proposée par le Midrash nous en donne la version pré-sinaïtique à propos de la démarche d’Abraham.
Les mitsvot de la Tora se dotent d’outils nombreux et variés pour susciter le goût de l’effort : l’attention portée aux préparatifs et leurs étapes, la nécessité d’embellir la mitsva, ne pas se contenter de la matière brute, lui donner du sens, lui donner du temps, l’entourer de barrières et y accéder par étapes, l’orner de générosité. Le paragraphe de la prière du matin cité plus haut est suivi de deux courts extraits de Michna et de Guemara, dans lesquels sont évoquées les injonctions de la Tora qui nous sont données “sans en indiquer la mesure précise” (eyn lahem shiour) : la mitsva est un ordre imposé. Mais l’investissement pour en construire la saveur est entre nos mains.
[1] Tamar Schwartz est psychosociologue de formation. Elle enseigne le Tanakh (Bible), la langue et la littérature hébraïque. Elle est également codirectrice de l’Institut Moshe Ahrend.
Publié le 05/04/2022