Voici un verset dont la traduction en français prive de bien des subtilités : « Voici la loi relative à un homme qui mourrait dans une tente : tout ce qui entre dans la tente et tout ce qui est dans la tente sera impur pendant sept jours » (Nombres 19, 14). Mais les premiers mots Zot ha-Tora (זאת התורה) peuvent se lire en regard du début de la paracha où se situe ce verset, dont l’un des sujets centraux est la « vache rousse » : Zot ‘Houkat ha-Tora (זאת חקת התורה), Ceci est le décret de la Tora. Reprenons notre verset, relatif aux lois de pureté et d’impureté, et qui se lit littéralement « Celle-ci est la loi : un homme lorsqu’il mourra dans une tente. » Ce même verset peut également se lire ainsi : « C’est cela la Tora : un homme qui meurt dans une tente » !
Cette dernière lecture aggadique est rapportée dans le Talmud[3] au nom de Rech Lakich : « D’où savons-nous que les paroles de la Tora ne se maintiennent que chez celui qui se tue pour elle ? Parce qu’il est dit : “Telle est la Tora d’un homme qui meurt dans une tente.” »[4] Cette lecture osée ne force pas le texte, elle n’oblige pas à remplacer un mot par un autre. Il est particulièrement intéressant de noter que les commentateurs classiques de la Tora ne rapportent pas cet enseignement talmudique pourtant connu… à la différence du Netsiv. Comme souvent, il propose que le verset puisse s’écrire d’une manière différente : non pas זאת התורה אדם כי ימות באהל mais plutôt אדם מת כי יהיה באהל autrement dit « un homme mort qui sera dans la tente ». Cela est d’une grande logique : si la Tora est écrite de cette façon, cela vient aussi nous faire entendre… que l’on peut vraiment lire le verset comme le fait Rech Lakich !
Nous l’avons indiqué, ce texte est purement aggadique et possède a priori uniquement une valeur d’édification morale[5]. Notons au passage que, au niveau des versets de la Tora, ce texte évoque aussi le personnage de Yaacov (Jacob) car, au moment qui précède le rêve de l’échelle, il est écrit : « Il se coucha à cet endroit » (Genèse 28, 11) et Rachi explique sur place : « Il dormit à cet endroit-là mais les quatorze années qu’il avait passées à la yeshiva de Ever, il ne se couchait pas la nuit car il était occupé constamment à étudier la Tora. » Cette assiduité (hatmada) de Yaacov est une caractéristique abondamment commentée et qui va d’ailleurs bien au-delà de la simple édification morale.
Mais pourtant nous trouvons dans le Choul’han Aroukh Yoré Déa au chapitre 246 la halakha (loi) suivante : « Les paroles de la Tora ne se maintiennent pas chez celui qui est relâché [dans l’étude] ni chez celui qui étudie dans le confort, ni chez celui qui étudie dans l’abondance de nourriture et de boisson, mais uniquement chez celui qui se tue pour elle et inflige toujours à son corps des privations… »[6] Loin d’être relégués à une dimension d’édification morale, les propos de Rech Lakich sont bel et bien repris dans la halakha. Quant au Netsiv, s’il rapporte ce dire de Rech Lakich, c’est sans aucun doute pour montrer, à ses yeux, l’importance de l’étude de la Tora.
Dans le Ha’amek Davar, on remarque que l’étude de la Tora est souvent présentée dans le cadre d’une métaphore guerrière. « Et de Zevouloun il a dit : “Réjouis-toi Zevouloun, dans tes sorties, et Yissakhar dans tes tentes !” » (Deut. 33, 18). Dans les sorties en guerre d’Israël, commente le Netsiv, il y a des personnes qui se consacrent à l’étude et à la prière toute la journée et qui sortent avec les combattants dans les tentes des champs. Autrement dit, ceux qui se battent pour leur parnassa (réussite matérielle) - les guerriers représentés par Zevouloun - doivent être accompagnés par les guerriers de Yissakhar et en même temps les soutenir. Dans un autre registre, un texte talmudique (Meguila p. 3a) évoque la rencontre, en pleine nuit, entre Yehochoua (Josué) - qui s’apprête à conquérir la ville de ‘Aï - et un ange qui lui dit ceci : « Cette après-midi tu as négligé d’apporter le Korban Tamid [le sacrifice quotidien], et maintenant, tu as négligé l’étude de la Tora » et « Yehochoua passa la nuit à l’intérieur de la vallée (בתוך העמק) » (Josué 8, 9-13). Cela signifie, conclut la Guémara, que Yehochoua a passé la nuit « dans les profondeurs de la halakha » (מלמד שלן בעומקה של הלכה)[7]. Et le Netsiv de noter dans son commentaire du Talmud « combien est indispensable l’étude de la halakha dans la guerre d’Israël »[8] et que, pour cette raison, Yehochoua a dû se résoudre à « affûter son épée » afin d’augmenter le mérite d’Israël.
« Le labeur dans la Tora (עמל התורה), écrit le rav Chlomo Yossef Zevin, demeure la valeur centrale dans la conception du monde du Netsiv. »[9] Dans sa hiérarchie des mitsvot, l’étude de la Tora occupe une place suprême. Elle se situe au-dessus de la prière et des actes de bienfaisance, qui sont les deux autres piliers du monde (comme l’enseignent les Pirkei Avot). On peut le comprendre grâce à un autre commentaire du Netsiv qui explique le symbole de la porte des maisons juives - marquée par le sang du korban Pessa’h [le sacrifice pascal] - au moment de la sortie d’Égypte[10]. Les deux montants de la porte (מזוזות) représentent la prière et les actes de bienfaisance tandis que le linteau (משקוף) correspond à l’étude de la Tora. Cette dernière est bien la plus élevée mais elle nécessite le soutien des deux montants pour ne pas tomber. Si on enlève le linteau, la probabilité que les deux montants restent en place à long terme est aussi compromise.
[1] Ancien E.I., et traducteur, entre autres, des textes du rav David Fohrman, Aurèle Medioni s'intéresse aux textes de la paracha depuis de nombreuses années. Il a quitté l'Ouest parisien pour s'établir à Jérusalem avec sa famille. Son site de photographe : http://jerusalem-photographer.com, NDLR.
[2] Le Netsiv (1817-1893) dirigea pendant de nombreuses années la yeshiva de Volozhyn, « la mère des yeshivot » de Lituanie. Il est l’auteur d’un commentaire majeur de la Tora : Ha’amek davar (« l’approfondissement de la parole »).
[3] On la retrouve dans plusieurs passages du Talmud : dans Berakhot p. 63b, dans Chabbat p. 83b ainsi que dans Gittin p. 57b.
[4] Je reprends la traduction du Talmud proposée par l’édition française Artscroll/Edmond J. Safra.
[5] Ce texte est aussi repris par les grands maîtres du Moussar. Voir en particulier le paragraphe Limoud ha-Torah dans le 3e tome du Mikhtav Mé-Eliyahou de Rav Dessler.
[6] On la retrouve déjà mot pour mot dans le Michné Torah du Rambam (Hilkhot Talmud Tora, Chapitre 3, halakha 12).
[7] Le mot ‘Emek (עמק), qui signifie vallée, renvoie ici à la notion de profondeur.
[8] Voir Méromei Sadé sur Meguila 3a. Sur un autre exemple de métaphore guerrière, voir Ha’amek Davar sur Ex. 13, 2.
[9] C. Y. Zevin, Ichim vé-Chitot (en hébreu), Sifriat Beit El.
[10] Ha’amek Davar sur Exode 12, 22.
Publié le 29/03/2022